Les économistes furent parmi les premiers à réagir à l’œuvre de John Rawls. Leurs objections conduisirent le philosophe de la justice à reconsidérer son ambition : proposer une théorie qui fasse concurrence à l’utilitarisme.
Les économistes furent parmi les premiers à réagir à l’œuvre de John Rawls. Leurs objections conduisirent le philosophe de la justice à reconsidérer son ambition : proposer une théorie qui fasse concurrence à l’utilitarisme.
Il est possible aujourd’hui, avec le recul, et les nombreuses recherches sur John Rawls, de retracer le parcours intellectuel de ce philosophe américain qui travailla toute sa vie à l’édification d’une théorie de la justice sociale qu’il appela, dès ses premiers travaux, à la fin des années 1950, « la justice comme équité ». Nous disposons, en plus des ouvrages et articles de l’auteur, de ses cours publiés de philosophie morale et de philosophie politique, de nombreuses archives que l’auteur avait lui-même « (des)ordonnées » à l’Université de Harvard où il assurait ses cours. Il s’agit notamment des correspondances, des informations autobiographiques mais aussi des annotations et index que l’auteur écrivait à la fin de chaque ouvrage.
Ces nombreuses traces, en plus du travail sur ses textes et de la littérature secondaire, permettent notamment de comprendre le lien qu’entretenait Rawls avec les économistes. D’une part, Rawls emprunta de nombreux concepts aux économistes, sans que cela soit toujours explicite, alors qu’au contraire les références aux philosophes abondent dans son œuvre. D’autre part, Rawls fit évoluer sa théorie au contact des économistes, notamment à la suite de la publication de son principal ouvrage, Théorie de la justice [1971]. Cet ouvrage de philosophie (morale) fut très loin de laisser indifférents les sociologues ou les politiques. Quant aux économistes, ils furent parmi les premiers commentateurs de Rawls, notamment certains Prix Nobel. Leurs réactions vives eurent pour conséquence d’influencer et d’orienter la lecture de Rawls. Ce dernier fut en réponse obligé de préciser ses idées, parfois de les modifier… et même de renoncer à son ambition initiale : construire une théorie systématique qui fasse concurrence à l’utilitarisme. Obligé, aussi, de justifier à plusieurs reprises ce qui paraissait probablement une évidence à ses yeux mais pas à ceux de certains économistes : qu’une société juste se doit d’améliorer en priorité la situation de ses membres les plus défavorisés. C’est par ces deux perspectives que nous traiterons le débat entre Rawls et les économistes, afin de comprendre à la fois, le travail de l’auteur sur l’ensemble de son œuvre – comment sa théorie se transforme au contact des économistes – mais également, la difficulté à défendre des positions plus radicales en matière d’inégalités.
Les raisons qui poussent Rawls à écrire Théorie de la justice puisent dans son scepticisme face à l’utilitarisme. La tâche est cependant rude. D’une part, il n’y a pas un mais des utilitarismes ; les trois volumes écrits par Catherine Audard témoignent de la complexité et de la richesse de ce courant de pensées. D’autre part, cette théorie occupe, depuis Jeremy Bentham au XVIIIe siècle, une place prépondérante dans les débats sur la justice sociale, place que reconnait Rawls lui-même : « Il y a, effectivement une façon de se représenter la société qui mène naturellement à l’idée que l’utilitarisme est la conception la plus rationnelle de la justice » (Rawls, [1971], 1987 p. 49).
Malgré les divergences théoriques, le mérite de l’utilitarisme est de proposer une définition globale de la justice à travers un principe unique, le principe d’utilité : « le plus grand bonheur du plus grand nombre », à défaut de pouvoir réaliser « le plus grand bonheur de tous ». Ce principe justifie la justice sociale sur la base de considérations rationnelles : la recherche par chacun de nous de la satisfaction de ses propres intérêts, « chacun comptant pour un » pour reprendre John Stuart Mill ; seule maxime, selon Henry Sidgwick (principal utilitariste que critique Rawls), ne nécessitant pas de justification.
L’utilitarisme infuse la philosophie morale britannique, mais il anime aussi les théories économiques de la justice sociale – théories du bien-être ou « welfarisme » ─ qui ont dominé pendant la majeure partie du XXe siècle. Le critère utilitariste en économie du bien-être sert de guide pour le décideur public : l’action qui sera choisie est celle qui maximise le niveau d’utilité (qu’on appelle alors le « bien-être ») totale de la société, calculé à partir des conséquences de l’action sur l’utilité (bien-être) de chaque membre qui la compose. Les économistes construisent ainsi une « fonction de bien-être social » associée à chaque action ou état socio-économique.
