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Jean Sénac : l’Algérie au corps


par Blandine Valfort , le 19 juillet 2013


Jean Sénac, poète des indépendances, a contribué à instituer une esthétique algérienne dans les lettres comme dans les arts visuels. Entreprise audacieuse, qui s’est souvent heurtée à l’incompréhension de ses compatriotes. L’article de Blandine Valfort est suivi d’un entretien avec l’écrivain algérien Hamid Nacer-Khodja.

Lorsqu’on évoque la situation des pieds-noirs pendant la guerre d’Algérie, le premier nom qui vient à l’esprit est celui d’Albert Camus, défenseur de la « trêve civile » et d’un compromis pacifiste. On oublie que certains d’entre eux ont totalement embrassé la cause indépendantiste et soutenu la lutte armée : ainsi du poète Jean Sénac (1926-1973), mystérieusement assassiné il y a quarante ans. L’écrivain s’était engagé à corps perdu dans une triple quête de reconnaissance : pied-noir, il milita pour l’unification de l’Algérie libre ; homosexuel, il défendit l’affranchissement des corps ; poète, il contribua à la mise au jour de la création algérienne contemporaine, tant en littérature que dans les arts plastiques.

« Chanter l’Algérie totale, c’est aussi bien militer par le verbe pour la réforme agraire que réintégrer les structures du bonheur » (L’Afrique littéraire et artistique, février 1971). Jean Sénac lutta sur tous les fronts de libération, défendant une conception inclusive de l’algérianité, et s’engageant corps et âme pour l’indépendance algérienne. Né à Béni-Saf d’une mère d’origine espagnole et d’un père inconnu, il ne dut pas seulement se battre avec ceux qui se le représentaient comme un « gaouri » (terme désignant l’Européen de culture chrétienne) descendant des conquistadores, mais encore défendre son homosexualité. Or cette revendication s’inscrit non seulement dans le contexte de la création d’un État algérien que Sénac souhaite ouvert à la différence, mais aussi d’un conflit colonial qui se perpétue même après l’acquisition de l’indépendance en 1962. Les mouvements d’extrême droite partisans de l’Algérie française ont en effet contribué à sexualiser le conflit : eux seuls étaient censés incarner une virilité de bon aloi, face à la prétendue bestialité des Nord-Africains et à la « féminisation » de la France qui avait accepté la défaite [1] Or ce discours de la virilité atteint son acmé en Mai 68, où l’expression du corps homosexuel, chez Sénac, tend aussi à se radicaliser.

L’algérianité à corps perdu

À l’instar d’Albert Memmi, qui se définit comme « une espèce de métis de la colonisation » ne pouvant se reconnaître ni dans le portrait du colonisateur, ni dans celui du colonisé, Jean Sénac se présente comme une véritable énigme culturelle : tous les scénarios identitaires s’ouvrent en effet au « bâtard » qu’il est. Dans un roman inachevé intitulé Ébauche du père, le poète revendique son algérianité constituée en identité multiple : « Je suis de ce pays. Je suis né arabe, espagnol, berbère, juif, français. Je suis né mozabite et bâtisseur de minarets [...] » (Ébauche du père). Cette définition remet en question la catégorisation réductrice et trompeuse selon laquelle l’Algérien est nécessairement un Arabe musulman, équation artificielle dont on connaît les répercussions politiques et sociologiques, notamment pour les minorités. Le métissage que lui oppose Sénac investit le champ littéraire : lui-même se considère comme un écrivain algérien écrivant en français.

Comme pour la majorité des auteurs de sa génération, il ne s’agit guère d’un choix, puisque le système colonial a imposé depuis plus d’un siècle un processus d’acculturation qui a spolié les populations de leur patrimoine et de leur langue. Cependant, Jean Sénac ne défend jamais par le rejet sa légitimité à parler en Algérien. Son œuvre se tisse autant à partir de références arabes que françaises, où les chantres de la Résistance — Aragon, René Char, etc. — tiennent une place exemplaire.

