Août 2016. Dans la vaste grange du château d’Ailly, les tables sont disposées en U. Ce jour-là, presque 150 personnes sont réunies au camp d’été de l’Action française (AF). Bien que ce mouvement nationaliste et monarchiste ait vu le jour en 1899 [1], l’âge moyen des militants tourne autour de 25 ans. Comme chaque année, la section marseillaise occupe la place centrale, et, comme à chaque repas, Bizu est debout sur cette table et a entonné « la version corse » de Mort aux Vaches [2], souvent attribuée à tort aux I Mantini ou à Hubert Tempête. Le jeune homme, moustachu et large d’épaules chante les couplets, la troupe reprend les refrains, frappant en rythme les verres et les bouteilles sur la table. Ambiance virile, émulsion collective, tension palpable.
L’Action française, en cette année 2015-2016, semble avoir le vent en poupe. Trois fois par mois, le vendredi soir, les Cercles de formation étudiants de la section parisienne rassemblent une grosse vingtaine d’habitués. Le vendredi restant est consacré au Cercle de Flore, conférence ouverte au public, dans lequel un invité présente ses vues. Ainsi le 13 décembre 2016, plus d’une centaine de sympathisants sont réunis dans les locaux parisiens d’Action française, rue Croix des petits-Champs, pour assister à une présentation par Philippe de Villiers de son livre Le moment est venu de dire ce que j’ai vu (Albin Michel, 2015). Il devait s’agir d’un débat/entretien, mais de Villiers a exigé et obtenu de parler sans contradicteur, comme dans un meeting… Bien que l’AF ait rempli un rôle décisif dans l’histoire et la vie intellectuelle de la France depuis la fin du XIXe siècle, elle ne pèse pas très lourd face à cet ancien candidat à la présidentielle. Qu’importe, tant que le mouvement s’étend ! Des sections semblent se créer partout en France ; mais leurs pages Facebook semblent parfois animées par des militants bien esseulés.
Les sections parisiennes et marseillaises font cependant preuve d’un réel dynamisme. À Lyon et à Paris, les militants occupent l’espace public plusieurs jours par semaine sous prétexte de tractage et de ventes de journaux (à l’époque, L’Action française 2000, aujourd’hui Le bien commun) [3]. Dans ces publications, l’Action française défend, outre le retour au Roi, la fermeture des frontières, la sortie de l’Union européenne, et plus mollement les corporations ; elle critique la mondialisation, l’assimilation des populations dites immigrées, la République, la démocratie parlementaire et les logiques partisanes et individualistes qu’elles engendreraient. Les ventes restent très faibles, mais ils se font signaler sur Twitter et remarquer par la presse.
L’AF, un groupe qui monte ?
Observé à l’instant t, le champ groupusculaire droitier semble toujours en passe de se stabiliser sous la houlette du groupe le plus structuré. De 2008 à 2012, les observateurs extérieurs soulignent « l’ascension des Identitaires » qui multiplient les « happenings » et les actions médiatisées. En 2012 et 2013, Troisième Voie, sous la houlette du skinhead Serge Ayoub, s’affirme comme le groupe nationaliste radical par excellence. À la suite des Manif’ pour tous, l’Action française défraie la chronique. De 2016 et jusqu’à sa dissolution en 2019, c’est le GUD, sous sa mue « Bastion social », qui incarne le dynamisme droitier, comme le montre le départ de nombreux militants d’Action française vers ce mouvement.