S’attaquer à l’utilitarisme suppose donc à la fois d’être philosophe et économiste. Pour Rawls d’ailleurs, la grandeur de l’utilitarisme s’explique par le fait que tous les grands utilitaristes d’avant 1900 sont des philosophes et des économistes, ce qui a permis d’enrichir les deux disciplines, notamment dans leur traitement des questions de justice sociale (Rawls, 2007, p. 162).
Cependant, selon Rawls, la théorie utilitariste ne fait aucune distinction entre les personnes, elle ne s’intéresse pas au plus petit nombre, ni à la manière dont se répartit le « maximum de bien-être » entre les individus. Ainsi en théorie, l’utilitarisme peut justifier l’esclavage si cela maximise le bonheur du plus grand nombre et peut demander, par exemple, aux plus défavorisés de la société, à ceux qui subissent déjà l’arbitraire de la naissance, de se sacrifier pour les autres, même si ces derniers sont dans une meilleure situation.
Or Rawls, bien qu’issu d’une famille plutôt privilégiée, est dès son plus jeune âge, sensibilisé aux problèmes des inégalités, des discriminations raciales et sociales dans son pays, les États-Unis : « Des hommes nés dans des positions sociales différentes ont des perspectives de vie différentes, déterminées en partie par le système politique et les circonstances économiques et sociales » (Rawls, [1971], 1987 p. 33). Ceci deviendra le point de départ de sa théorie : l’arbitraire de la naissance, les contingences naturelles et sociales que l’on ne mérite pas et qui, pourtant, affectent toute notre vie. Son engagement dans l’armée américaine dans le Pacifique eut également une influence sur ses idées en le dissuadant de poursuivre une vocation religieuse comme il avait l’intention de le faire avant sa mobilisation. On apprend, en effet, dans son autobiographie, Just Jack, que le train où se trouvait le régiment de Rawls est passé par la ville d’Hiroshima récemment dévastée par la bombe atomique. Un pasteur américain qui accompagnait son régiment tint ce discours sur la Providence divine qui déconcerta Rawls : « Dieu vise les Japonais avec nos balles et nous protège des leurs ». Rawls ouvre les yeux sur une histoire oppressive de la religion chrétienne, l’intolérance vis-à-vis des autres religions.
De retour aux États-Unis, Rawls étudie la philosophie, un choix qu’il justifie (en plaisantant) par sa médiocrité dans d’autres disciplines. Cependant, très vite, il réussira à faire de la philosophie le lieu d’opposition à la théorie utilitariste dominante.
Rawls s’inscrit dans le prolongement des théories traditionnelles du contrat social, de Locke à Kant en passant par Rousseau. Il renoue avec l’idée du contrat social que les utilitaristes, entre autres, pour la décrédibiliser, avaient qualifiée « de fiction ». Mais, à la différence des théories classiques, le contrat rawlsien ne vise pas à désigner une autorité politique légitime, mais à identifier des principes de justice sociale. Chez Rawls, les individus placés dans une « position originelle » – correspondant à l’état de nature des doctrines du contrat social – sont appelés à choisir unanimement des principes de justice sociale. Ces principes déterminent la manière dont doivent se répartir les droits et les devoirs entre les membres de la société.
Les principes de justice doivent ainsi selon Rawls faire l’objet d’un accord originel : ils doivent être choisis par des personnes rationnelles, dont les intérêts peuvent être divergents, des personnes libres et autonomes, placées dans une situation initiale d’égalité, la « position originelle ». C’est là une rupture importante avec la théorie utilitariste où les principes de justices sont choisis et appliqués par un spectateur impartial ou un décideur public bienveillant s’assurant de la maximisation de la somme des utilités individuelles. Pour valider les principes de justice et éviter les conflits d’intérêts, Rawls ajoute une pièce maîtresse à sa construction, un « voile d’ignorance » censé assurer l’impartialité du processus de décision : les individus ayant à choisir les principes de justice qui doivent gouverner leur société ne connaissent pas leur place dans la société (s’ils sont riches ou pauvres), leur couleur de peau, leur sexe, leur niveau d’intelligence etc. Comme dans la théorie kantienne à laquelle Rawls fait souvent référence, les législateurs doivent être des agents idéaux, disposés à écouter la voix d’autrui, c’est-à-dire à coopérer mais sur la base de la priorité du juste sur le bien ou de la loi morale sur l’intérêt particulier. Cette priorité signifie que la raison des êtres humains (leur sens de la justice) prime sur leur rationalité – au moment du choix des principes collectifs – mais, surtout, elle considère que les êtres humains sont des fins en soi et non des moyens. C’est encore une fois une rupture majeure avec l’utilitarisme.