Ce choix de l’interculturalité n’est pas une facilité : la situation de Jean Sénac est sans doute bien moins confortable que celle des poètes qui, à l’instar des colons, ont adopté le discours manichéen opposant chrétiens et musulmans, Français et Arabes. Son algérianité ne sera d’ailleurs jamais complètement acquise de son vivant : Sénac a mis « ses pieds noirs dans le couscoussier [2] », entreprise pour le moins audacieuse dans un pays en construction qui recherche l’unité nationale dans l’uniformité. Inlassablement, il répond pourtant au scepticisme de ses concitoyens indépendantistes en réaffirmant son désir d’embrasser leur cause. Il rejoint d’ailleurs à partir de 1955 la Fédération de France du Front de libération nationale) au sein de laquelle il rédige des tracts, organise des réseaux, établit des liens entre le FLN et son rival, le MNA (Mouvement national algérien).

Il définit parallèlement une nouvelle esthétique au service du combat algérien dans son essai Le Soleil sous les armes (1957). Oreille attentive, enregistrant le souffle de ses frères, le poète prend désormais « note de l’Histoire maçonnée par le peuple » (Le Soleil sous les armes). La publication de cet essai, qui ne condamne pas la lutte armée mais l’associe étroitement, par son titre même, à l’écriture poétique, marque une nouvelle étape dans les relations de plus en plus houleuses entre Jean Sénac et Albert Camus, et annonce la rupture définitive des deux amis. Les recueils Matinale de mon peuple (composé à partir de 1952 et publié en 1961) et Aux héros purs (paru en 1962) illustrent bien cette participation poétique au combat, qui prend la forme d’une fraternité souvent érotisée : faire corps avec la jeunesse algérienne, pour préparer des noces qui entérineront une reconnaissance mutuelle. Sénac place tous ses espoirs dans cette nouvelle génération, qui ne devrait plus voir dans son prénom chrétien le signe d’une étrangeté radicale. L’union des corps apparaît ainsi comme le prélude à la réunification attendue de la nation, loin de toute homogénéisation abusive.

L’avènement du corpoème

Si chanter mon amour c’est aimer ma patrie,
Je suis un combattant qui ne se renie pas.
Je porte au cœur son nom comme un bouquet d’orties,
Je partage son lit et marche de son pas.

Ces vers composés en 1954 et publiés à titre posthume en 1983 montrent comment Jean Sénac associe dès ses premiers écrits la lutte politique à la relation amoureuse, spécifiquement homosexuelle. Cette dernière est exprimée, de manière plus ou moins explicite : tout en confiant son amour, le poète ne dévoile pas immédiatement son homosexualité, qui risque à tout moment de l’exposer à la vindicte publique. L’érotisme est même frappé du sceau d’une culpabilité que lui inspire son éducation chrétienne. Cependant, au-delà de cette expression voilée ou des thèmes parfois convenus de la poésie amoureuse (l’étreinte, la jalousie, le malheur de l’amant), l’union avec l’autre révèle le désir d’une reconnaissance, en écho avec la création de la nation algérienne.

Vous aimer c’est fêter votre image en l’absence
Au point de vous toucher du doigt,
C’est donner corps à votre essence.
Je m’écoute et voici : ma bouche a votre voix ! (Les Leçons d’Edgard [1983], Œuvres poétiques, op. cit., p. 129, p. 133)

Processus créateur réciproque, l’acte d’amour rend possible cette compréhension mutuelle, puisqu’on s’y révèle à l’autre tout en révélant l’autre en soi. On comprend l’importance de cette relation intersubjective pour le poète pied-noir en quête de légitimité.

Dans Poésie, recueil publié pendant la guerre, Sénac chante la vigueur des corps jeunes, qui annoncent l’avènement d’un homme nouveau. Ils accompagnent ainsi le mouvement révolutionnaire et inspirent une écriture qui réconcilie l’esprit et la chair :

Car rien si ce n’est sur l’esprit n’est fondé.
Mais rien non plus si la chair n’y a pris sa part.
Corps total, rien
si à travers les séquences abruptes du désir tu n’as saisi un seul instant ce regard — notre amarre au Vide ! — un trou d’anguille dans le ciel.
Non, aucune parole qu’elle ne l’ait d’abord été sur tes lèvres (Le Torrent de Baïn [1962], Œuvres poétiques, op. cit., p. 372.).

