Alors que les débats sur le protectionnisme européen agitent une large partie de la gauche française à l’approche de 2012, il n’est pas inutile de porter un regard sur certaines prises de position qui ont divisé les socialistes à la fin du XIXe siècle [1], à l’époque de ce que la politiste américaine Suzanne Berger a nommé la « première mondialisation » [2]. Relire les interventions de Jean Jaurès autour du protectionnisme agricole ne doit pas se comprendre comme une volonté d’ériger cette figure en référence des débats contemporains. Mais revenir à ces textes permet de repérer certains arguments et d’éviter ainsi les déformations d’une pensée politique [3].
Jean Jaurès face à Jules Méline ou à Paul Deschanel, l’image est célèbre et les discours parlementaires enflammés. Le débat sur le protectionnisme agricole durant les années 1880 et 1890 fait partie des grandes joutes oratoires de la IIIe République. Le tarif Méline de 1892 est en effet une pièce majeure de la législation économique du XIXe siècle, un commentateur américain jugeant même qu’il est « une part de la loi économique fondamentale de la IIIe République » [4]. Dans un contexte de dépression économique et de nouvelles concurrences internationales, ces mesures protectionnistes permettent de protéger à la fois les agriculteurs et les industriels français [5]. Les conséquences sont cependant multiples : le coût de la vie est renchéri, en particulier pour les ouvriers des villes, et l’impact de ce protectionnisme sur le développement et la modernisation économique a fait l’objet de nombreux débats. L’histoire de la politique française s’inscrit alors dans une dynamique mondiale, avec, entre autres, le tarif allemand de 1879, le tarif McKinley de 1880 aux États-Unis et le tarif japonais de 1899.
Jaurès, jeune parlementaire républicain, s’intéresse aux questions agricoles et en particulier à celle qui domine pour une large part le débat politique de la fin des années 1880 et du début des années 1890 : le protectionnisme. Son passage au socialisme, au tournant des années 1890, accompagne d’ailleurs ses prises de position successives sur le sujet. Sa dénonciation des limites d’un protectionnisme oublieux des questions sociales est constante, tout comme la défense des ouvriers agricoles et l’attaque contre les spéculateurs. La question de la justice sociale dans les mesures prises par la République semble très présente dans ses différentes interventions, et de plus en plus reliée à une nécessaire solidarité entre le monde ouvrier urbain et la « démocratie rurale », expression qu’il emploie à plusieurs reprises.
Une controverse de la fin du XIXe siècle
Si le protectionnisme et les débats afférents tout au long du XIXe siècle ont récemment intéressé certains historiens [6], on peut cependant constater que les débats de la fin du XIXe et du début du XXe siècles mériteraient d’être davantage revisités. Les intuitions proposées en 1985 par l’historien Thierry Nadau, décédé précocement, n’ont hélas que peu été suivies : « Si l’historiographie de la IIIe République s’est beaucoup penchée sur la question du protectionnisme, c’est avant tout pour en mesurer les effets, établir ou contester son rôle dans l’évolution de l’économie. Les conditions dans lesquelles ce système s’est imposé alors que le régime de 1860 semblait avoir fait la preuve de sa supériorité sont, en revanche, beaucoup moins connues. On a trop vite fait de n’envisager les traités de commerce que comme une parenthèse, trop tendance à considérer la protection comme allant de soi, inhérente au tempérament français. Pour l’histoire, la France est revenue au protectionnisme en 1881. Or, si l’on s’en tient aux seuls chiffres, le tarif général des douanes alors voté n’a rien ou presque rien changé. C’est en fait dans l’écheveau compliqué des mots et des passions, des controverses et des discussions que l’idée protectionniste est née, qu’elle a su exprimer un certain consensus et se donner l’aspect d’une théorie économique générale. C’est à la rencontre d’une situation économique et de la volonté des acteurs qu’un projet original a pu se développer. C’est dans le jeu des forces politiques et sociales, dans le mouvement des idées et des moeurs que nous pouvons le retrouver porteur des contradictions, des espérances et des doutes qu’a suscités la situation de l’économie française dans le dernier tiers du XIXe siècle » [7].
La solidarité entre villes et campagnes
Les premiers textes politiques de Jaurès concernant la question agricole datent du début de l’année 1887 ; il prend alors position dans le débat protectionniste à propos des prix du blé et du pain. L’article de La Dépêche du 29 janvier annonce une intervention parlementaire longue et argumentée le 8 mars suivant [8]. Jaurès pose assez nettement le problème :
« La question est redoutable, car elle met aux prises, au moins en apparence, l’intérêt des villes et l’intérêt des campagnes : les ouvriers ne veulent pas payer leur pain plus cher, et les producteurs de blé, qui bien souvent sont eux aussi des travailleurs, levés avant le jour, veulent vivre » [9].
