On connaît la fameuse formule souvent attribuée à Fredric Jameson : « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » [1]. Mais qu’en est-il de son commencement ? Chercher à savoir ce que monde était avant l’avènement du capitalisme, et comment nous avons basculé dans celui-ci, ne pourrait-il pas nous fournir de précieuses indications sur ce qui pourrait venir après lui ? À supposer bien sûr, au préalable, que l’on s’entende sur la signification du terme de « capitalisme » ou de la formule « transition du féodalisme au capitalisme ». Or que faut-il entendre par cette dernière ? A-t-on affaire à un phénomène uniquement européen dont on pourrait délimiter précisément les bornes chronologiques ? Ou à un processus mondial de longue durée ? Comment l’appréhender sans tomber dans le piège consistant à rétroprojeter sur un passé non capitaliste, des pratiques et modes de pensées typiques de notre présent enfermé dans le « réalisme capitaliste » [2] ? Voici quelques-unes des interrogations auxquelles Jérôme Baschet tente de répondre dans son dernier ouvrage.
Pour cela, il n’hésite pas à revenir à chaque fois sur la littérature existante, s’efforçant d’évaluer la pertinence des thèses défendues, qu’il s’agisse de dater la naissance du capitalisme, d’identifier les facteurs responsables de son émergence, ou de cerner conceptuellement par une série de distinctions ce qu’on désigne par cette notion, trop souvent laissée dans le flou. En suivant cette méthode, il en vient à soutenir un certain nombre de positions tranchées sur ces différents points.
Le choix du basculement entre 1760 et 1830
Pour commencer, l’historien récuse la périodisation proposée par le sociologue I. Wallerstein ou l’historien J. W. Moore qui font coïncider les débuts du capitalisme avec la colonisation des Amériques, estimant que le capitalisme comme « économie-monde » [3] ou « écologie-monde » [4] prend son essor au cours du long XVIe siècle (1450-1648). Pour ces auteurs d’obédience marxiste, l’expansion coloniale outre-mer est la voie de sortie de la crise du système féodal aux XIVe-XVe siècles dans la mesure où elle permet de dépasser les impasses économiques et écologiques majeures sur lesquelles il bute (baisse des rendements agricoles, manque de terres et de main d’œuvre…). J. Baschet n’adhère pas à ce récit de la formation du capitalisme. Il tempère l’ampleur de cette crise qui est loin de signer l’arrêt de mort du féodalisme, lequel se rétablit au XVe siècle au moment où la conquête des Amériques s’amorce. En outre, il lui reproche de souffrir paradoxalement d’un « biais américanocentrique » (p. 31), tout en faisant l’impasse sur les éléments de continuité entre les deux périodes distinguées par la césure de 1492, notamment le pouvoir de l’Église chrétienne comme « institution dominante-englobante de la société médiévale » (p. 93).
Ne trouvent pas davantage grâce à ses yeux les approches qui situent la naissance du capitalisme plus en amont (dès le XIe ou XIIe siècle). Si J. Baschet reconnaît que le Moyen-Âge a pu être synonyme de développement des villes, des échanges commerciaux et des activités financières, il refuse d’y voir les indices d’un capitalisme médiéval inchoatif. Il souscrit plutôt à la thèse d’un « long Moyen Âge » [5] qui évolue et se transforme au fil du temps, en intégrant les innovations de la Renaissance ou de la Réforme, pour se maintenir jusqu’au XVIIIe siècle. Dans sa perspective « résolument discontinuiste » (p. 81), c’est seulement dans les années 1760-1830 que s’effectue la véritable « rupture » (p. 50) avec le féodalisme et le « grand basculement » (ibid.) vers le capitalisme, puisque c’est à ce moment-là que se creuse, sur le plan économique, le fossé entre l’Angleterre, et la Chine. S’inspirant des travaux de K. Pomeranz [6], il juge que la « grande divergence » entre les deux se trouve encore accentuée par la conquête britannique de l’Inde à partir de 1757, celle-ci précipitant le déclin de l’Empire moghol et la désindustrialisation du sous-continent asiatique, tout en contribuant à sceller l’hégémonie de la Grande-Bretagne.