Trois principes de justice se dégagent, classés par ordre lexical. Le premier principe est un principe d’égalité politique : l’égale liberté pour tous et cela le plus largement possible (liberté d’expression et de réunion, liberté de pensée et de conscience, droit de vote et d’éligibilité, etc.) ; la priorité de ce principe implique qu’il n’est pas possible de négocier plus d’avantages économiques (y compris pour le plus grand nombre) en réduisant la liberté de quelques-uns, en les considérant comme des moyens, voire en les transformant en esclaves. Le deuxième principe est un principe d’égalité des chances, ou d’opportunités d’accès à des positions ou fonctions sociales et aux privilèges qui s’en rattachent ; une égalité des perspectives de vie, dans tous les secteurs de la société, pour tous les individus quelle que soit leur origine sociale. Ce principe précède et se conjugue avec le principe dit « de différence » qui stipule que les inégalités économiques et sociales sont justes si elles bénéficient aux individus les plus défavorisés de la société, qu’elles maximisent leurs attentes exprimées en termes de biens sociaux premiers [voir encadré]. Ainsi, Rawls juge la situation des plus défavorisés en termes d’attente, car selon lui, dans le système capitaliste, à talents et capacités égales, le fils de l’homme qui appartient à la classe des entrepreneurs a de meilleures perspectives de vie, que le fils de l’ouvrier non qualifié puisqu’il dispose des ressources lui permettant de réaliser ses projets de vie (rationnels). C’est donc au niveau de ces ressources qu’il faut agir.
Rawls propose d’évaluer la situation des individus en fonction d’un indice de biens premiers détenus par les individus. Les biens premiers sont définis, dans Théorie de la justice, comme les biens que tout homme rationnel est supposé désirer – quels que soient ses autres désirs – afin de réaliser son projet de vie rationnel. Rawls fait la distinction entre « les biens naturels », tels que la santé ou les talents et les « biens premiers sociaux » qu’il répartit en trois catégories correspondant aux trois principes de justice : les libertés de base, les chances d’accès aux positions sociales et les avantages socio-économiques liés à ces positions, en l’occurrence les revenus, la richesse, les pouvoirs et les prérogatives ainsi que les bases sociales du respect de soi. Par conséquent, la classe des plus défavorisés de la société est celle qui est le moins bien lotie vis-à-vis de ces biens et qui est donc le moins en mesure de réaliser ses projets. Les biens premiers servent de base aux comparaisons interpersonnelles et évitent le problème des comparaisons cardinales de la théorie utilitariste qui suppose de pouvoir comparer le niveau de bien-être des individus. L’indice des biens premiers est indépendant du niveau de bien-être puisque ce dernier dépend des choix, des préférences et des désirs des individus au sens large, ce qui relève de sa responsabilité individuelle, d’une évaluation subjective (du niveau de bien-être retiré d’une action ou des ressources disponibles). Pour autant, les économistes vont être nombreux à réagir sur la possibilité ou plutôt l’impossibilité de construire un tel indice.
Rawls rédige Théorie de la justice en 1971 pour ses étudiants, il y rassemble de nombreuses idées de plusieurs de ses articles antérieurs. Cependant l’ouvrage s’avère non seulement imposant mais difficile à lire, multipliant les concepts venus de diverses disciplines et auteurs. Ces difficultés expliquent, en partie, les multiples interprétations parfois même contradictoires, de l’ouvrage. Pour autant, Théorie de la justice devient progressivement l’ouvrage de philosophie politique et morale le plus lu et commenté de la deuxième moitié du XXe siècle, à l’image peut-être de ce que fut la Théorie Générale de Keynes pour les économistes.
Traduit en 28 langues, le succès de Théorie de la justice est dû au fait que ce livre comble les lacunes des théories libérales en matière de justice sociale, ouvre des possibilités et renouvelle les pensées libertariennes, communautariennes, féministes, écologistes et marxistes. Comme le dira Robert Nozick dans État, Anarchie et Utopie (1974), « les philosophes de la politique doivent désormais ou bien travailler à l’intérieur de la théorie de Rawls, ou bien expliquer pourquoi ils ne le font pas » (Nozick, [1974], 1988 p. 228). L’ouvrage aura également des répercussions importantes en dehors des cercles universitaires [1].