Utilisant le Bulletin du ministère de l’Agriculture, Jaurès livre des statistiques nationales et départementales pour le Midi, et adopte une position qu’il conserve par la suite pendant l’ensemble des débats sur les tarifs du blé : il demande un sacrifice aux ouvriers des villes pour préserver la démocratie rurale, mais à la condition que cet effort soit bien au profit des travailleurs agricoles.
« Je dirai hardiment aux travailleurs des villes : quelque pénible que soit ce sacrifice, s’il vous est prouvé qu’il est nécessaire, que sans lui le travailleur des campagnes ne peut pas vivre, acceptez-le. Votre intérêt est de ne pas livrer au découragement la démocratie rurale, sans laquelle vous ne pourrez rien, sans laquelle tous vos rêves d’émancipation seront comprimés par une aristocratie d’argent. Votre intérêt est de protéger un travailleur comme vous, qui peine sous le grand soleil, contre la spéculation commerciale qui appauvrit le pauvre et enrichit le riche. […] Seulement, comme c’est un sacrifice que vous faites, vous avez le droit, vous avez le devoir de faire vos conditions. Vous n’entendez pas, en payant le pain plus cher, enrichir les capitalistes qui ont placé une partie de leur argent en fonds de terre. Vous n’entendez pas que les propriétaires profitent d’une élévation du prix du blé pour demander davantage à leurs fermiers, davantage à leurs métayers. Vous voulez que votre sacrifice aille à ceux qui comme vous font œuvre de leurs mains, non à ceux qui font œuvre de leur argent » [10].
L’article publié par Jaurès le 5 février 1889 sous le titre « la Viticulture française et la législation » [11] poursuit cette réflexion sur les droits de douane, mais, s’intéressant au vin, y ajoute un débat sur la qualité des produits et la lutte contre la fraude. Jaurès rappelle d’abord clairement sa position sur les barrières douanières qu’il « accepte très volontiers comme un abri provisoire », tout en soulignant qu’elles « isolent plus qu’elles ne protègent » [12]. Il en montre la complexité quand il précise que « le malheur du protectionnisme, c’est qu’il s’inspire à la fois de l’intérêt général et des appétits particuliers » [13]. Le protectionnisme était considéré comme un secours nécessaire pour le vignoble français, qui traversait des crises répétées dans le dernier quart du XIXe siècle.
Une exigence : la réforme démocratique de l’impôt
Dans les années de préparation du tarif de 1892, Jaurès revient souvent sur les limites d’une politique protectionniste. Il entend en effet l’argument mais se méfie des conséquences sociales de ce type de mesures. Pour lui, débattre du protectionnisme est indissociable d’une réflexion sur la fiscalité, qui doit porter tout à la fois sur les taxes sur la consommation et sur la mise en place d’un impôt sur le revenu progressif.
En décembre 1889, il souligne que les opportunistes au pouvoir refusent le débat fiscal pourtant lié :
« On parle surtout de la concurrence étrangère et on néglige les autres causes du mal, même celles sur lesquelles on pourrait agir ; c’est que la question la plus facile à résoudre semble la question douanière. Et aussi c’est que, pour résoudre les autres problèmes, une meilleure distribution de l’impôt, une meilleure répartition de la propriété foncière, il faudrait demander des sacrifices à ceux qui possèdent, et qu’on aime mieux, en se bornant à des tarifs de douane, en demander à ceux qui ne possèdent pas » [14].
Sa conclusion, d’abord politique, souligne le flou introduit par les discours protectionnistes :
« La fusion qui s’est faite, dans un groupe incolore, des éléments protectionnistes de gauche et des éléments protectionnistes de droite, indique bien que l’idée de protection démocratique ne fait pas de progrès dans les assemblées » [15].
Dans un célèbre débat de 1897, Jaurès condamne les conséquences d’un protectionnisme qui, sans réforme fiscale, ne favorise que les riches propriétaires et réduit les ouvriers à la misère :
« Et permettez-moi de vous le dire, Monsieur le président du Conseil, là est la contradiction essentielle de votre politique protectionniste. Pendant que par des tarifs de douane vous favorisez les producteurs, c’est-à-dire, dans une large mesure, les possédants, vous n’avez pas la force, vous n’avez pas le courage, vous n’avez peut-être pas la possibilité politique et sociale de demander aux classes possédantes, aux classes les plus riches, les sacrifices d’impôts qui seraient nécessaires, précisément pour accroître la consommation populaire dans la mesure où se développe la production nationale. […] C’est tellement vrai, que vous êtes obligés en ce moment de détourner par des lois, c’est-à-dire par des moyens artificiels, la classe ouvrière de la consommation des vins de raisins secs. Vous imaginez-vous, par hasard, que c’est par goût que la classe ouvrière va aux vins médiocres de raisins secs ? Elle y va par force, par nécessité ; elle va vers les produits de misère, parce qu’elle est elle-même une classe de misère » [16].