Un parcours politique inattendu pour ces militants, si l’on en juge par les contenus doctrinaux de ces mouvements. L’Action française est royaliste, branche d’Orléans. Elle défend un monarchisme bien particulier, le nationalisme intégral, théorisé au début du XXe siècle par Charles Maurras (1858-1952), mêlant défense du corporatisme, antisémitisme, antigermanisme (et par conséquent, critique du national-socialisme allemand) à sa critique du parlementarisme et de l’économie marché. Le GUD (acronyme de Groupe Union Droit ou Groupe Union Défense) a quant à lui été fondé après les événements de mai 1968, avec comme objectif affiché de combattre le « marxisme » et « le gauchisme » dans les universités. Cette formation politique estudiantine à l’idéologie politique succincte se veut « nationaliste révolutionnaire » et prône alors un jeunisme politique qui n’est pas sans évoquer certains aspects du fascisme italien d’entre-deux-guerres. Fondé en 2002, après la dissolution d’Unité Radicale, les Identitaires ont été un temps structuré par le Bloc Identitaire et les Jeunesses Identitaires, dissoutes en 2006, puis par Génération Identitaire, dissous en 2021. Les Identitaires abandonnent vite les positionnements nationaux révolutionnaires et tiers-mondistes d’Unité radicale, et se positionnent sur une ligne européiste – l’Europe étant vue comme un continent blanc dont les habitants partagent une mystique et des traits culturels communs , régionaliste et paganisante inspirée par les écrits de Dominique Venner et Jean Mabire. Après les Manifestations Pour Tous s’opposant à la loi autorisant le mariage entre personnes du même sexe, ce groupe met en avant des porte-parole catholiques. Ces différences idéologiques entre mouvements, reposant sur des conceptions très distinctes voir opposées de la nation, se couplent de distinctions stylistiques, vestimentaires, culturelles, musicales et littéraires, incarnant des idéals de virilité en compétition. Les militants d’Action française cultivent souvent un look TMPR (Tradi Mytho Pêchu Royco [4]), « chèche blanc et pantalon rouge » précise Francis Venciton, considéré comme « vieille école » et distingué. Certains, moins nombreux, mais influents, affichent un style plus « métal », et mobilisent des références fascisantes et paganisantes. On peut citer le graphiste Orick, qui, s’il se revendique national-socialiste, n’en est pas moins salarié de l’Action française. Les militants du GUD affichent un style castagneur en blouson de cuir, casquettes, et coupe-vent, s’inspirant du look dit « casu » (terme dérivé du mouvement de supporter britannique casual) en vogue chez les Identitaires ou dans certaines tribunes. Malgré toutes ces distinctions, ces formations politiques participent du même champ social, et nous le verrons, entretiennent des liens de collaboration et de concurrence, rendant possibles les transfuges [5].
Cette représentation de l’Action française comme « groupe qui monte » mêle fantasme et réalité. L’AF, quand je mène mon terrain en 2015-2016, semble véritablement the place to be du milieu groupusculaire droitier, à Paris du moins – et c’est bien évidement l’image que les militants veulent me donner. Les cercles de formation du vendredi soir, destinés aux étudiants, rassemblent jusqu’à trente personnes. Ces jeunes militants sont issus des beaux quartiers de l’ouest parisien, et de « bonnes familles », aristocratiques notamment : plus de soixante pour cent d’entre eux déclarent que leur père est cadre, quand les cadres supérieurs et professions intellectuelles ne représentent que 29,7% de la population de plus 15 ans à Paris [6]. En outre 65% d’entre eux se déclarent catholiques, et près des deux tiers de cette catégorie se disent traditionalistes ou déclarent fréquenter une paroisse traditionaliste.
