Un livre érudit retrace l’émancipation de Thèbes vis-à-vis de Sparte, les exploits du « bataillon sacré » où combattaient des amants, puis la destruction de la cité par Alexandre. Ascension et déclin d’une cité grecque du IVe siècle avant notre ère.
Un livre érudit retrace l’émancipation de Thèbes vis-à-vis de Sparte, les exploits du « bataillon sacré » où combattaient des amants, puis la destruction de la cité par Alexandre. Ascension et déclin d’une cité grecque du IVe siècle avant notre ère.
Cette nouvelle parution de James Romm se place dans la continuité d’une série de publications consacrées aux grandes figures historiques de la Grèce antique. Saluons d’emblée la pédagogie et la clarté avec lesquelles l’auteur met à la disposition du grand public l’histoire d’une cité grecque injustement méconnue : celle de Thèbes en Béotie.
L’excellente traduction de Christophe Beslon donne à l’exposé un dynamisme qui captivera le lecteur. Certes, le titre de l’ouvrage ne rend guère compte de la richesse du contenu, mais c’est une heureuse surprise : James Romm s’attelle en fait à la description du grand tableau politique de la Grèce des trois premières décennies du IVe siècle avant notre ère, période fort mouvementée, mais restituée avec fluidité.
À l’instar de la couverture du livre, focus décalé du tableau Léonidas aux Thermopyles de David, l’auteur concentre son intérêt sur un élément d’arrière-plan néanmoins décisif dans l’histoire : le bataillon sacré de Thèbes, ces trois cents fantassins d’élite composés de couples masculins unis par les liens de l’amour et réputés indéfectibles dans les combats.
L’histoire du bataillon sacré est bien sûr indissociable de Pélopidas et Épaminondas, les grands stratèges politiques et militaires thébains qui ont fait la fortune épisodique de leur cité en traçant pour elle un chemin de gloire en ces temps d’intrigues et de factions pro-spartiates ou pro-athéniennes.
L’auteur commence par restituer avec beaucoup de vie les événements de -379 qui annoncent la montée en puissance fulgurante de Thèbes : ses citoyens eurent l’audace d’expulser hors de leurs murailles la faction pro-spartiate qui s’était emparée de la cité, à une époque où Sparte était toute-puissante aux lendemains de la guerre du Péloponnèse. Le bataillon sacré fut alors créé et cantonné sur l’acropole de Thèbes, la Cadmée, où ce régiment devint le garant des intérêts de la cité (chapitre 1). Si l’éros masculin était ancien et accepté en Grèce, il ne fut jusque-là jamais hissé au rang d’un ordre de bataille.
Cette audace stratégique faisait écho à un contexte historique particulièrement incertain dont la complexité achève d’être exposée par James Romm dans le chapitre 2. L’histoire de la Béotie est plus largement mise en perspective avec les errances et les crises diplomatiques internationales qui caractérisent le monde grec dès les années -390.
En effet, il fut ballotté entre l’expansionnisme agressif et rusé de Sparte – les coups de force alternent avec les espèces sonnantes et trébuchantes dispensées par le Grand Roi perse, acteur politique lointain, mais actif – et les tentatives de résistance des autres cités.
Pélopidas et Épaminondas émergent graduellement dans ces entrelacs d’intrigues et d’événements foisonnants et complexes (chapitre 3). Des événements au terme desquels la bataille de Leuctres (-371) surgit comme un dénouement décisif, telle une épée de Damoclès qui tombe enfin et qui restructure l’équilibre politique en Grèce (chapitre 4).
Le rôle du bataillon sacré y fut évidemment crucial, victorieux grâce au concours de la stratégie militaire d’Épaminondas dont l’historien Pierre Vidal-Naquet avait relevé les principes pythagoriciens. Le général philosophe de Thèbes est d’ailleurs éclairé sous un jour sympathique au gré des productions littéraires de l’époque. Sujet bien connu de James Romm, qui met en évidence l’importance de la bataille de Leuctres aussi bien sous l’angle de vue politique, asseyant pour la première fois l’hégémonie internationale de Thèbes, que sous l’angle de vue culturel et philosophique.
Si banale que fût l’homosexualité en Grèce, les sensibilités changeaient et, avec elles, le domaine de l’intime, dont Kenneth J. Dover a montré les expressions dans le domaine de l’art [1]. Il y eut, avec le bataillon sacré, ce « quelque chose » de salvateur, d’admirable, un élan de vieil héroïsme grec, mais renouvelé, restructurant sous un jour vertueux la manière de faire de la politique, balayant la lâcheté et la corruption des temps.
Est-ce un hasard si l’éros masculin acquit alors une prééminence inédite dans les débats intellectuels de Xénophon à Platon ?