Le « Corps total » fait ici sa première apparition, annonçant le recueil Avant-Corps, publié en 1968, qui comprend notamment le « Diwân du Noûn, corpoème », composé l’année précédente. Le terme « diwân » désigne, en arabe, un recueil de poésie, et le noûn — ن — est, dans cette même langue, une lettre femelle au tracé sensuel, placée en exergue de la sourate 68 du Coran, intitulée « Le Calame ». L’écriture, le Verbe sacré et l’érotisme s’entremêlent dans un « corpoème » transgressif qui met fin à la séparation chrétienne de l’âme et du corps. Le poète, au terme d’une véritable expérience mystique, touche le divin dans une étreinte très sensuelle, les corps s’unissant « en une chair spirituelle/ Mais animale tout de même et si belle ! »(« Diwân du Noûn », Œuvres poétiques, op. cit., p. 523.), comme dans l’épisode biblique où Jacob se collète avec l’ange. Au moment où prend forme ce corpoème, en 1967, la marginalisation du poète s’accentue. Simultanément s’affirme donc la violence d’un corps-à-corps avec une société qui a trahi l’élan vers la liberté.

Violences du corps à corps : un poète face à la répression

Lorsqu’on évoque ce double engagement politique et intime, où à la libération des peuples opprimés fait écho celle du corps homosexuel, le nom de Jean Genet s’impose immédiatement. Ce double front est aussi celui sur lequel se bat Jean Sénac, d’une façon accrue à partir du milieu des années 1960. L’érotisme s’y exprime en effet avec plus de violence, dans une langue parfois très crue : Sénac manifeste son écœurement face aux autorités politiques qui trahissent, à ses yeux, les idéaux de la révolution algérienne. Le poète, qui avait tissé des liens familiers avec le premier président de l’Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella, désapprouve le coup d’État mené en 1965 par Houari Boumediene. En dépit du succès de ses émissions radiophoniques (« Le Poète dans la cité », « Poésie sur tous les fronts ») et de ses conférences, Sénac est de plus en plus isolé et devient en 1967 la cible d’attaques directes, notamment dans le cadre de son activité au sein de l’Union des écrivains algériens. Il subit la même année un autre revers, puisqu’il ne parvient pas à mobiliser, lors de la guerre des Six Jours, les membres de l’Union en faveur des belligérants arabes. Sénac répond au mutisme de la société qui l’entoure d’une voix qui, en dépit de sa force, restera longtemps inaudible, puisqu’il s’exprime dans des recueils publiés à titre posthume.

Mais par cette libération de la voix homosexuelle, Jean Sénac ne s’adresse pas uniquement aux hommes politiques algériens. Dans les années 1960, les milieux d’extrême droite, en France, nourrissent une profonde rancœur à l’issue de la guerre d’indépendance et contribuent à sexualiser le conflit. Des hebdomadaires comme Minute ou Rivarol décrivent les mœurs sexuelles dépravées des Algériens qui menaceraient une France efféminée. L’historien Todd Shepard montre que l’extrême droite souhaite « se positionner comme l’incarnation d’une virilité saine, et donc comme seule capable de défendre des ennemis pervers les Français ». La partition est nette : d’un côté, des Algériens « hyper-sexualisés, proches de l’animalité [3] », de l’autre les responsables de la défaite — les gaullistes et de Gaulle —, qui ont féminisé la France, lui ôtant toute virilité. Le recueil qu’écrit Jean Sénac en 1967, Le Mythe du Sperme-Méditerranée, est une réponse à ces deux discours politiques : il s’oppose au pouvoir autoritaire et fermé de Boumediene ainsi qu’aux discours racistes véhiculés par l’extrême droite française. Les mots audacieux du corps attaquent donc directement l’appareil répressif.

L’homosexualité traduit un « non » jeté à la face de la société, et la libération conjointe du corps et de l’esthétique qui le représente dépasse le cadre algérien. Comme dans les textes de Jean Genet, une transgression des normes et des cadres rigides de l’écriture est à l’œuvre, la poésie se fait orgasme. À l’automne 1967, Jean Sénac entame une correspondance avec Lawrence Ferlinguetti, poète et libraire de San Francisco, figure charismatique de la Beat Generation. Plusieurs textes de Sénac rendent d’ailleurs hommage à Allen Ginsberg, en qui il voit un jumeau : le poète de Greenwich Village, né lui aussi en 1926, doit également vivre son homosexualité dans une société puritaine qui le marginalise. Et la ressemblance n’est pas uniquement biographique, tant Le Mythe du sperme-Méditerranée entre en résonance, dans le fond comme dans la forme, avec le recueil Howl de Ginsberg, publié en 1956.