Face aux propos d’un Alain Soral, alors retentissants, mais jugés trop provocateurs, l’Action française, qui a quelque peu délaissé l’antisémitisme anti-dreyfusard qui s’était maintenu entre-deux-guerres, incarnerait la continuité et le sérieux. De plus, le mouvement s’est illustré, lors du temps fort des Manif’ Pour Tous, en première ligne face aux cordons de CRS. Dans une extrême droite encore très marquée par les « Manif’ », les militants d’Action française, avec leurs cabans et leurs discours vaguement monarchistes, semblent les plus à même de représenter la jeune génération droitière. L’Action française n’est pas seulement le groupe de référence au sein du milieu groupusculaire. Sa position est reconnue et confortée par les médias [7] : un reportage de Yann Castanier sur l’Action française reprend ainsi sans discuter le chiffre officiel de 3000 militants, quand Francis Venciton, son actuel Secrétaire général, nous concède que 800 ou 1000 sont des chiffres plus raisonnables. Mais si le mouvement a des effectifs réduits, certaines personnalités, qui contribuent avec un certain succès au renouveau éditorial de l’extrême droite, revendiquent au moins en parole une certaine proximité avec lui. Jacques de Guillebon, rédacteur en chef de l’Incorrect, a contribué dans les années 2000 à Immédiatement, revue d’inspiration bernanosienne proche de l’AF de l’époque. Dans le monde universitaire, Olivier Dard et Bernard Lugan (qui dirigeait le service d’ordre de l’Action française en 1968), le premier à l’université de Lorraine puis à Paris IV, le second à Lyon III. Bernard Lugan est aujourd’hui une des figures populaires de l’extrême droite sur Internet. Ils restent d’assez proches compagnons de route du mouvement, où ils animent régulièrement des Cercles de formation, Bernard Lugan étant régulièrement présent au camp d’été. Ces parcours d’anciens donnent l’impression aux jeunes militants que l’Action française est à la fois une école et un réseau, garantissant le succès social et professionnel de ceux qui s’y investissent. L’Action française entretient aussi des relations plus que cordiales avec certains mouvements chrétiens et l’extrême droite institutionnelle. En 2016, ces militants assurent (contre rémunération) la sécurité de l’ONG SOS Chrétien d’Orient à plusieurs occasions. Certains militants Front National fréquentent les événements publics du mouvement, et Marion Maréchal le Pen est présente le 7 mai 2016 au colloque annuel de l’Action française. Pendant la campagne présidentielle, les militant d’AF « collent » pour le Front National. Durant la présidentielle 2022, c’est plutôt dans Génération Z, « le Mouvement des jeunes avec Zemmour », que s’investit une part de ses militants. Certains anciens manœuvrent même dans l’ombre pendant les primaires républicaines de 2017, persuadés de les piloter. Ils soutiendront Jean-Frédéric Poisson (1,5% des voix), la bourgeoisie conservatrice nostalgique des manifestations contre le mariage homosexuel lui préférant de toute évidence François Fillon. Preuve que ce « réseau » a ses limites.
Mais, en 2016-2016, la vie quotidienne des sections étudiantes et lycéennes de l’Action française est souvent assez éloignée du réseautage de salon. Jean-Baptiste, leader de la section étudiante de l’Action française, alors dans la mi-vingtaine, espère démontrer la force du mouvement dans la rue – il parle de « refonder les Camelots du Roi » -, pas directement par la violence comme jadis, où l’on descendait volontiers avec cannes plombées et autres armes pour pratiquer le « coup de poing », mais par l’occupation de lieux symboliques. Certains vendredis, il rassemble les militants au local rue Croix-des-Petits-Champs, avant de partir vendre des journaux ou diffuser des tracts devant la Sorbonne ou au Centre Pierre Mendès France, dit Tolbiac. Deux lieux qui ont en commun, dans l’imaginaire d’extrême droite, d’être « des repaires de Rouges ». Surtout le second, occupé lors des mouvements sociaux contre le CPE en 2006 ou contre la loi dite LRU en 2007, et souvent associé à tort à mai 1968 – le bâtiment a été inauguré en 1973. Et c’est pour le second que l’Action française fait appel au service des gros bras du GUD, bien avant l’attaque punitive de février 2019.