Reprenant également à son compte les analyses de Karl Polanyi [7], il considère que l’invention de la « science économique » et l’affirmation du libéralisme aux XVIIIe et XIXe siècles, dans ce pays, participent à « l’autonomisation » (p. 193) de la sphère économique vis-à-vis des codes sociaux et moraux en vigueur sous le système féodo-ecclésial, tout en inaugurant une « véritable mutation anthropologique » (p. 57), avec l’émergence de la figure de l’homo œconomicus défini par son individualisme possessif.
Finalement, en guise d’argument supplémentaire en faveur de sa chronologie de la naissance du capitalisme, il réhabilite la notion de « révolution industrielle », malgré les critiques qui lui sont souvent adressées (simplisme de la notion, temporalité trop restreinte…). Révisant son contenu et sa périodisation usuels, sur la base de travaux plus récents (comme ceux du géographe Andreas Malm [8]), il défend son utilisation mesurée et prudente, tant elle lui paraît indispensable pour penser « l’essor d’une sphère productive présentant des caractères inédits, par son ampleur colossale […] entièrement dominée par le capital et essentiellement fondée sur le travail salarié et étroitement articulée à des marchés faisant jouer des mécanismes concurrentiels » (p. 61).
Le refus de l’eurocentrisme
Sans cette « révolution industrielle », on ne saurait comprendre les atouts décisifs de l’Europe vis-à-vis du reste du monde, à cette époque, que ce soit en termes d’unification des marchés ou de puissance maritime, militaire et commerciale. N’est-ce pas pourtant succomber à une forme d’eurocentrisme que d’ériger l’Europe en exception, en espace à part, seul à réunir les conditions propices à l’émergence du capitalisme, grâce à la lente accumulation sur son sol des facteurs idoines ? J. Baschet reconnaît lui-même que son « approche partielle […] a surtout pour objectif de plaider pour une analyse de la transition impliquant une importante dimension endogène » (p. 97), c’est-à-dire interne à l’Europe telle qu’on la trouve déjà chez un économiste marxiste comme Robert Brenner qui, pour rendre compte de la transition, insiste sur les luttes entre seigneurs et paysans, entre les XIVe et XVIIe siècles, et leurs conséquences dans le contexte particulier du féodalisme anglais [9] (système de common law, État monarchique puissant, enclosures, etc.).
Conscient d’avoir à répondre par anticipation à une telle critique, le médiéviste s’emploie à la désamorcer en la retournant contre ceux qui la professent. En soulignant que les prémisses du capitalisme et de la mondialisation (en termes de réseaux commerciaux, de proto-industrie) se rencontrent aussi dans d’autres aires et civilisations (empire Mongol au XIIIe siècle par exemple), ces derniers tombent, à son sens, dans le piège de « l’eurocentrisme anti-eurocentrique » (p. 88-89). Car « chercher à réduire l’écart entre l’Europe et les autres civilisations, tout en attribuant à celles-ci un rôle actif dans l’émergence du monde moderne, expose alors à la tentation d’universaliser le processus de formation du capitalisme » (p. 190). Le paradoxe est alors qu’en voulant rompre avec le mythe de l’exceptionnalité de l’Europe, on finit par attribuer les traits de celle-ci aux principales civilisations, non européennes, banalisant et naturalisant le capitalisme qui devient l’aboutissement nécessaire de « toute tendance à l’essor productif et commercial » (p. 89).
On peut se demander si le renversement de l’accusation opéré par J. Baschet lui permet d’échapper totalement à l’eurocentrisme. Certes, il propose une analyse de la transition dans laquelle les dimensions endogènes et exogènes à l’Europe se combinent et se renforcent mutuellement, plutôt qu’elles ne s’excluent. Par ailleurs, il rappelle que « seule la reconnaissance d’une participation active (agency) des sociétés non européennes paraît de nature à éviter pleinement le biais eurocentrique » (p. 97). Mais il ne met pas vraiment en œuvre ce principe méthodologique emprunté à A. Anievas et K. Nişancıoğlu. Or la force de ces deux auteurs, dans leur livre How the West Came to Rule [10] est justement de montrer que « les tentatives ottomanes de construction d’un empire ont réduit la menace impériale des Habsbourg, donnant aux États du nord-ouest de l’Europe l’espace géopolitique structurel » [11] dans lequel la formation du capitalisme a pu avoir lieu.