En France, mais aussi ailleurs dans le monde, les économistes réagissent immédiatement à l’œuvre de Rawls. Cela n’est guère étonnant puisqu’il emprunte beaucoup de concepts aux économistes, sans que ces références soient aussi explicites que les renvois aux travaux de philosophes.
Rawls cherche, dès ses premiers travaux, à déterminer les modalités d’un processus de discussion qui aboutirait aux principes de la justice comme équité. Pour ce faire, il mobilise de nombreux concepts développés par les économistes. Le concept de position originelle présente ainsi des similitudes avec le « gouvernement par la discussion » de Franck Knight. Recourant un temps à l’idée de limitation de l’information des individus, qu’il trouve chez Buchanan et Tullock, il la remplace progressivement par le concept de « voile d’ignorance », tiré des travaux de Vickrey (1945) et d’Harsanyi (1953, 1955). Enfin, il emprunte au mathématicien Abraham Wald (1950) mais surtout à l’économiste William Fellner (1965), leur critère du « maximin » pour expliquer le choix des individus dans la position originelle. Le maximin requiert, en incertitude, de hiérarchiser les solutions possibles en fonction de leurs plus mauvais résultats et de choisir la solution dont le plus mauvais résultat est le meilleur : maximum minimorum. Adapté à la théorie de Rawls, ce principe conduit à choisir les situations qui améliorent (maximum) la position des plus désavantagés de la société (minimorum). Cet emprunt aux économistes conduit Rawls à dire que la théorie de la justice comme équité est une « partie, peut-être même la plus importante, de la théorie du choix rationnel » (Rawls, 1971, [1987], p.43]. Par là, il entend montrer que le choix de la conception de la justice comme équité est plus rationnel que celui du principe d’utilité (sous toutes ses formes), c’est-à-dire qu’il s’accorde avec la poursuite des intérêts de chacun. En outre, ce choix est plus juste car il considère le traitement des inégalités comme une priorité et non pas – comme la théorie utilitariste – un choix subordonné à un autre, celui du bonheur du plus grand nombre.
L’écriture de Théorie de la justice fait l’objet de plusieurs échanges à partir de manuscrits antérieurs à la version définitive de 1971. De nombreux économistes tels que Sen, Harsanyi ou Phelps font partie des contributeurs. C’est également ces derniers, auxquels il faut ajouter de nombreux autres économistes, qui seront progressivement les critiques les plus ardents de la version publiée de Théorie de la Justice, notamment l’usage qui en est fait des concepts empruntés aux économistes. En 1971, Kenneth Arrow ne fait que citer Rawls dans la conclusion d’un article. En 1973, il lui consacre deux articles, année où John Harsanyi, Edmund Phelps, Robert Solow (1973-1974) publient également des articles sur une œuvre déjà devenue incontournable.
Ces économistes (qui reçurent tous par la suite le Prix de Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, dit Prix Nobel d’économie) laissent de côté la discussion autour des deux premiers principes de justice – principe d’égale liberté et principe d’égalité des chances – pour se concentrer sur le principe de différence à travers le critère du maximin. Ce dernier est souvent interprété dans le cadre dominant du welfarisme – un maximin en utilités – c’est-à-dire comme le critère qui permet la maximisation du niveau de bien-être le plus bas et non pas, comme dans la théorie de Rawls en termes de biens premiers sociaux, de la quantité de ressources mises à disposition des plus démunis. Une des différences essentielles est qu’une répartition qui se fait en fonction du bien-être ressenti par l’individu ne fait pas de différence entre les plus défavorisés qui ont besoin de certaines ressources pour réaliser leur projet de vie dont ils sont individuellement responsables. Et les individus qui ont des goûts dispendieux ou difficiles à satisfaire qui doivent – pour reprendre l’image d’Amartya Sen – « se gorger de champagne et de caviar pour obtenir un niveau d’utilité [bien-être] normal, niveau que vous et moi atteignons avec un sandwich et une bière » (Sen, [1987], 1993, p. 207).
Cette interprétation welfariste du principe de différence a l’avantage d’orienter la discussion non pas sur le terrain de la justice mais sur le terrain du choix rationnel (du décideur public) entre le maximin et le principe d’utilité : est-il rationnel de vouloir améliorer la situation des plus défavorisés (maximin), ou de rechercher le plus grand bonheur du plus grand nombre (principe d’utilité) ?
