Recensé : Morten Jerven, Poor numbers. How we are misled by African development statistics and what to do about it, Ithaca and London, Cornell University Press, 2013, 187 p.
Publié en début de l’année 2013, ce livre dont le titre peut être traduit en français par « Pauvre chiffres, comment nous sommes trompés par les statistiques sur le développement en Afrique et que faire avec » est écrit par un universitaire en histoire économique d’origine norvégienne ayant étudié à Londres (London School of Economics). Comme son titre provocateur l’indique, cet ouvrage questionne la fiabilité des statistiques africaines. Toutefois, l’essentiel de son propos porte quasi exclusivement sur le Produit Intérieur Brut (PIB), et la croissance économique des pays africains. L’auteur souhaite révéler deux faits saillants de la production de statistiques macroéconomiques en Afrique :
Pauvreté de moyens des instituts nationaux de la statistique (INS). Les pays africains étant pauvres, les INS ont souvent peu de moyens humains et financiers pour produire correctement les statistiques nationales. Les incohérences parfois constatées dans les séries statistiques de PIB proviennent alors de l’ancienneté des dispositifs statistiques mis en place pour estimer les comptes nationaux (CN) et/ou de la faiblesse des dispositifs et enquêtes mis en œuvre pour calculer les différentes composantes du PIB.
Dépendance de la production statistique au politique. Cela a été le cas durant la période coloniale mais aussi après les indépendances, et cela perdure actuellement. Une des conséquences est alors le fait que certains épisodes observés de croissance (ou de décroissance) économique ne seraient, en fait, qu’un artefact statistique induit par des changements d’orientations politiques nationales voire internationales.
Le problème des statistiques africaines est alors à la fois un problème de connaissance des économies africaines et une question politique.
L’argumentaire
L’ouvrage est structuré autour de quatre chapitres. Le premier pose le problème. Il décrit sommairement le concept de comptabilité nationale et la manière dont l’estimation des comptes nationaux est effectuée dans la plupart des pays africains. Puis, la fiabilité des données de CN est mise à mal, à travers une discussion sur les classements relatifs des PIB par tête des pays africains selon les trois sources internationale les plus communément utilisées par les universitaires qui s’interrogent sur la croissance en Afrique : la base dite Maddison qui produit des séries sur longue période de PIB, la base de la Banque mondiale des indicateurs de développement dans le monde qui fournit un large spectre d’indicateurs de niveaux de vie en monnaies locales et en dollars, et enfin les Penn World tables qui estime des séries de PIB corrigées des écarts de pouvoir d’achat entre pays. L’auteur montre que, selon la base mobilisée, des pays comme l’Angola, la République Centre Africaine, le Congo-Brazzaville, le Nigeria ou la Zambie peuvent gagner ou perdre 10 places dans le classement.
Le chapitre suivant est une rapide histoire de la comptabilité nationale en Afrique. Ce chapitre permet à l’auteur de développer son argumentaire selon lequel la production statistique est contextuelle. Alors que les chiffres sont souvent présentés comme des faits, ils doivent être perçus comme une production sujette à des contraintes économiques et politiques. L’auteur montre que la production statistique durant la période coloniale ne répondait pas aux mêmes contraintes et motivations que durant les deux premières décennies des indépendances, et que la période des ajustements structurels, du fait des restrictions financières a fortement mis à mal la production de statistiques macroéconomiques.
Le troisième chapitre présente quelques exemples concrets de constructions de données et montre à la fois comment le politique a orienté la production statistique et comment une utilisation mal informée des séries statistiques peut induire une interprétation fausse des évolutions observées. Trois exemples sont mobilisés. Deux au Nigeria, le premier sur les incohérences entre les recensements des années 1960, 70 et 90 produisant des séries de croissance de la population ainsi que sa répartition entre le Nord et le Sud incohérentes et en partie responsable des problèmes politiques du Nigeria ; le second porte sur l’évolution de la production agricole durant les années 1980 en totale contradiction selon les sources, ce qui permet d’interpréter soit de manière optimiste soit pessimiste les effets des politiques de libéralisation agricole menées durant cette période. Enfin, le dernier exemple porte sur les estimations du PIB en Tanzanie. Une rupture de série est intervenue au milieu des années 80 du fait d’un changement dans le dispositif tanzanien de calcul des comptes nationaux. Ce changement rend normalement les séries non comparables. Cependant, les Penn World tables produisent une série continue de PIB, la rupture de croissance est alors interprétée comme un choc réel alors qu’il n’est qu’un artefact statistique. Ces exemples sont édifiants mais parfois trop au sens où ils relèvent d’une période déjà ancienne et de pays pas forcément représentatifs de l’Afrique contemporaine (pays anglophones aux histoires politiques bien marquées).