Tantes radioactives radieuses puisque c’est la seule façon d’être radicalement contre cette société abominablement chatte.
Réceptacle des fondamentales négations, haine contre !
Ne pas donner prise. Nier.
Somptueusement.
Coït procréateur, moteur de la perpétuelle abomination !
Haine et tantouzeries contre !
Jusqu’à ce que vienne un homme. Mais il ne peut pas naître de ces vagineries-là. (Le Mythe du Sperme-Méditerranée, Œuvres poétiques, op. cit., p. 544.)

Dans les textes de Jean Sénac, comme dans ceux du mouvement nord-américain, l’esthétique est inséparable d’une revendication politique. Le recueil A-Corpoème, écrit en 1968 et publié en 1981, comprend plusieurs « flashs » qui font référence aux événements contemporains, qu’il s’agisse de la guerre du Viêt-Nam ou du conflit palestinien. Parallèlement, les « Visitations » de l’ange se poursuivent et permettent au sujet de s’éveiller à « un corps plus vaste ». La voix de l’intime ne se distingue donc pas de l’engagement politique, comme en témoigne ce cri du poète dans l’avant-dernier texte de l’ensemble : « Ce pauvre corps aussi / Veut sa guerre de libération ! » (A-Corpoème, Œuvres poétiques, op. cit., p. 601, p. 578, p. 602).

Dans les années 1967-1968, la poésie de Sénac reprend certains aspects du discours sur la répression tel qu’a pu le définir Michel Foucault dans les premières pages de La Volonté de savoir. Il est vrai que la représentation de la lutte des classes, présente dans les textes poétiques et le roman Ébauche du Père à travers les fantasmes érotiques qu’exprime Sénac, bouleverse le schéma de la famille bourgeoise bien-pensante. Ce combat pour la liberté dépasse, là encore, le cadre algérien, puisque la société française est traversée par la vague contestataire de Mai 1968. Or l’extrême droite considère que ces insurrections sont une des conséquences de la guerre d’Algérie : la jeunesse française, dévirilisée, serait corrompue par les émigrés nord-africains. Elle s’était déjà attaquée, en 1966, à la pièce Les Paravents de Jean Genet représentée au Théâtre de l’Odéon, dont l’action se déroule pendant la guerre d’Algérie et reprend les thèmes chers à Jean Genet, notamment la révolution et l’homosexualité. C’est dans ce contexte que Sénac revendique de plus en plus explicitement, sur un ton parfois très provocateur, la liberté des corps. L’évolution de son écriture montre donc que le renforcement d’un système autoritaire provoque une surenchère dans l’expression de la sexualité. Michel Foucault décrit en effet une sorte d’émulation entre le discours répressif et le discours sur la répression :

Parler contre le pouvoir, dire la vérité et promettre la jouissance ; lier l’un à l’autre l’illumination, l’affranchissement et des voluptés multipliées ; tenir un discours où se joignent l’ardeur du savoir, la volonté de changer la loi et le jardin espéré des délices — voilà qui soutient sans doute chez nous l’acharnement à parler du sexe en termes de répression (Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. I, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 13).

Mais la poésie de Jean Sénac n’est pas uniquement un « parler contre » qui aurait pour seule vocation d’attaquer le discours dominant. Le poète parvient en effet à convertir cette marginalité sexuelle en force créatrice : le processus d’autodétermination se joue à la fois sur la scène extérieure, à travers l’indépendance algérienne, et sur la scène intime. Il s’agit de se définir non pas à partir de catégories figées, de cadres idéologiques étroits, mais de s’engager activement dans un processus d’autocréation. Son écriture participe donc bien de cette « esthétique de l’existence », de cette « élaboration de sa propre vie comme une œuvre d’art personnelle » qu’évoque également Michel Foucault [4].

À travers la création du corpoème, qui se réapproprie des patrimoines culturels divers pour créer une mythologie personnelle, l’écriture poétique devient un contre-pouvoir qui fonde — positivement, cette fois-ci — une expression nouvelle. Sénac s’apprêtait à la théoriser, quand on l’a mystérieusement assassiné le 30 août 1973 dans ce qu’il nommait sa « cave-vigie », rue Élisée Reclus à Alger. Une dernière adresse dont l’ironie tragique est confirmée par la signature que Jean Sénac avait apposée à ses écrits dès 1968 : « Alger-Reclus ».

Qui viendra réclamer le corps ?