Cette interrogation sera appliquée à différents domaines de l’économie. Par exemple, Phelps (1973) tente d’appliquer le critère du maximin aux modèles de Mirrlees (1971) et de Sheshinski (1972) en vue de trouver le taux d’imposition qui améliore la situation des plus défavorisés. Mais là encore, il interprète le maximin en termes d’utilité ou de bien-être des plus défavorisés. Quant à Atkinson (1973), il est certainement le premier à accorder un véritable crédit à la théorie de Rawls en démontrant que dans le cas du maximin, l’imposition des revenus optimale est beaucoup plus près de l’optimum global que le principe d’utilité car l’impôt sur le revenu est plus progressif et donc plus juste. Enfin, l’économiste Robert Solow adapte le maximin au cadre de la justice intergénérationnelle et avoue que, pour contrer l’utilitarisme, il est nécessaire d’être « plus Rawlsien que Rawls ». Cependant, il faut bien le noter, toutes ces tentatives d’application ne feront pas réagir Rawls – au-delà de notes de bas de page – qui s’avoue incapable de se prononcer sur ces sujets. Ainsi, pour comprendre que le dialogue s’engage tout de même entre Rawls et les économistes, il faut encore une fois se déplacer sur le terrain de l’opposition théorique entre l’utilitarisme et la justice comme équité. Opposition théorique, mais qui traduit des conceptions différentes d’une société juste.
Les économistes influents s’attachent à montrer que la théorie de Rawls ne fait pas mieux que la théorie utilitariste, que tout au plus, elle n’en est qu’un cas particulier, une histoire de pondération (sur les plus défavorisés de la société). De la même manière, Hicks ou Hansen avaient qualifié la théorie de Keynes de cas particulier de la théorie néoclassique dominante. Leur approche peut se résumer de la manière suivante : la théorie de Rawls, dans le meilleur des cas, fait aussi bien que la théorie utilitariste ; il est donc difficile d’affirmer que les individus – dans la position originelle sous voile d’ignorance – choisiraient les principes de la justice comme équité (Arrow 1973b, Sen 1993).
1974 est à cet égard une année charnière. D’un côté, les économistes amplifient leurs critiques sur la justice comme équité. De l’autre, Rawls se défend en apportant des précisions ou en procédant à des révisions tout en s’adressant aux économistes. Ce dialogue est d’abord organisé par une grande revue qui depuis 1972, organise des échanges entre auteurs. En novembre 1974, The Quarterly Journal of Economics, consacre un symposium à la théorie de Rawls. Dirigé par Richard Musgrave, économiste connu pour sa classification des principales fonctions de l’État dont s’était s’inspiré Rawls dans Théorie de la justice, le numéro inclut un article du même Musgrave, un autre de Sydney Alexander, et la réponse de Rawls, qu’il complètera quelques mois plus tard dans "Some reasons for the maximin criterion", paru dans une autre grande revue d’économie, The American Economic Review.
Les économistes n’accordent même pas à Rawls le bénéfice d’une théorie de la justice sociale qui assignerait une priorité aux individus qui sont les plus mal lotis de la société : la théorie de Rawls, tout comme l’utilitarisme, s’appuie sur une logique sacrificielle, sauf que cette fois-ci ce sont les individus les plus avantagés de la société qui doivent se sacrifier (et non le plus petit nombre pour le plus grand). Ils doivent se sacrifier, selon Harsanyi (…) : « no matter what, even under the most extreme conditions », pour des plus défavorisés qui peuvent être « mentally retarded », « incurably sick », « desperately poor ». Ou, pour ceux des plus défavorisés qui passent leur journée sur les plages de Malibu, à attendre les transferts sociaux indépendamment de toute contribution productive. C’est ainsi que selon Musgrave, le maximin favorise les individus ayant un fort goût pour les loisirs : « (…) recluses, saints and (nonconsulting) scholars who earn but little and hence will not have to contribute greatly to redistribution » (« des reclus, des moines, des érudits qui gagnent peu et, par conséquent, contribuent faiblement à la redistribution » Musgrave, 1974, p. 632). La question que posent les économistes est la suivante : quels avantages les plus favorisés de la société, considérés comme les plus productifs ou les plus talentueux, ont-ils à entrer dans le schéma de coopération rawlsien ? Question reprise, quelques années plus tard, par Friedrich Hayek (qui reçoit le prix Nobel d’économie en 1974), pour qui toute politique de justice sociale implique la violation de l’égalité des droits, et n’est autre qu’une « forme nouvelle de servitude ». D’abord séduit par les premiers travaux de Rawls [sur la priorité de la liberté], l’intérêt de celui-ci pour la Théorie de la justice n’est visiblement plus le même. Hayek [1976] pense que les inégalités économiques et sociales ont des conséquences positives sur les plus désavantagés de la société qui, grâce, à la majorité de ceux qui ont édifié de grandes fortunes, bénéficient de possibilités plus nombreuses d’emplois, plus rémunérateurs que si ces personnes leur avaient distribué leur superflu. [2]
Rawls apportera de nombreuses modifications en réponse aux économistes : la conception de la personne, les biens premiers, le maximin désormais appelé maximin equity [1974], puis l’abandon de toute référence à la théorie du choix rationnel, clairement exprimé dans son dernier ouvrage :
« La règle du maximin n’a jamais été proposée comme un principe de décision rationnelle dans tous les cas de risque et d’incertitude, comme certains semblent l’avoir pensé (…). [Il s’agit d’une erreur, qui est malheureusement encouragée par les fautes d’exposition de Théorie de la Justice […] » (Rawls, [2001], 2003, note 19 p. 139 et note 3, p. 70).