Le GUD, de 2013 à 2015, loue une salle avec vitrine dont il a fait un bar associatif dans le XVe arrondissement de Paris, le Crabe-tambour. Le lieu est généreusement financé par quelques aînés. Il attire des anciens habitués du Local, bar privé que Serge Ayoub avait ouvert rue de Javel. Ayoub, leader skinhead des années 1980, avait entrepris un retour à la politique au début des années 2010 et « refondé » Troisième voie, groupuscule des années 1980. Parmi les jeunes skins fréquentant alors l’établissement, Esteban Morillo, qui, le 5 juin 2013, lors d’une altercation, allait tuer d’un coup de poing le jeune militant antifasciste Clément Méric. Troisième Voie s’était alors auto-dissoute et le Local avait été fermé. Le bar associatif du GUD attire aussi des militants de l’Action française. L’Action française dispose certes de ses propres locaux rue Croix-des-Petits-Champs, mis à disposition, disent les militants, par un entrepreneur français de renom. Mais les débordements bruyants des jeunes militants et le sommeil léger des voisins attirent parfois la police, aussi se déplacent-ils ailleurs. Le bar du GUD, en mauvais termes avec son voisinage, est fermé dans le courant de l’année 2015-2016, sous la pression de la préfecture de police. Le GUD dispose d’une certaine aura chez les « nazillons » les moins subtils, éparpillés depuis la dissolution de Troisième Voie (comme le montre la forte présence de cette population à son « Congrès européen » du 14 novembre 2015 [8]), mais, privé de local, impuissant dans les universités, peu doté en militants, le mouvement vivote dans l’ombre de l’Action française. Jean-Baptiste espère alors aspirer le fragile groupuscule, et les deux groupes, en 2015-2016, collaborent régulièrement. Entre autres à la défense du local marseillais de l’Action française, le Navarin.
Un groupe plutôt en perte de vitesse ?
Rappelons les faits. En 2014, des militants de l’Action française Marseille investissent un local dans le quartier dit de « La Plaine », 14 rue Navarin dans le IVe arrondissement de Marseille. Ce local va devenir une cible pour les militants antifascistes de Marseille et plusieurs manifestations vont être organisées, notamment au printemps 2016, pour réclamer sa fermeture.
Les militants AF marseillais ont peur et demandent des renforts de Paris. Les voyages sont organisés par Marc de Cacqueray, alors jeune leader de la section lycéenne de l’Action française Paris. Les militants parisiens vont donc affréter une ou deux voitures et se déplacer par Blablacar. Mais surtout, de nombreux militants du GUD se joignent aux voyages, renforcés par des militants du Blood&Honor Hexagone.
En plus de ces manifestations publiques, la section marseillaise dit subir des agressions à répétition de la part des antifascistes marseillais, et attend de la section parisienne qu’elle organise des représailles. Jean-Baptiste hésite à lancer une expédition punitive sur le Saint-Sauveur, bar du XXe arrondissement réputé proche des milieux antifascistes, mais n’ose pas franchir le pas. Dans le même temps, l’Action française organise bénévolement un service d’ordre pour les Survivants, un groupe post-Manif pour Tous de jeunes chrétiens anti-avortement, début juin 2016. Le Petit Journal de Canal + filme les images. Cette (relative) absence d’offensive contre le mouvement antifasciste à Paris et ce soutien apporté à un groupe chrétien assez éloigné du milieu groupusculaire donne l’impression au mouvement que l’Action française Paris défend de jeunes chrétiens qui, du point de vue « faf », sont un peu ridicules, mais ne vient pas en aide à sa section marseillaise en difficulté. Au printemps 2016, la section marseillaise se sent abandonnée par la section parisienne en perte de crédibilité, mais soutenue par le GUD ; Jean-Baptiste est plus qu’embarrassé par cette injonction à la violence qu’elle fait peser sur lui.
Un autre élément va venir décrédibiliser l’Action française Paris, et alimenter les conversations du camp d’été, le CMRDS (Camp Maxime Real del Sarte) qui se tient depuis 1953 et a lieu fin août. En juin 2016, l’Action française lycéenne publie une vidéo de son entraînement hebdomadaire. Bien que s’entraînant aux sports de combat, les lycéens d’Action française [9] y paraissent peu menaçants, et la vidéo fait un bad buzz, notamment sur le groupe facebook Blocus Paris, un groupe consacré au militantisme lycéen très dynamique pendant la loi travail, où ils sont abondamment moqués. Les lycéens de l’Action française ayant infiltré ce groupe, ils vivent mal cette humiliation, qu’ils tentent alors de laver par l’invective dans les commentaires.
