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Recension Philosophie

Du bienfait des débats sur le bien

À propos de : Jérôme Ravat, Éthique et polémiques. Les désaccords moraux dans la sphère publique, CNRS éditions


par Yann Schmitt , le 9 septembre 2019


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Le pluralisme démocratique passe par le développement des désaccords sur les valeurs et sur les conceptions du bien. Le pragmatisme de Dewey fournit un cadre pour encourager ces oppositions, contre les politiques de l’identité et la désagrégation du tissu social. Mais le pragmatisme suffit-il à un tel projet ?

Les démocraties représentatives et l’État de droit sont censées protéger et promouvoir les libertés individuelles et donc une pluralité de modes de vie au sein de sociétés stables. La vitalité de la sphère publique, aussi bien politiquement que moralement, pourrait en partie se mesurer en fonction de la diversité et de l’intensité des débats publics mobilisant des conceptions morales variées. Mais cette vitalité est sans cesse affectée de pathologies comme la prolifération des dogmatismes, des manipulations et des polémiques stériles, mais rentables économiquement et politiquement. Dans son stimulant ouvrage nourri de philosophie contemporaine, de sciences sociales et de psychologie cognitive, Éthique et polémiques, Jérôme Ravat propose une théorie générale des désaccords moraux d’orientation pragmatiste. Non seulement il montre pourquoi et comment les désaccords moraux se développent, mais aussi comment une fois régulés, ils s’avèrent indispensables pour la constitution d’un soi moral et de communautés politiques et morales pluralistes.

Pragmatisme et pluralisme

Le pragmatisme de James et de Dewey connaît depuis quelques années un retour en grâce en sciences sociales et en philosophie. Il doit permettre de rompre avec certains dualismes traditionnels comme l’individu et la société, la nature et la culture, etc., pour proposer une pensée théorique et pratique de l’engagement, et en particulier de l’engagement relatif à des valeurs morales. Il reprend ainsi, tout simplement, le projet philosophique d’une discussion critique de nos représentations en vue du bien ou du meilleur.

Opter pour la méthode pragmatiste comme le fait J. Ravat, en particulier celle de John Dewey [1], implique de penser l’espace moral en refusant deux modèles : le modèle logico-mathématique qui se réfère à des vérités morales absolues connaissables a priori et le modèle judiciaire ou herméneutique qui voudrait que le cœur de la vie morale soit l’application de principes généraux pour bien juger des cas particuliers. À l’inverse, le pragmatisme prend pour modèle la méthode expérimentale et sa dynamique de reformulation constante des hypothèses grâce à la pratique du laboratoire. Cette méthode expérimentale suppose de penser que l’espace moral a une forme modulable, et c’est une des forces de l’ouvrage que de s’appuyer régulièrement sur cette métaphore spatiale (p. 13-18) [2]. À partir de leurs positions dans l’espace moral, les individus ont des trajectoires dépendant de leurs orientations morales et de la force de leurs convictions et émotions morales, ce qui provoque parfois des chocs d’intensité variable. Ces trajectoires et collisions constituent un espace fragmenté, sans ordre a priori, représenté en chaque individu par des cartes morales subjectives et sociales (chap. 4) [3]. Ces cartes sont parfois en décalage et leur rencontre produit des désaccord s moraux [4].

Or, si J. Ravat se réclame de la méthode expérimentale de Dewey, il la déplace nettement en insistant avant tout sur la correction des réseaux symboliques constituant ces cartes morales, sans proposer de réflexions sur des expérimentations sociales ou politiques. Un réseau symbolique est un ensemble de représentations socialement partagées et disponibles pour que les individus se représentent leur vie morale. Ils sont faits de cas exemplaires, d’analogies, de récits, d’arguments moraux. Ils fournissent les matériaux de l’imagination morale. Car la morale n’est pas d’abord une référence à des principes moraux abstraits ou à des règles générales et elle suppose plutôt un travail de comparaison entre les cas nouveaux et les cas bien connus. Telle est probablement la véritable méthode fondamentale en éthique selon notre auteur, même s’il ne le dit pas explicitement (chap. 8).