L’ambition du projet rawlsien de proposer une théorie systématique qui puisse s’offrir comme substitut à l’utilitarisme est aussi ébranlée : la comparaison avec l’utilitarisme se fera uniquement dans le champ de la philosophie politique et ouvre la voie vers le deuxième ouvrage de Rawls : Libéralisme politique [1993], 1995. Ouvrage qui rassemble également toute une série d’articles que Rawls écrit à la suite de Théorie de la justice et qui marque une distance avec les économistes. Quelle conception politique de la justice – entre l’utilitarisme et la justice comme équité – est la plus à même de fournir une base adéquate à une société démocratique ? C’est, désormais, la question à laquelle se propose de répondre Libéralisme politique. Question qui sera reprise dans la préface de l’édition française de Théorie de la justice (1987) et dans les différentes rééditions de cet ouvrage.
Si le dialogue avec les économistes n’est plus direct, il se poursuit néanmoins à travers les précisions qu’apportera Rawls tout au long de son œuvre à la définition des plus défavorisés, et au système économique capable d’appliquer les principes de la justice comme équité.
Rawls commence par s’engouffrer dans le débat travail/loisir ou pour le dire autrement, le débat sur les surfers qui préfèrent passer leur journée sur les plages de Malibu. Il envisage d’abord de réviser l’indice des biens premiers pour y inclure les loisirs ou le temps libre, ce qui exclurait les personnes oisives par choix du groupe des plus défavorisés. Rawls souhaite par là mettre en avant l’idée de responsabilité individuelle : ceux qui vivent des fonds publics ne sont pas ceux qui décident de passer leur journée sur la plage, ces derniers doivent se financer eux-mêmes puisqu’ils font le choix de ne pas travailler. Or, cette réorientation ─ dans l’état d’esprit des économistes ─ a ses limites, car il peut exister de nombreuses activités non rémunérées (donc non issues d’un travail productif de valeur économique) qui contribuent à l’amélioration de la situation des plus défavorisés : le bénévolat, la garde d’enfants, etc. C’est ainsi que Philippe Van Parijs (1991) va se saisir de cette question – désormais appelée la controverse des surfeurs de Malibu – pour justifier de la mise en place du revenu universel pour permettre une plus grande liberté aux personnes dans leurs choix : une liberté réelle ; le travail n’est qu’un moyen parmi d’autres de ce que peut-être une vie accomplie.
De plus, par hypothèse, dans la société bien ordonnée que théorise Rawls, les emplois ne sont pas rares. Il laisse donc de côté la question de la responsabilité de la société à fournir des possibilités de travail, comme celle de la qualité des emplois. En d’autres termes, la question du travail est à peine esquissée par Rawls.
Il faut attendre son dernier ouvrage, La justice comme équité : une reformulation (2001), pour que Rawls exprime une position plus tranchée dans le débat que les Prix Nobel d’économie lui avait imposé dans les années 1970, les années de la montée du néolibéralisme.