Son éloignement de Chambre des députés (Jaurès est défait aux élections de 1898) ne l’empêche pas de revenir régulièrement sur le sujet et de réaffirmer que « la politique douanière unie à des réformes démocratiques d’impôt est bonne ; sans ces réformes elle n’est qu’une exploitation scandaleuse des pauvres » [17].
Le protectionnisme nuit-il à la solidarité ouvrière internationale ?
L’intervention sans doute la plus célèbre de Jaurès dans le débat sur le protectionnisme est celle faite dans le cadre d’une très longue interpellation du gouvernement sur la politique agricole, qu’il prononce en juin et juillet 1897. Les réponses proposées durant l’été et l’automne par Paul Deschanel et Jules Méline ont marqué les positions politiques sur ces questions. Le 19 juin commence donc cette série de grands discours [18], longtemps retardés puisque l’interpellation datait du 14 décembre 1896. Jaurès s’exprime d’abord nettement en faveur des ouvriers agricoles. Puis, sur le principe du protectionnisme, il rappelle fermement la position des socialistes :
« Du principe même du protectionnisme, je n’ai pas à discuter en ce moment. Les socialistes ne sont pas protectionnistes comme M. Méline, mais ils ne sont pas davantage libre-échangistes comme M. Léon Say ou comme M. Aynard. […] Le socialisme, c’est-à-dire l’organisation sociale de la production et de l’échange exclut, à la fois, et la protection qui ne peut guère profiter aujourd’hui qu’à la minorité des grands possédants, et le libre-échange, qui est la forme internationale de l’anarchie économique » [19].
Jaurès insiste sur la mondialisation des phénomènes économiques et sur les enjeux du bimétallisme dans les échanges internationaux et les variations du change. Jaurès prend alors aussi en compte les enjeux diplomatiques. Dès 1894, il dénonçait l’utilisation de l’argument patriotique par les libre-échangistes. En effet, ceux-ci plaidaient pour une levée de toute protection envers la Russie afin de garantir l’alliance franco-russe. Jaurès concluait alors ironiquement :
« Il est assez piquant de voir que des hommes comme M. Méline sont sur le point d’être traités “de sans-patrie”. En toute question maintenant on va appliquer à ses adversaires cette délicieuse épithète, et puisque nous ne voulons pas que les paysans de France soient absolument ruinés, nous sommes de mauvais Français » [20].
Après cette date, Jaurès n’a plus l’occasion de s’exprimer directement sur cette question, sauf durant un débat à la Chambre le 23 janvier 1903 où il livre à nouveau sa vision de cette nouvelle vie économique internationale :
« Voici que vient s’ajouter, dans le sens de la paix, la puissance toujours croissante de la vie économique internationale. Vous voyez bien, Messieurs, que le tissu de la vie économique est plus serré tous les jours, vous voyez bien qu’il est impossible de donner à aucune des législations que nous préparons un caractère exclusivement national. Hier, c’était la conférence des Sucres ; avant-hier, c’était une première conférence internationale sur la limitation du travail pour les femmes et les enfants ; demain, ce sera un code de protection du travail, s’étendant dans tous les pays sur la totalité des travailleurs européens… C’est par la vie internationale économique […], enfin ébauchée, qu’une stabilité sans précédent a été donnée à la paix, et que nous pouvons dire : la paix de l’Europe n’est plus une chimère, elle est une possibilité profonde, et il suffira, pour en assurer l’avènement, que les peuples prennent conscience de cette possibilité profonde » [21].Cette vision de Jaurès n’est cependant pas irénique. Il sait que la concurrence des ouvriers des différents pays peut être un objet de conflits en puissance. S’il n’y a pas chez lui de raisonnement liant échanges internationaux et conflits militaires, il souligne les tensions possibles avec les ouvriers immigrés [22]. Contre les arguments nationalistes qui se développent au début du XXe siècle, Jaurès en appelle à une protection accrue et revendique l’idée d’« assurer un salaire minimum pour les travailleurs, étrangers ou français, de façon à prévenir l’effet déprimant de la concurrence » [23]. Pierre Rosanvallon a rappelé récemment que cette résistance de certains socialistes à ce qu’il nomme le « national-protectionnisme » n’avait alors rien d’évident [24].
Au tournant des XIXe et XXe siècles, Jaurès participe pleinement au débat sur les droits de douane, mais refuse de s’y laisser enfermer. Il ne cesse en fait de souligner que le protectionnisme, s’il peut se concevoir, doit être utilisé en étant très attentif à ses conséquences sociales. Plus largement, il refuse que ce débat soit dissocié d’une réflexion sur la fiscalité redistributive. Dans une perspective socialiste, il plaide pour un interventionnisme étatique comme manière de contrer la spéculation, en particulier sur le marché du blé, si sensible du point de vue politique et social.
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