Cette dynamique de révision des croyances et engagements moraux est une réponse au relativisme moral (chap. 6). Ce dernier ne rend pas compte des désaccords puisqu’il s’en tient à la reconnaissance et à la tolérance non critique de la diversité des points de vue. Les interactions entre les individus aux orientations morales divergentes ne sont alors pas décrites puisque les désaccords moraux sont réduits à une juxtaposition statique de points de vue égaux. Or la pensée morale procédant fondamentalement par analogies et comparaisons, les désaccords sont l’occasion pour chacun de réorientations morales, soit parce que des points d’accord sont construits, soit parce que la confrontation à l’autre, même dans le dissensus, provoque des reconfigurations de l’espace moral.

Cette dynamique pose la question de la communauté morale : quelle construction dialectique de l’autre et de soi se produit lors des désaccords moraux ? Le premier danger est bien sûr de restreindre la communauté morale aux proches ayant les mêmes valeurs en essentialisant les autres par des catégories méprisantes et avilissantes (p. 81-99). Cette mise en forme mortifère de l’altérité trouve sa source dans un imaginaire chargé d’apaiser la peur de la mort (p. 99-103). En effet, des travaux de psychologie [5] montrent que le resserrement sur le familier et le proche est un comportement favorisé par la peur de la mort qui est l’altérité radicale. Transformer l’autre en ennemi à éliminer n’est pourtant pas une conséquence fatale du désaccord. Le désaccord donne aussi lieu à une expression de soi et à la construction d’un soi ouvert et critique, et telle est la tendance mise en valeur tout au long de l’ouvrage. Le dissensus moral suppose l’expression linguistique de ses valeurs et idéaux face à autrui. En articulant des raisons et des récits moraux, chacun effectue un travail critique sur soi dont un des enjeux est la reconnaissance de soi contre toute réduction, voire contre toute réification [6]. Cette modalité de la reconnaissance doit permettre d’éviter l’indifférence relativiste tout autant que l’assimilation ou l’exclusion violentes. En ce sens, l’identité morale est un parcours grâce auquel l’individu se redéfinit lors des épreuves du désaccord (chap. 3).

Quelle régulation possible des désaccords ?

Pour favoriser ce processus vertueux de construction des identités morales et éviter la transformation des désaccords en conflits violents, une régulation est nécessaire afin d’ajuster les cartes morales.

J. Ravat commence par écarter les solutions qui évitent les désaccords au lieu de les intégrer. Selon notre auteur (p. 258-264), Rawls proposait d’exclure les questions morales, celles portant sur le Bien et sur la manière de vivre comme individu, des questions politiques portant sur la juste organisation de la structure de base de la société : les droits individuels fondamentaux et le système de répartitions des avantages et des charges entre les citoyens. Rawls considérait qu’un consensus par recoupement devait permettre aux citoyens aux morales divergentes de s’entendre sur la forme générale d’une société juste. J. Ravat veut au contraire que le dissensus moral soit au cœur de la sphère publique et non qu’il soit privatisé [7]. Néanmoins, on peut lire Rawls plutôt comme proposant de construire rationnellement des principes moraux communs de justice pour permettre aux désaccords moraux persistants d’être débattus. J. Ravat insiste d’ailleurs aussi sur cette exigence de construction de jugements et d’idéaux communs, les désaccords n’ayant pas nécessairement pour conséquence un morcellement généralisé de l’espace moral, nous y reviendrons ci-dessous.