Le dernier chapitre décrit la situation des INS, leurs modes de financement, leurs niveaux d’indépendance vis-à-vis des sphères politiques ainsi que comment les changements de priorité de développement, c’est-à-dire les engagements des objectifs de développement du millénaire (ODM), modifient la production statistique actuelle en Afrique. L’auteur propose alors quelques solutions et réformes. Par exemple, il invite à une plus grande diffusion des métadonnées, c’est-à-dire des informations qui précisent les méthodologies de collecte des données, ce qui permettrait de rendre plus transparents les choix techniques opérés, et de mettre en garde sur la comparabilité des données. Il souhaite aussi que la production statistique soit moins dépendante des financements internationaux afin de limiter à la fois les effets de « modes » méthodologiques et techniciennes plus ou moins adaptées aux réalités des pays africains, mais aussi les ruptures de collectes de données du fait de la non continuité des financements externes. De même, il dénonce les faibles moyens humains des INS qui les ont obligés à réduire leurs activités de diffusion et leurs capacités d’analyse des statistiques produites. Enfin, il affirme que parfois les données chiffrées ont leurs limites et qu’une approche pluridisciplinaire mobilisant des connaissances anthropologiques peut permettre une connaissance plus juste des mécanismes de développement en Afrique.
La fabrique des données
Le mérite premier de cet ouvrage est que son auteur, historien économiste de formation et initialement utilisateur lambda de statistiques macroéconomiques, s’interroge sur la « fabrication » des données de comptabilité nationale. Cette pratique qui paraît aller de soi, est, comme plusieurs fois soulignée dans l’ouvrage, malheureusement peu répandue parmi les universitaires qui s’intéressent au développement en Afrique. Il ne souhaite pas jeter le bébé avec l’eau du bain en vertu du principe de réalité selon lequel les données chiffrées sont importantes et sont au centre des décisions de politiques d’aide internationale. Il souhaite donc qu’une information critique sur la production des chiffres soit plus largement diffusée. Il est à espérer que son ouvrage y contribuera. Il souhaite aussi, à juste titre, que les statisticiens eux-mêmes soient en mesure d’avoir un regard critique sur leurs propres productions, et d’analyser la portée des chiffres qu’ils produisent.
Cependant, plusieurs critiques peuvent être formulées à l’encontre de cet ouvrage. Même s’il y a plaisir à voir écrit noir sur blanc certains scepticismes auxquels l’économiste du développement est de manière récurrente confronté lorsqu’il compare différentes statistiques, ce n’est pas dans cet ouvrage que vous trouverez une discussion technique sur la pertinence de telle ou telle statistique ou concept de CN dans le contexte africain. Son auteur n’étant pas un statisticien, le livre ne propose pas de discussions techniques fouillées pour faire face aux problèmes soulevés tels que la manière d’intégrer les activités informelles dans les CN ou celle de correctement mesurer l’ensemble des productions agricoles tant familiales qu’industrielles. Par ailleurs, il est surprenant qu’il n’aborde pas des problèmes tout aussi importants pour l’estimation des PIB que les éléments traités dans l’ouvrage. Sans être exhaustive, je citerai les points suivants : l’estimation de l’inflation et des écarts de prix intra-pays, la question de l’estimation des parités de pouvoirs d’achat pour les comparaisons internationales, la distinction entre consommations intermédiaires et finales des entrepreneurs individuels, etc.