Si on laisse de côté cet aspect, l’un des apports majeurs de l’ouvrage de J. Baschet est sans doute de revaloriser de façon assez originale l’importance de l’Église, comme singularité européenne posant les bases à long-terme de la transition du féodalisme au capitalisme. Selon le médiéviste, l’emprise (matérielle, spirituelle) exercée par cette institution, durant le Moyen-Âge, importe à deux titres. D’une part, c’est « l’universalisme chrétien, potentialisé par la configuration ecclésiale de la société » (p. 105) qui se révèle être le moteur principal de cette « mondialisation féodo-ecclésiale » (ibid.) dont l’Europe est le foyer et qui se diffuse jusque dans les colonies ibériques du continent américain. D’autre part, c’est la doctrine chrétienne de l’âme, transcendante par rapport au corps, qui prépare la dissociation ou le « grand partage » de l’homme et de la Nature, et le basculement vers le naturalisme des sciences modernes, en même temps qu’elle contribue à l’affirmation de l’individualisme avec la définition de la personne comme entité singulière et propriétaire de soi.
Distinguer activités du capital et capitalisme
L’autre apport notable et appréciable du livre est la distinction conceptuelle opérée entre « activités du capital » (p. 142) et capitalisme. En suggérant ainsi d’appeler « activités du capital », toutes les activités qui visent à investir une somme d’argent pour en retirer une somme supérieure, l’historien se prémunit du risque d’interpréter des « formes antédiluviennes » [12] de commerce et de prêt comme les indices manifestes d’un capitalisme déjà constitué ou en gestation. Car tel est bien l’écueil dans lequel tombe le « modèle de la commercialisation » (p. 77) [13] qui fait découler le capitalisme de l’essor continu des pratiques et échanges commerciaux, une fois levés les obstacles à leur plein déploiement. Contre ce modèle linéaire et téléologique, il est essentiel de rappeler que, dans les sociétés non capitalistes, les activités du capital, même développées, restent politiquement contrôlées et socialement marginalisées. Pour que le capitalisme s’impose, comme « mode de production » (p. 145) gouverné par l’impératif d’accumulation du capital, il faut donc autre chose. Le capital (industriel) doit s’emparer de la majorité de la sphère productive, et les rapports sociaux se trouver modelés, de façon prédominante, par les rapports capitalistes de production fondés sur le travail salarié. Bref, c’est une « grande reconfiguration » (p. 200) des éléments antérieurs présents dans le système féodo-ecclésial qui est nécessaire.
Comme le souligne J. Baschet, il revient notamment aux États européens rivaux de hâter cette grande reconfiguration systémique au cours des XVIIe-XVIIIe siècles. Soucieux d’accroître leur puissance et donc leurs ressources (monétaires, fiscales), ils contribuent à soutenir le développement des activités du capital, parallèlement à leurs entreprises d’expansion marchandes et coloniales. On peut cependant regretter que l’historien ne s’attarde pas davantage sur ce rôle crucial des États monarchiques, un peu vite expédié, ou qu’il ne discute pas davantage l’hypothèse selon laquelle « l’absence de la forme-Empire est une précondition de la formation du capitalisme » (p. 128). En effet, ne pourrait-on pas penser que sa formation en Europe est plutôt le résultat d’une double transformation de « l’impérialité » chrétienne (sa sécularisation et sa dissémination coloniale) comme le défend le philosophe Mohamed Amer Meziane [14] ?
Si ces quelques éléments mériteraient plus ample discussion, le livre de J. Baschet conviendra à tout lecteur désireux d’en savoir plus sur la naissance du capitalisme, qui y trouvera une excellente synthèse, concise et pédagogique, pour se repérer dans les débats autour de cette question.
Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme ? De la société féodale au monde de l’économie, Albi, Crise et critique, 2024, 204 p, 16 €.