Le GUD va habilement exploiter cet échec de communication, en diffusant une vidéo d’un entraînement hyper scénarisé, ou l’on voit ses propres militants en chaussures de ville et blouson de cuir s’échanger des coups de club de golf. La vidéo, mettant en scène une violence de rue urbaine et esthétisée, reprenant les codes de la violence politique étudiante des années 1970 telle qu’elle est donnée à voir dans un film culte de cette mouvance, Mourir à trente ans (Romain Goupil, 1982), donne une image de force au petit mouvement.
Le camp d’été 2016 révèle une Action française divisée entre sa section marseillaise et sa section parisienne, sous influence palpable du GUD : la première lui est redevable, la seconde s’est fait quasi noyauter. Marc de Cacqueray organise même une cagnotte pour venir en aide à un militant du GUD emprisonné.
Noyautée par le GUD en 2016 ?
À la rentrée 2016, les divergences de vue sur la position à tenir vis-à-vis de cet allié envahissant qu’est le GUD se font clairement sentir au sein de l’Action française Paris. Ces divergences vont apparaître très clairement dans l’organisation de la Manif’ pour Tous du 16 octobre 2016, au cours de laquelle Marc de Cacqueray et Jean-Baptiste vont devoir clarifier leurs positions.
Bien qu’âgé de seulement 17 ans, Marc de Cacqueray-Valmenier est déjà très investi dans le champ groupusculaire. Issu d’une famille connue pour sa tradition militaire et contre-révolutionnaire, il est chef de la section lycéenne de l’Action française à Paris, et il s’est déjà investi auparavant dans une bande skinheadisante confidentielle, les Archanges. En outre, il a plus que sympathisé avec les militants GUD que convoque parfois l’Action française : en juin 2016, il revendique la double casquette.
C’est que Marc de Cacqueray voit plus loin que l’Action française. Ce qu’il appelle le « milieu natio » ou « l’interfaf », est pour lui une « grosse bande », et cette bande doit d’après lui devenir le groupe de référence premier des militants nationalistes. Il rêve d’une coopération interpartisane débarrassée de préjugés et de luttes intestines. Cette vision du militantisme, que Marc de Cacqueray ne semble pas avoir abandonnée, si l’on en juge par ses différents faits d’armes, ou par la composition hétéroclite des Zouaves Paris dont il est aujourd’hui le leader, s’oppose radicalement à celle de Jean-Baptiste. Ce dernier, également issu d’une famille d’Action française, est nettement plus soucieux du devenir de l’Action française en tant qu’entité propre : s’il est bien conscient que l’Action française s’est déjà acoquinée avec des voyous pour faire le coup de poing, il s’agit pour lui avant tout d’une école de pensée, avec ses maîtres et sa doctrine.
Jean-Baptiste et Marc commencent à s’opposer sur les questions stratégiques plusieurs semaines avant la manifestation. Jean-Baptiste veut faire de cette journée une démonstration qui bénéficierait à l’image de l’Action française contre celle du GUD. Les jeunes militants de l’Action française sont censés se regrouper ce 16 octobre dans le cortège de Béatrice Bourges, fondatrice de La Manif’ pour tous, et se présenter au « peuple de droite », comme trois ans auparavant, comme des défenseurs respectables de La Manif’ pour tous. Jean-Baptiste veut aussi montrer aux lycéens d’Action française que le GUD n’est pas le groupe combatif de référence. Marc, quant à lui, se fait le relais de la stratégie du GUD, qui accepte de « bouger », mais seulement avec l’élite des membres de l’Action française pour une action commune (« Bouger » signifiant « faire mouvement vers l’adversaire »). On s’attend à devoir faire face à des contre-manifestant antifascistes. Le GUD refuse en effet d’être assimilé aux membres les plus fragiles de l’Action française. Jean-Baptiste, quant à lui, accepte à la rigueur la présence du GUD dans ses rangs, pourvu qu’elle soit discrète.