Sénac a constamment voulu préparer l’avenir : il savait que la révolution ne serait pas achevée en 1962, et que la liberté n’est jamais acquise. La jeune génération algérienne est d’ailleurs l’un des destinataires privilégiés de ses recueils. Refusant d’adopter le regard passéiste des anciens combattants et de condamner ainsi la littérature nationale à un embaumement définitif, Sénac a mobilisé les jeunes poètes algériens en faveur d’un vrai renouvellement esthétique. Pour sortir du cycle de la commémoration, du ressassement de l’épopée nationaliste, il fallait inventer une forme nouvelle, quitte à introduire des dissonances dans le chant collectif. C’est cette écriture libre qu’il tente de promouvoir dans son Anthologie de la nouvelle poésie algérienne publiée en 1971. Il y cite de jeunes poètes algériens qui ont à l’époque entre 18 et 30 ans, notamment Abdel Hamid Laghouati, Hamid Nacer-Khodja, Rachid Boudjedra et Youcef Sebti. Ce dernier, qui a participé à ce processus d’individuation de la littérature algérienne avec une plume originale jusqu’au délire, subira le même sort que Jean Sénac, puisqu’il fut assassiné en 1993, la même année que l’écrivain et journaliste Tahar Djaout.

Sénac ne s’est pas contenté d’ouvrir la voie à une nouvelle poésie algérienne ; il a aussi encouragé les autres arts. Défenseur de la peinture abstraite, il s’est lié d’amitié dès 1945-1946 avec de nombreux artistes, comme Louis Nallard, Jean de Maisonseul ou Sauveur Galliéro. En 1964, la fondation de la « Galerie 54 » par Jean Sénac et le peintre Mohammed Khadda a marqué une étape très importante dans la promotion des arts de l’Algérie indépendante. Par les expositions qu’il a organisées, le poète a fait découvrir au public les œuvres de Rezki Zérarti, Abdallah Benanteur, Mohamed Aksouh, Baya, ou encore Denis Martinez. La plupart de ces artistes se réclament de l’« École du Signe », projet artistique qui donna naissance au groupe « Aouchem » (« Tatouages »), en 1967.

« Le petit miroir », relief-peint réalisé par Denis Martinez en 1967, et présenté au public lors de la première exposition du groupe Aouchem. Y figurent trois inscriptions en arabe : ceux qui furent, ceux qui sont, ceux qui seront. Courtesy of Denis Martinez.

Il s’agissait, pour ces créateurs, de trouver une voie singulière, différente du réalisme socialiste et de l’art occidental, et cette originalité passait par un ré-enracinement dans la terre maghrébine. Les signes et tatouages berbères, les lettres arabes ainsi que toutes les expressions plastiques traditionnelles devenaient une source d’inspiration pour des artistes que Sénac n’a cessé d’encourager.

Gouache de Louis Bénisti réalisée entre 1974 et 1977, au moment où l’artiste s’installait à Aix-en-Provence. Courtesy of Jean-Pierre Bénisti.

C’est ainsi qu’il défendait, comme en poésie, une esthétique libre, voire subversive, se distinguant aussi bien de l’école réaliste que néo-orientaliste. Cette génération d’artistes lui a d’ailleurs rendu un ultime hommage : Denis Martinez a scellé une plaque de terre cuite, portant une inscription en arabe et en français, sur la tombe en pierres sèches construite par Jean de Maisonseul en l’honneur du poète disparu.

Malgré le riche héritage laissé par Jean Sénac, son œuvre poétique demeure peu connue au regard des maîtres du roman algérien comme Kateb Yacine ou Mohammed Dib. Il faut dire qu’elle est amputée, dans la mémoire algérienne, de ses textes les plus novateurs — les poèmes érotiques, que l’on a bien souvent oubliés au profit des écrits de combat. À cette vision partielle de l’œuvre s’ajoute la problématique de l’algérianité de l’écrivain : comme Jean Genet, Sénac a embrassé les causes des peuples opprimés, tout en étant condamné à leur rester étranger. Le lecteur contemporain peine également à accéder aux recueils, puisque la dernière édition des œuvres complètes, chez Actes Sud (1999), n’est disponible que dans de rares bibliothèques. Pourtant, exhumer le corpoème de Jean Sénac, c’est découvrir les différents visages d’une nation qui est encore trop souvent considérée comme un bloc monolithique, c’est entendre un chant qui redonne corps à l’individu capable d’inventer un nouvel ordre collectif. C’est, enfin, rappeler la présence d’une homosexualité qui reste sans voix dans l’Algérie d’aujourd’hui.