Dans cet ouvrage (section 49), Rawls relie la définition des plus désavantagés à celle du système économique et tranche, en même temps, le débat qui, pendant des décennies, avait situé Rawls comme le défenseur de l’État-Providence. Selon lui, la redistribution du revenu du capitalisme de l’État-Providence a pour seul but de garantir que personne ne tombe en dessous d’un standard de vie minimal décent. Mais elle laisse subsister des inégalités, de sorte que peut se développer une classe déshéritée et découragée, dont les membres sont dépendants de manière chronique des prestations distribuées. Cette classe se sent exclue et ne participe pas à la culture publique (processus politique et décision économique) mais néanmoins joue son rôle dans la société et contribue à la richesse sociale. La classe des plus défavorisés n’est pas celle des infortunés et des malchanceux, « objets de notre charité et de notre compassion, voire de notre pitié ». Il s’agit, cependant, de lui fournir les ressources sociales nécessaires et aussi de « placer entre les mains des citoyens en général, et non pas seulement de quelques-uns, des moyens productifs suffisants pour qu’ils soient des membres pleinement coopérant de la société sur une base d’égalité ». Par moyens productifs, Rawls entend le capital réel et le capital humain, c’est-à-dire « la connaissance et la compréhension des institutions, une instruction développant les capacités et les compétences » (Rawls, [2001], 2003, section 17, p. 88-89). Rawls dit ainsi vouloir prendre en compte – en réaction à la critique de Sen [voir notre encadré] les « capabilités » des citoyens considérés comme libres et égaux. Le système qu’il envisage comme réalisant les principes de la justice comme équité dans leur ensemble, est une « option distincte du capitalisme » (Rawls, [2001], 2003, p. 188) qui ne peut être (quelles que soient ses formes : laissez-faire ou État-Providence), un « système équitable de coopération entre des citoyens considérés comme libres et égaux » (ibid., p. 193-194).
Dans son ouvrage Ethique et économie ([1987], 1993) qui regroupe nombre de ses essais, Sen reconnait que la perspective de Rawls va au-delà de l’utilitarisme sur la liberté et l’égalité. Pour autant, Sen critique l’égalité rawlsienne en faisant usage des arguments rawlsiens contre la théorie utilitariste, c’est-à-dire son incapacité à prendre en compte la diversité des individus. En effet, Rawls exclut de sa théorie les individus en situation de handicap au motif qu’ils font intervenir des considérations de l’ordre de la pitié et de l’inquiétude, qui peuvent donc détourner notre perception morale et nous faire sortir de la théorie de la justice. C’est peut-être vrai, nous dit Sen, mais les cas difficiles existent bel et bien, c’est une chose qu’on ne peut ignorer : la justice ne peut être indifférente aux vies que mènent réellement les gens, à la diversité de leurs besoins qui « varient en fonction de la santé, de la longévité, du climat, du lieu géographique, des conditions de travail, du tempérament et même de la taille du corps (laquelle influe sur les besoins de nourriture et d’habillement). Ce qui est en cause ce n’est pas d’ignorer quelques cas difficiles, mais de négliger les différences très répandues et bien réelles » (Sen, p. 208). Sen en conclut que « juger l’avantage uniquement en termes de biens premiers mène à une morale partiellement aveugle ». (Sen, idem). L’auteur met en avant ce qui manque à l’égalité rawlsienne : interpréter les besoins non à partir d’une liste de biens premiers mais en termes de « capabilités de base », le fait qu’une personne soit capable d’accomplir certains actes fondamentaux, comme la capacité à se déplacer, de satisfaire ses besoins nutritionnels, de se procurer des vêtements et un toit, le pouvoir de participer à la vie sociale de la communauté… Ainsi, « […] une personne souffrant d’un handicap peut disposer d’une quantité de biens supérieurs […] mais d’une capabilité inférieure à celle d’une autre personne (en raison de son handicap) » (Sen, p. 220). Elle doit, par exemple, dépenser plus pour se rendre à son travail qu’une personne valide.
Sen propose ainsi de passer à l’égalité des capabilités de base qu’il voit non pas comme une opposition à l’égalité des biens premiers, mais comme un prolongement naturel, un déplacement du « centre d’attention pour le porter des biens vers l’effet des biens sur les êtres humains » (Sen, p. 211). La justice sociale se définirait en termes de possibilités offertes aux gens compte tenu de leur « functioning » ou « réalisations » ce que les ressources peuvent apporter ─ lire, écrire, avoir un travail, être en bonne santé, être politiquement actif, etc. donc en termes de choix effectifs en vue de choix potentiels (les capabilités). L’auteur reconnaît cependant que l’établissement d’un indice des ensembles des capabilités de base pose de nombreux problèmes comparables aux problèmes de l’établissement d’un indice des biens premiers mais reste assez vague sur le sujet.