Le jour venu, chacun avait campé sur ses positions et aucun consensus n’avait été trouvé. Vers 17h, une partie des lycéens, désobéissant aux ordres de Jean-Baptiste, « bouge » avec le GUD en direction du rassemblement antifasciste, alors qu’un autre groupe, derrière Jean-Baptiste, reste indécis devant la tournure des évènements. En fin de soirée, Jean-Baptiste se décide tout de même à rassembler ses troupes pour aller, selon ses mots, « taquiner les antifascistes ». L’expédition est purement symbolique car les contre-manifestants sont enserrés dans une « nasse » [10] policière que les militants d’AF n’avaient pas l’intention de percer. Mais, dans la charge, Marc lance et reprend les slogans du GUD (« On n’entend plus chanter Clément Méric, on n’entend plus chanter Clément Méric ! » ; « Paris, Paris, Nationaliste ! ») et les impose aux militants de l’Action française. Même si la démonstration a fait une certaine impression chez les contre-manifestants, elle a été vécue par les étudiants de l’Action française comme un échec. Les cadres plus âgés observent la débâcle de loin, puis alignent au cours d’une réunion pénible les cadres militants, coupables d’avoir cédé à des logiques de bandes alors que l’heure était à la politique.
Du noyautage à la scission
Peu de temps après cette réunion, Marc de Cacqueray, mis face à ces engagements contradictoires par Jean-Baptiste, quitte l’Action française et s’engage pleinement au sein du GUD. Jean-Baptiste se met en retrait de la politique pendant plusieurs mois et transmet les rênes de la section. La suite de l’histoire est plus connue. En se proclamant « Bastion social » en 2017, le GUD va rallier à lui non seulement des groupuscules locaux tels le groupuscule skinhead Edelweiss-Savoie à Chambéry, ainsi que de larges pans de l’Action française : plusieurs militants à Paris, mais aussi l’ensemble de la section Marseille. Les ex-membres de l’Action française déménagent leur local sur le vieux port, et le baptisent « Le Navarin », en référence à leur ancien local.
Au moins deux autres membres de l’Action française Paris, Aloys Vojinovic et Louis David (ce dernier, militant d’AF plein de projets, n’a jamais caché sa fascination pour le mouvement néofasciste italien Casapound, qu’il considère comme « street cred ») vont se joindre au Bastion Social à Paris, et s’impliquer très fortement dans sa branche parisienne, les Zouaves. Marc de Cacqueray semble en être le meneur. Cette bande violente, qui réunit des éléments du Bastion Social et des Identitaires s’est illustrée à plusieurs reprises : lors du mouvement des Gilets Jaunes, dans une attaque du bar le Saint-Sauveur, fréquenté par des antifa, en juin 2020 et lors de violences sur des militants de SOS Racisme lors d’un meeting d’Éric Zemmour, alors candidat à l’élection présidentielle, le 5 décembre 2022 à Villepinte. Après l’attaque du Saint-Sauveur, Marc de Cacqueray avait été confondu par l’envoi d’un texto révélateur doit voici un extrait :
Merci d’avoir été présent pour faire ce qu’aucun FAF [« France aux Français », N.D.L.R.] n’a été déter de [n’a osé] faire en 15 piges, depuis que le Saint-Sauveur est ouvert. On a montré que notre nom et notre réputation étaient bien mérités. […].