Entretien avec Hamid Nacer-Khodja, 15 mars 2013

L’écrivain Hamid Nacer-Khodja, né en 1953, enseigne à l’université de Djelfa. Il a édité plusieurs ouvrages de Jean Sénac, qu’il a connu (Œuvres poétiques, Actes Sud, 1999 ; Pour une terre possible, poèmes et autres inédits, Marsa, 1999 ; Visages d’Algérie, regards sur l’art, Paris-Méditerranée, 2002), et lui a consacré deux études (Albert Camus, Jean Sénac ou le fils rebelle, Paris-Méditerranée /EDIF, 2000, 2004 ; Sénac chez Charlot, Domens, 2007).

Blandine Valfort : Comment avez-vous connu Jean Sénac ?

Hamid Nacer-Khodja : J’ai connu Sénac en 1969 : j’avais à peine 17 ans. Je lui ai écrit dans le cadre de son émission de radio « Poésie sur tous les fronts » pour lui demander des poèmes de René Depestre qu’il venait de lire. Ce poète d’Haïti, réfugié à cette époque à Cuba, était venu au premier Festival panafricain d’Alger de juillet 1969, et Sénac lui avait consacré une série d’émissions sous le titre « Nous faisons la Révolution, donc nous existons ». Ce titre m’a beaucoup séduit. L’émission « Poésie sur tous les fronts » était extrêmement populaire au sein de la jeunesse algérienne. Sénac m’a répondu ; je suis allé chez lui, il m’a remis ces poèmes de René Depestre, et m’a dédicacé quelques-uns de ses recueils. Nous sommes donc devenus amis à partir du mois d’octobre 1969.

BV : Cinq poèmes que vous avez signés figurent dans l’Anthologie de la nouvelle poésie algérienne publiée en 1971 par Sénac. Comment cette anthologie a-t-elle été constituée ?

HNK : L’anthologie de 1971 a été publiée aux éditions Saint-Germain-des-Prés. Elle a été précédée de sa sœur jumelle : une conférence de Sénac faite en mars 1969 au Centre culturel français d’Alger. Ce sont les mêmes textes, qui ont été enrichis, et légèrement modifiés. « Jeune poésie algérienne » : c’est lui qui a lancé cette expression qui va faire couler beaucoup d’encre. Poésie algérienne « de graphie française » et non pas « d’expression française ». [...] C’est une anthologie originale : elle comprend des poèmes issus de recueils inédits, écrits par de jeunes poètes qui fréquentaient le « cénacle de Sénac », si l’on peut dire... Sénac avait déjà publié, dans sa collection « Poésie sur tous les fronts » créée en 1965, Pour ne plus rêver de Rachid Boudjedra, et Chacun son métier d’Ahmed Azeggagh. Ce titre de collection est devenu ensuite celui de son émission poétique, de 1967 à 1971.

BV : N’a-t-il pas semblé paradoxal, à l’époque, de publier une Anthologie de la nouvelle poésie algérienne aux éditions Saint-Germain-des-Prés ?

HNK : Effectivement, il y a eu des réactions très vives de la part de certains lecteurs dans le journal L’Unité, un hebdomadaire en langue française de la jeunesse du FLN. [...] Sénac était en quelque sorte le conseiller bénévole de ce journal. Certains ne comprenaient pas pourquoi il éditait cette anthologie en France, dans une collection qui, de surcroît, comprenait de nombreuses pages de publicité... ce qui était perçu comme un éloge du capitalisme. [...] Par la suite, Sénac n’a plus vraiment eu de liberté d’expression en Algérie.

BV : Et ce d’autant plus qu’à cette époque, l’édition était contrôlée par la Société nationale d’édition et de diffusion (SNED)...

HNK : Oui, un monopole ! En 1965, les Éditions Nationales Algériennes (ENA) ont été créées sur la base du patrimoine de Hachette, qui a été nationalisé. [...] La SNED va lui succéder en 1966. Effectivement, l’État a choisi l’option socialiste, c’est-à-dire une politique du livre étatique, et non pas de nature privée. [...]

BV : Ni Malek Haddad ni Kateb Yacine n’ont soutenu Sénac. Malek Haddad avait fait des choix politiques opposés aux siens, puisqu’il avait soutenu le coup d’État de Boumediene. On comprend donc leurs querelles. Mais pourquoi Kateb Yacine s’est-il fâché avec Sénac ?