Les propos de l’auteur se focalisent exclusivement sur la production statistique en Afrique sans que quasiment aucun élément de comparaison avec d’autres continents soit avancé. Le seul endroit où il fait référence à d’autres pays est page 20 mais, pour affirmer, d’un revers rapide, que les écarts de PIB par tête selon les différentes sources disponibles sont nettement moins importants entre pays d’Amérique Latine qu’entre pays africains. L’auteur semble tout à fait ignorer les débats sur les niveaux de vie dans les pays d’Europe de l’Est suite à la chute du mur de Berlin, ou les questionnements plus récents sur l’estimation de la croissance économique et les inégalités en Chine et Inde. Il ne fait de même aucunement mention des problèmes de données manquantes concernant les revenus des professions qualifiées libérales auxquels les pays développés, comme les États-Unis, sont confrontés. Ce parti pris stricto sensu africaniste dessert la portée de l’ouvrage en faisant croire que les problèmes abordés sont exclusivement africains. Certains sont prépondérants en Afrique, comme la dépendance de la production statistique à l’aide financière internationale, mais ils ne sont pas tous propres à ce continent.
Dans la lignée de la critique précédente, il me semble que le fait de dire que la production statistique procède du politique n’est ni nouveau ni spécifiquement africain ! S’il doit y avoir une spécificité africaine, elle est, me semble-t-il, plus dans la faible demande sociale en matière de vérité statistique et, dans l’absence de réelle politique nationale statistique, la plupart des États africains acquiesçant aux inflexions de productions statistiques préconisées par les organismes internationaux tels que le FMI ou la Banque mondiale. L’auteur ne nie pas ces éléments mais il ne les met pas suffisamment en avant. Il est étonnant que l’auteur semble presque ignorer que certains problèmes qu’il soulève sont inhérents au développement même des pays et donc pas forcément dépendants de contingences financières ou politiques. Pour prendre un exemple largement cité dans l’ouvrage et dont la presse anglophone a fait écho, l’augmentation du PIB ghanéen de 60% suite au changement d’année de base des CN exprime, certes partiellement, le fait que les Ghanéens utilisent dorénavant les nouvelles technologies de communication mal prises en compte dans les comptes passés. Ce saut informe peut-être sur la déficience de l’appareil statistique ghanéen mais surtout (?) sur les changements structurels de l’économie ghanéenne.
Je finirai sur des désaccords d’appréciation. Certes les programmes d’ajustement structurel ont réduit les moyens financiers des Etats africains, ont donc affaibli leurs appareils statistiques et probablement sont à l’origine d’une baisse de qualité des statistiques macroéconomiques. Mais cette période correspond aussi à la prise de conscience de la nécessité d’une analyse des fondements microéconomiques du développement. Dans un grand nombre de pays africains, des enquêtes microéconomiques intégrées sur les niveaux de vie auprès des ménages ont été menées ; elles tentaient pour la première fois de mettre en place un dispositif de suivi de la pauvreté dans ces multiples dimensions. Ces enquêtes, dites enquêtes LSMS, et par la suite, les enquêtes sur l’emploi et le secteur informel du type les enquêtes 1-2-3 ou les enquêtes démographiques et de santé (EDS) [1] ont permis d’approfondir les connaissances sur un grand nombre de thèmes (pauvreté, emploi, éducation, santé, fertilité, etc.). Par contre, l’auteur aurait pu dénoncer le fait que le calendrier de production des statistiques imposé par le suivi des ODM a obligé à une multiplication des enquêtes sur la pauvreté. Elles ont alors perdu en qualité et cohérence. Il est même parfois difficile d’en tirer un diagnostic robuste sur l’évolution de la pauvreté. Cette question est tout aussi importante que celle des statistiques de CN et de croissance. Toutefois, et à l’inverse de ce qu’affirme l’auteur, les connaissances sur le niveau de développement des pays africains ont largement progressé. La multiplication des enquêtes microéconomiques et la confrontation des enseignements tirés de ces enquêtes avec les données macroéconomiques permettent de construire un corpus de connaissance très riche sur le bien-être des populations africaines. Même si parfois ce travail de production et d’analyse statistique est fastidieux et coûteux en temps, il constitue un des fondements essentiels de la richesse du travail d’un économiste du développement contemporain.