La première phrase désigne les générations de militants nationalistes précédentes, et en particulier la génération de Jean-Baptiste, incapables de défendre le nom et la réputation de l’Action française. Afin d’expliquer l’usage de la violence pour laver un nom ou une réputation, l’anthropologue Julian Pitt-Rivers propose le terme d’économie de l’honneur, dont l’équation peut se résumer ainsi : l’honneur souillé se rachète au prix du sang. L’honneur, dit-il, « est la valeur qu’une personne possède à ses propres yeux, mais c’est aussi ce qu’elle vaut au regard de ceux qui constituent sa société. C’est le prix auquel elle s’estime, l’orgueil auquel elle prétend, en même temps que la confirmation de cette revendication par la reconnaissance sociale de son excellence et de son droit à la fierté. Les chercheurs qui se sont attachés au détail des relations personnelles ont observé que celles-ci étaient fort influencées par la façon dont les uns extorquent aux autres la validation de l’image de soi à laquelle ils tiennent. » [11]
L’Action française Paris, telle que je l’ai connue au printemps 2016, est, selon les critères de ce champ social, déshonorée. En décembre 2015, les Identitaires ont attaqué les locaux du mouvement royaliste, pour une histoire, là encore, d’honneur : Jean-Baptiste s’était moqué d’une de leurs photos sur Internet. Le 9 avril 2016, des militants antifascistes ont attaqué par surprise un « banquet » organisé par l’Action française lycéenne, au Flam’s, un restaurant du Châtelet à Paris. L’échauffourée a été brève, mais là encore, l’AF n’a pas su réagir. Le GUD apparaît au jeune Marc de Cacqueray comme plus honorable, c’est-à-dire plus à même de son défendre son image et sa réputation. Image que l’on peut prendre au sens premier du terme : le look TMPR des militants d’Action française, « distingué » quelques mois auparavant, apparaît ringard, bourgeois et finalement peu viril face au style bagarreur des militants du GUD. Même Jean-Baptiste s’affiche à présent avec un coupe-vent, certes bleu roi, mais très « casu », et en juin 2016, Marc de Cacqueray dans un entretien, me déclare :
Clairement, quand j’ai commencé à m’intéresser au nationalisme, c’est un truc étrange, mais si tu tapes “mouvement nationaliste” sur google, tu vas surtout tomber sur des trucs du GUD. Le GUD véhicule un certain mythe, une certaine histoire. Après, tout ce que j’ai pu lire en bouquins sur le milieu nationaliste, donc les trucs comme Génération Occident ou Les Rats Maudits, ça te met des étoiles dans les yeux, quoi. C’est… donc… t’as une part de mythe. Ensuite, alors, t’as toute une histoire, et c’est pas qu’un mythe. Quand j’ai commencé à traîner dans le milieu natio, les mecs qui me paraissaient un peu inatteignables, la bande stylée [la bande qui avait le plus de style, vestimentairement parlant] et tout ça, les mecs qui avaient l’air sûr, c’était les mecs du GUD, pareil. Que ce soit Manif’ pour tous ou au Crabe-tambour, tu vois ? Et puis l’esthétique, aussi, et puis forcément les idées, le nationalisme révolutionnaire. Même si forcément, il y a une critique qui est faite au GUD [prenant une voix haut perchée] : “Oui les idées politiques, c’est pas très développé, nin nin nin.” Faut pas déconner non plus, même si y a pas une doctrine politique qui est propre au GUD, le GUD a ses références, prône le nationalisme révolutionnaire, qui est l’idéologie, enfin j’aime pas trop ce mot-là, mais ouais, l’idéologie, dans laquelle je me reconnais aujourd’hui. Et, je me suis dit, et je me suis toujours dit, moi j’aimerais être gudard, en fait. Truc, qui, il y a un an encore, me paraissait un peu impossible, et, ben finalement je le suis devenu. Donc ouais, en gros pour résumer, ça serait : l’histoire du GUD, les idées, et puis comme j’ai pas mal d’anciens potes des JN qui sont au GUD...
Rappelons que Marc de Cacqueray est encore, à ce moment, encadrant de la section parisienne de l’Action française lycéenne. Les ressorts sociologiques de son déplacement militant apparaissent ici très clairement. Le GUD, pour le jeune militant de l’Action française, se présente, de par les capitaux symboliques que ce groupe a su accumuler, de par sa capacité à donner au milieu nationaliste une certaine image et à la défendre, comme un possible peu probable, mais particulièrement séduisant. Possible qu’il a vu se réaliser, grâce à l’investissement intense en termes de sociabilité qu’il mène alors, au poste qu’il occupe à l’Action française, à sa pratique déjà très assidue des sports de combats (il s’entraîne alors à la boxe thaïlandaise), et bien sûr grâce au prestige de son nom.