HNK : C’est le grand mystère... [...] Le premier article sur Nedjma est de Sénac, dès le mois de juillet 1956 et, dans l’émission « Lecture pour tous » de 1956, Kateb a aussi fait l’éloge de Sénac. En 1963, ce dernier publie un texte sur une pièce de Kateb intitulée La femme sauvage. À l’époque, Jean Sénac était très proche du pouvoir de Ben Bella. Or Mohamed Boudia, directeur du théâtre national algérien, hésitait à faire jouer cette pièce (qui a finalement été représentée). Kateb en voulait à Sénac de ne pas l’avoir aidé à la faire jouer.

Lors de la création de l’Union des écrivains algériens, en octobre 1963, Kateb Yacine a été désigné membre du bureau de l’Union qui comprenait 5 ou 6 personnes. Ces dernières devaient préparer des statuts en vue d’une assemblée générale... qui n’a jamais eu lieu. Sénac a saisi tous les écrivains pour leur demander de fixer les grands objectifs de cette Union nationale des écrivains. Kateb a répondu et Sénac a plagié une grande partie de son texte. Depuis, Kateb a toujours traité Sénac de « séraq », ce qui veut dire « voleur ». En mars 1967, dans un entretien dans Jeune Afrique, à Paris, Kateb a commencé à attaquer Sénac. Il disait qu’il était à la recherche de lauriers, de dinars... que tout le monde pouvait écrire « tu es belle comme un comité de gestion », etc. Sénac a répondu qu’il n’était pas comme Kateb un révolté par contrat, qu’il s’intéressait aux jeunes. Il disait qu’on lui avait toujours reproché d’avoir « mis ses pieds noirs dans le couscoussier ». [...] Sénac a démissionné de l’Union des écrivains. En 1970, dans un entretien avec Perroncel-Hugoz, il disait qu’il voulait que ces querelles cessent. [...]

Kateb détestait Sénac, sans doute parce qu’il était proche du pouvoir sous Ben Bella. Après Ben Bella, Sénac s’est totalement éloigné du pouvoir. Au contraire, c’est Kateb qui s’est ensuite rapproché de ce dernier en dirigeant une troupe qui dépendait du Ministère du Travail. D’ailleurs, quand l’émission « Poésie sur tous les fronts » de Sénac a été supprimée, il a demandé l’aide de Kateb et de Malek Haddad, en vain.

BV : Est-ce que Sénac avait des liens avec les milieux littéraires d’expression arabe, en dehors de l’Algérie ?

HNK : Non, mais il admirait beaucoup la littérature de langue arabe traduite en français (il ne connaissait pas l’arabe). [...] Sénac a participé en avril 1972 à une rencontre des poètes de langue arabe et de langue française à Constantine. Il voulait bien sûr provoquer la rencontre. Il a beaucoup diffusé dans ses anthologies la poésie algérienne de langue arabe et de langue berbère. [...] Sénac a été en lien avec la revue marocaine Souffles, qui jouait un rôle très important. Sénac et Jean Déjeux étaient les seules personnes à la lire en Algérie, car elle n’était pas du tout diffusée. Il était en correspondance avec Laâbi qui lui a d’ailleurs rendu plusieurs hommages. Il n’a jamais participé directement à cette revue, mais il lui a consacré plusieurs émissions de « Poésie sur tous les fronts » [...] Il était aussi en lien avec la revue Alif, fondée par Lorand Gaspar. [...] Sénac s’est toujours intéressé à la poésie dans les trois langues. [...] Dans Le Soleil sous les armes, il fait référence à la poésie arabe et à la poésie kabyle de résistance. Après l’indépendance, il a toujours voulu que les poètes arabes soient traduits en français.

BV : Sénac s’est beaucoup intéressé à la peinture, qui a joué aussi un rôle dans sa réflexion poétique. Que désigne, en Algérie, la formule « École du Signe » ?

HNK : [...] Tout le monde parle d’« École du Signe » aujourd’hui pour la peinture maghrébine et particulièrement algérienne.

Gouache de Louis Bénisti réalisée entre 1974 et 1977.

Courtesy of Jean-Pierre Bénisti.