L’éthique de la communication d’Habermas est aussi contestée en ce que pour surmonter les désaccords, elle se focalise sur les conditions de l’argumentation juste (p. 273-280). Or, la réflexion morale n’est pas que d’entendement, elle est aussi d’imagination. Le désaccord n’est pas surmonté en proposant des principes universalisables et acceptables idéalement par tous les individus. Ce sont les analogies, les récits, les resymbolisations où le désaccord est reformulé qui permettent de coopérer sans espérer une unité absolue entre tous. L’approche pragmatique est pluraliste, elle vise à produire des accords quand cela est possible tout autant que des oppositions réfléchies, non violentes mais probablement à jamais insurmontables. J. Ravat reprend ainsi l’idée deweyenne de constitution d’un public. Un public au sens objectif se définit comme l’ensemble des individus affectés par une action, tandis que le public au sens subjectif est l’ensemble des individus conscients des effets d’une action sur eux. Bien souvent, le public subjectif est plus restreint que le public objectif. Développer le public subjectif ne consiste alors pas à réunir des individus différents sous une opinion uniforme et sous une unique manière d’exister mais promouvoir une pluralité de voix morales se reconnaissant mutuellement.

Deux objections réalistes

La lecture d’Éthique et polémiques pose finalement deux questions générales, l’une pratique, l’autre théorique. La question pratique que l’on ne peut manquer d’adresser à un ouvrage s’inscrivant dans la tradition pragmatiste est celle de la mise en œuvre de la régulation morale. Elle n’est pas vraiment décrite, sauf sous la forme de lignes directrices assez générales comme l’insistance sur le travail d’analogie, de comparaison et de resymbolisation pour exprimer ses engagements moraux et comprendre ceux auxquels on s’oppose. Quelques pistes sont parfois suggérées à l’occasion d’analyses de cas concrets mais l’ensemble reste programmatique quant à sa mise en œuvre politique, juridique, institutionnelle et pédagogique. Peut-être que le point de départ de la réflexion sur les désaccords moraux n’est pas assez matériel et trop vite réduit à un conflit de représentations et d’imaginaires. Or, l’espace moral est fragmenté non seulement par des conflits de valeur mais parce que des intérêts matériels et moraux opposent les individus dans des champs structurés n’offrant pas à tous les mêmes ressources matérielles et morales. Bien qu’il refuse d’accorder à l’argumentation abstraite un poids trop grand dans le développement et la résolution des désaccords moraux et qu’il mentionne positivement certaines formes d’affrontements, J. Ravat n’intègre pas à sa méthodologie les luttes sociales et politiques concrètes qui sont exclues de la théorisation focalisée sur l’analyse des dynamiques de l’imagination morale de chaque individu.

La question théorique porte sur l’absence de structuration stable de l’espace moral, que cette structuration soit le fait de principes moraux universels et intemporels ou de principes moraux apparaissant au fil de l’évolution naturelle et de l’histoire. J. Ravat critique l’absolutisme moral selon lequel il existerait une réalité morale indépendante de nos croyances et désirs, indépendante de toute construction ou convention humaine (chap. 5). L’absolutiste moral imagine un espace moral parfaitement ordonné, systématique, complet, idéal. Cette imagination est stimulée pathologiquement par une crainte de la différence tournant à l’obsession de l’unité (p. 187- 189). Certes, on ne peut que s’inquiéter du dogmatisme borné de ceux et celles qui croient que leurs préjugés moraux ont une valeur absolue. Mais le réalisme moral et le dogmatisme moral sont deux choses que l’on ne peut confondre. Le réalisme moral affirme qu’il y a des vérités morales, et même si identifier correctement certaines de ces vérités est parfois très ardu, voire impossible, certaines sont aisément accessibles. Ainsi, peu douteront que la proposition « il est mauvais de torturer un enfant pour s’amuser » soit vraie. Le reconnaître évidemment ne dit pas encore en quel sens cette proposition est vraie, mais le reconnaître n’est pas être dogmatique ou apeuré par la différence. J. Ravat le reconnaît lui-même (p. 197) quand il déclare qu’il serait irrationnel et mauvais de justifier l’avortement au 8e mois dans le cas d’une femme enceinte désirant faire des photos sans paraître enceinte. Il semble reconnaître que l’espace moral est préstructuré par des principes ou des vérités qui s’imposent à nous.