En décrivant l’évolution de quelques militants à travers une très courte unité de temps, nous voulons inviter les observateurs à analyser le milieu groupusculaire comme un champ social soumis à des luttes agonistiques, pour l’accaparement de places et de capitaux. Le milieu nationaliste est très souvent décrit au prisme du réseau, donnant l’impression que les acteurs de cette mouvance collaborent en laissant intérêts et différends de côté. Le corollaire de cette approche est qu’elle conçoit le militant nationaliste comme guidé non par des intérêts, mais par des valeurs : les militants nationalistes, contrairement à l’homo economicus moderne, seraient dans cette optique capables de délaisser leurs intérêts individuels et de groupes pour une cause plus grande. Cette vision reprend les catégories du discours des enquêtés, et repose sur une vision très idéalisée de ce champ social.
Dans les exemples que nous avons donnés, la collaboration inter-groupusculaire apparaît hautement intéressée de part et d’autre, et soumise à de nombreuses logiques sociales (logique de champ, logique de groupes, économie de l’honneur). Un groupe moins structuré, mais à l’identité très forte à tout à gagner à une telle collaboration, quand l’Action française à beaucoup à perdre. La perspective d’une évolution positive – selon certains les critères propres à ce champ social – dans une carrière militante peut faire dévier la trajectoire d’un individu. Des rivalités existent entre les sections d’un même groupuscule, et des désaccords, au sein même de ces sections.
Enfin, la violence de ces groupuscules, si elle est motivée par des raisons politiques, dépend de logiques sociales qu’il convient d’appréhender justement. Un progrès notable semble avoir été fait en ce sens : hier passée sous silence, cette violence est aujourd’hui dénoncée. Le procès de la fusillade du 28 mai 2008, au cours de laquelle trois membres du groupuscule skinhead néonazi Nomad 88 [12] avaient tiré au pistolet mitrailleur Sten sur des jeunes dans une cité de Saint-Michel-sur-Orge, avait été très peu médiatisé. Dans la seconde moitié des années 2010, la violence militante d’extrême droite est devenue, au même titre que la violence policière, un sujet médiatique légitime. Le Bastion Social a été dissous, le 24 avril 2019, en même temps que les groupuscules néonazis Blood and Honour Hexagone et Combat 18. Le 26 janvier 2021, cela a été le tour de Génération Identitaire.
Depuis, les militants identitaires et du Bastion Social semblent s’être rapprochés, et continuent de militer au sein de structures locales. Les Zouaves ont été dissous en janvier 2022, mais « l’interfaf » dont rêvait Marc de Cacqueray s’est faite réalité. Le fils d’officier, après être allé s’entraîner aux côtés du bataillon Azov en Ukraine, s’est d’ailleurs montré dans le Haut-Karabakh, Kalachnikov au poing, aux côtés des Arméniens pendant l’invasion de la région par l’Azerbaïdjan. L’attaque du bar le Saint-Sauveur l’a envoyé en prison pour une durée d’un an en janvier 2022. Jean-Baptiste s’est marié, à eu un enfant, et à l’image des anciens qui ont « réussi », il est chroniqueur sur C-News. Une de ses adjointes a officié sur Radio Courtoisie, et Arnaud Danjou, porte-parole d’Academia Christiania et présentateur d’émission sur Radio Courtoisie est passé par l’Action Française fin 2016. Depuis 2021, les Éditions de Flore – c’est sous ce nom que sont édités les livres produits par le mouvement – ont étoffé leur catalogue d’une douzaine de titres et rééditions [13]. L’Action française n’est pas devenue le mouvement hégémonique au sein de la droite réactionnaire qu’elle pensait devenir, la renaissance des Camelots du Roi dont rêvait Jean-Baptiste n’a pas eu lieu. Mais elle restera sûrement longtemps une école et un réseau de la droite réactionnaire.