[...] Sénac a prononcé cette formule en 1955 en voyant des tableaux de Khadda au Salon des réalités nouvelles (salon de peinture abstraite tenu par Louis Nallard et Maria Manton). [...] Il a ensuite préfacé les catalogues de Khadda et de toute la mouvance (Martinez, Aksouh, Akmoun...) et a intitulé cette tendance « École du Signe », car elle utilise le signe berbère ou les lettres arabes. [...] L’École du Signe, c’est l’enracinement : il fallait bien que ces artistes trouvent une voie. Comment exprimer le socialisme dans la peinture sans tomber dans le réalisme socialiste ? Il fallait aussi éviter de copier la peinture occidentale. Le Maghreb devait se trouver une voie propre. Ce fut donc la réinvention des signes ancestraux, c’est-à-dire les signes berbères et les lettres arabes. À l’époque, Cherkaoui, au Maroc, le faisait déjà. C’était donc d’abord un problème d’identité politique. Vint par la suite le groupe « Aouchem » (« Tatouages »).

BV : Alger était donc, à l’époque de Sénac, en pleine ébullition politique et culturelle ?

HNK : Alger était vraiment devenue la capitale des révolutions en exil. Il y avait tous les mouvements de libération, y compris le Québec libre... Il y avait des gens d’Afrique du Sud, mais aussi Mario de Andrade, il y avait la Palestine évidemment, les Black Panthers... Tous ces gens-là, Sénac les fréquentait. Il était même leur relais à la radio. Sénac a été le premier à consacrer une émission de « Poésie sur tous les fronts » à la jeune poésie palestinienne qu’il admirait beaucoup. Cette dernière venait d’être traduite par Laâbi, chez Oswald, dans une petite anthologie. Sénac diffusait, dans son émission de radio, de nombreuses chansons révolutionnaires des Palestiniens, en langue arabe.

BV : Actuellement, en Algérie, comment la mémoire de Sénac est-elle perpétuée ? De jeunes poètes revendiquent-ils cet héritage ?

HNK : Certains, oui. L’œuvre de Sénac a d’abord été enseignée par Djamel Eddine Bencheikh à Alger entre 1963 et 1968 environ (Bencheikh a regagné la France en 1969). Ensuite, en 1976, le ministère de l’Enseignement supérieur a mis des textes de Sénac au programme, avec d’autres écrivains de la littérature engagée. En 1990, deux poèmes de Sénac extraits de Aux Héros purs ont été intégrés dans un manuel de langue française de Terminale. À l’Université de Béjaïa, des étudiants ont fait des travaux de recherche sur Sénac. À Alger aussi. En 2004, à l’occasion du 30e anniversaire de la mort de Sénac, la Bibliothèque nationale d’Algérie, qui est dépositaire des fonds Sénac, a publié la première et unique anthologie de Sénac en langue arabe (Diwân es Shams).

Mais globalement, le nom de Sénac est associé à l’homosexualité. De temps en temps on évoque aussi Sénac quand on parle de Camus, en l’opposant à lui, car Sénac a épousé totalement la cause algérienne. Mais on n’évoque pas du tout, en Algérie, les recueils érotiques. Les livres qui y sont les plus diffusés sont Pour une terre possible et Visages d’Algérie.

par Blandine Valfort, le 19 juillet 2013

Aller plus loin

Pour aller plus loin

 Jean Sénac, « Lettre à un jeune Français d’Algérie », mars 1956.

 Hamid Nacer-Khodja, « Jean Sénac. Érotique, poétique, politique », en ligne sur Revues plurielles

 René de Ceccaty et Éric Sarner, « Jean Sénac », Les Lettres françaises, 3 mai 2012

 Bernard Mazo, Jean Sénac, poète et martyr, Le Seuil, octobre 2013.

Pour citer cet article :

Blandine Valfort, « Jean Sénac : l’Algérie au corps », La Vie des idées , 19 juillet 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Jean-Senac-l-Algerie-au-corps

Nota bene :

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Notes

[1Sur ces questions, voir Todd Shepard, «  L’extrême droite et « Mai 68 »  », CLIO. Histoire, femmes et sociétés, 29 | 2009, mis en ligne le 11 juin 2009, consulté le 20 mai 2013.

[2Formule de Sénac lui-même extraite d’un article publié dans Révolution africaine, n° 219, 24-30 avril 1967.

[3Todd Shepard, «  L’extrême droite et « Mai 68 »  », art.cit., p. 44.

[4Extrait d’un entretien de Michel Foucault avec A. Fontana dans Le Monde, 15-16 juillet 1984 (Michel Foucault, Dits et écrits 1954-1988, vol.4, 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 732).

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