J. Ravat répondrait sûrement à cette objection en utilisant un argument qui revient régulièrement dans l’ouvrage : tout comme en science, il n’existerait pas de vérités définitives, en morale tout énoncé est révisable. Admettons que tout soit révisable en sciences, ce qui n’a rien de si évident, toute proposition morale n’est pas révisable. Peut-on vraiment envisager que les condamnations du viol, du meurtre gratuit ou de l’esclavage ne soient que des conceptions provisoires qui seront révisées ? Ce serait poser la question de la place du réalisme et de l’objectivité dans la tradition pragmatiste. J. Ravat suit Dewey, et aussi parfois James, plus que Peirce [8]. Or ce dernier insistait bien sur l’exemplarité de la méthode scientifique sans valoriser uniquement ses seuls aspects constructivistes, car il rappelait que la double confrontation aux autres et à la réalité était nécessaire. Un pragmatisme moral où une forme d’objectivité morale serait reconnue serait peut-être finalement plus à même de rendre compte des accords et désaccords moraux.

Ces questions n’enlèvent rien aux qualités de l’ouvrage qui fournit de nombreuses analyses des théories contemporaines en philosophie morale tout en proposant un plaidoyer solidement étayé en faveur d’une construction des subjectivités morales par leur trajectoire dans l’espace moral ponctué de désaccords.

Jérôme Ravat, Éthique et polémiques. Les désaccords moraux dans la sphère publique, Paris, CNRS éditions, 2019, 357 p., 25 €.

par Yann Schmitt, le 9 septembre 2019

Pour citer cet article :

Yann Schmitt, « Du bienfait des débats sur le bien », La Vie des idées , 9 septembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Jerome-Ravat-ethique-et-polemiques

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Notes

[1Voir notamment de Dewey, La quête de certitude. Une étude de la relation entre connaissance et action (1929), trad. P. Savidan, Paris, Gallimard, 2014, et Le public et ses problèmes (1927), trad. J. Zask, Paris, Gallimard, 2010.

[2Ici, J. Ravat prolonge explicitement la métaphore spatiale déjà utilisée par Charles Taylor dans Les sources du moi, les origines de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998.

[3Dans Logique, philosophie et probabilités (Paris, Vrin, 2003, p. 238), Frank Ramsey, auteur que l’on peut rapprocher du pragmatisme mais non cité dans l’ouvrage, concevait les croyances, les représentations du monde, comme des cartes à finalité pratique.

[4Cette approche des questions morales ressemble à la cartographie des controverses, elle aussi inspirée du pragmatisme, mais à laquelle il n’est pas fait allusion dans l’ouvrage. La cartographie des controverses vise à représenter, par les outils du web notamment, la complexité des controverses scientifiques, sociales, techniques et morales dans le prolongement de la sociologie des sciences de Bruno Latour. J. Ravat se concentre plutôt sur les parcours individuels dans l’espace moral dans lesquels les individus s’orientent différemment.

[5Voir J. Greenberg et al., The Worm at the Core : On the Role of Death in Life, New York, Random House, 2015.

[6J. Ravat reprend les travaux d’Axel Honneth, La réification. Petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard, 2007.

[7Il adresse à peu près le même type d’objections à la morale minimale défendue par Ruwen Ogien dans L’Éthique aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2007.

[8Sur la méthode scientifique, voir Peirce, «  Comment se fixe la croyance  », Revue philosophique de France et de l’étranger, 3e année, tome VI, décembre 1878, p. 553-569. Sur Peirce, voir C. Tiercelin, C. S. Peirce et le pragmatisme, Puf, Paris, 1993.

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