Au sujet des loisirs, Rawls ajoute (section 53) que, dorénavant, cette question est conditionnée : « si le temps consacré au loisir est inclus dans l’indice, la société doit s’assurer que des possibilités de travail enrichissant sont généralement disponibles ». Il est donc ici question de responsabilité collective et non plus seulement de responsabilité des individus dans leur manière de mener leur projet de vie.
Notons que Phelps, dès 1973, avait pensé que la définition des plus désavantagés de la société était le talon d’Achille de la théorie de Rawls. Mais, en réalité, il s’agissait du talon d’Achille des économistes, y compris de Phelps, d’abord à cause de la mauvaise interprétation du maximin comme un maximin en utilités alors que Rawls évalue la situation des plus défavorisés non pas en fonction du bien-être ou de l’utilité mais de l’indice des biens premiers. Ensuite, parce que les économistes cités ont considéré les désavantagés non pas comme des travailleurs productifs mais comme des personnes à charge de la société.
Cette position radicale de Rawls, qui considère que le système capitaliste même sous sa forme d’État-Providence n’est pas à même d’appliquer les principes de la justice comme équité, d’améliorer la situation des plus défavorisés et d’en réduire les inégalités, est marginalisée. Ben Rodgers pense que Rawls a dû désespérer du capitalisme de l’État-Providence, qui, dans les années 1980 et 1990, a vu augmenter les inégalités d’une manière dramatique. Et, qu’en même temps que Rawls se positionne davantage à gauche, la gauche anglo-américaine vire, quant à elle, vers la droite. Ce qui peut expliquer, selon lui, que les membres de l’ancien Labour en Angleterre – Tony Crosland, Roy Hattersley, etc. – aient cité Rawls mais pas les membres du New Labour, notamment quand ces derniers sont arrivés au pouvoir. Y aurait-il ainsi une radicalité (volontairement) ignorée de Rawls ? Une radicalité en dehors mais aussi à l’intérieur des cercles académiques qui bien souvent cantonnent les débats sur Rawls à la Théorie de la justice et laissent flotter les doutes sur l’interprétation de la théorie de Rawls, comme si ce dernier n’avait pas pris position.
Pour autant, Rawls n’a pas disparu des discussions des économistes, bien au contraire. Son influence est grandissante, principalement dans deux domaines. Dans les questions d’éthique économiques, premièrement, les économistes évaluent les possibles applications et implications de la justice comme équité, quitte parfois à continuer à la réduire au seul critère du maximin, et plus exactement d’un maximin en utilités mais fondé sur des critères objectifs de l’évaluation du bien-être ou de la qualité de vie (donc dans un cadre de choix social non-welfariste). C’est ainsi que se sont engagés les débats relatifs à la construction d’un indicateur ou indice de bien-être social alternatif au produit intérieur brut, à l’initiative du Président de la République, Nicolas Sarkozy, en janvier 2008. La commission en charge de ce travail est présidée par Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie en 2001, et a également pour membre un deuxième Prix Nobel, Amartya Sen. Deuxièmement, certains économistes se sont approprié la distinction attribuée à Rawls entre les inégalités qualifiées d’« acceptables » ou justes et celles qui seraient « inacceptables » ou injustes, pour en faire le nouvel horizon de la lutte contre les inégalités. C’est ainsi que Thomas Piketty, se réclamant de la pensée de Rawls, dans son ouvrage au succès mondial, Le Capital au XXIe siècle, affirme que « l’inégalité n’est pas nécessairement mauvaise en soi : la question centrale est de savoir si elle est justifiée, si elle a des raisons » (Piketty, 2013, p. 44). C’est là aussi un débat à avoir et non pas à clôturer. L’œuvre philosophique de Rawls risque donc bien de continuer à agiter les économistes et c’est un de ses apports : faire dialoguer les disciplines dans la visée d’une société juste.
par , le 20 septembre 2019
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Rima Hawi, « John Rawls, un philosophe chez les économistes », La Vie des idées , 20 septembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/John-Rawls-un-philosophe-chez-les-economistes
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[1] Sur la réception de Rawls en France, voir Hauchecorne (2009), p. 94-113. Voir aussi Mathieu Hauchecorne, La gauche américaine en France, La réception de John Rawls et des théories de la justice, CNRS Éditions, 2019.
[2] On trouve cet argument également chez certains philosophes à l’image de Robert Nozick (1974) pour qui tout modèle ou principe de justice sociale implique de s’approprier les actions des autres personnes.