En ce second tiers du IVe siècle, l’éclosion d’un monde nouveau était donc annoncée (chapitre 5), une éclosion toute proche, mais pas de la nature de celle espérée. Certes, la puissance de Sparte, indiscutée sur tout le Péloponnèse depuis l’ère archaïque, se fissura enfin, mais ce ne fut que pour faire émerger des pôles politiques plus violents encore – les tyrannies de Syracuse et de la Thessalie ou la royauté conquérante de Macédoine.
Épaminondas et Pélopidas nourrirent dans l’ombre du prestige régional de Thèbes des innovations technologiques et militaires qui firent bientôt la fortune de Philippe II, otage politique des stratèges thébains à la même époque. La fluidité avec laquelle l’ouvrage expose cette période de manière presque romancée emmène le lecteur en voyage dans l’univers de l’intimité grecque et dans celui des turpitudes de l’âme humaine, par-delà les montagnes du Péloponnèse ou les flots de l’Égée, jusqu’à Suse où l’opportunisme politique perse rebat les cartes diplomatiques pour mieux déstructurer la Grèce déjà déliquescente.
Et c’est avec une curiosité presque amusée qu’on se met à détester Agésilas de Sparte, Denys de Syracuse ou Alexandre de Phères ; ou à comprendre que les cités grecques des années -360, incapables de créer, sous l’égide de Thèbes ou même sans elle, un équilibre politique aussi bref soit-il, naviguaient à vue pour leurs intérêts propres, sans vision aucune de l’avenir, immobilisées dans leurs hésitations maladroites ou leur inertie destructrice.
Devenues inopérantes sur le plan diplomatique, les anciennes cités grecques sombraient, retournant contre elles-mêmes les armes d’une rhétorique pervertie pour mieux servir encore les armes de revanches stériles.
Les rêves d’impérialisme de la Seconde Confédération athénienne se révélèrent aussi illusoires que ceux de Sparte déchue, tandis que l’hégémonie de Thèbes s’effrita elle-même coup sur coup avec les victoires – cadméennes – de Cynocéphales et de Mantinée. Pélopidas et Épaminondas y trouvèrent la mort et rendirent leur succès politique orphelin (chapitres 6 et 7).
L’impossible unité de la Grèce sous l’égide de Thèbes fut scellée par la disparition du bataillon sacré trois décennies plus tard, lors de la bataille de Chéronée où Alexandre de Macédoine, jeune prince de ces temps nouveaux désormais éclos, exerça ses talents militaires avec une violence inouïe. Cette brutalité marqua tous les contemporains de l’année -336. Thèbes, qui osa résister, fut rasée pierre par pierre.
Les pages de l’ouvrage sont agrémentées des dessins inédits du carnet de fouille de l’archéologue Stamatakis, qui exhuma les corps du bataillon sacré tués à Chéronée. Elles sont également enrichies des souvenirs laissés par le bataillon sacré dans la mémoire des écrivains anglais du XIXe siècle et dans celle des savants universitaires qui, longtemps, ne purent se convaincre de la réalité des pratiques homosexuelles grecques que l’helléniste François Chamoux qualifiait encore de « vice ».
L’historien helléniste ne manquera pas de réserves vis-à-vis de la considération de certaines sources. Certes, l’auteur ne manque pas d’être critique envers les textes, tout particulièrement envers Xénophon et sa démarche anti-thébaine. Mais l’helléniste familier à la réception de la culture thébaine chez les Grecs est réticent à admettre, dans l’absence d’un point de vue thébain sur les événements, l’unique responsabilité de Xénophon.
Athénien, Xénophon manifestait une antipathie presque naturelle pour Thèbes comme les autres intellectuels de son temps dont les écrits nous sont parvenus. Il convient donc bien de considérer les aléas historiques de la transmission des documents, qui donnent à la tradition athénienne une importance démesurée et tout à fait subjective, et aussi les choix faits par les intellectuels de l’époque hellénistique. C’est donc un ensemble de facteurs historiques, politiques et littéraires qui expliquent la vacuité du point de vue thébain sur l’histoire.
De la même manière, les sources archéologiques auraient gagné à être mieux considérées, pour nuancer certaines analyses de l’homoérotisme masculin en Grèce. Qualifiée de « chaste » vis-à-vis de ces mœurs sexuelles – et ce, encore une fois, sur la base des dires subjectifs de Xénophon –, Sparte ne répondait en rien à cette image d’Épinal. À observer la peinture sur vase laconienne, c’est tout le contraire.
Méfions-nous de l’idéalisation de Sparte, cultivée dès l’Antiquité, entre autres par Xénophon et Plutarque [2]. James Romm a d’ailleurs recours à une bibliographie érudite anglo-saxonne sur l’histoire et les mœurs de cette époque, sans citer toujours l’apport décisif d’autres savants, comme Pierre Vidal-Naquet qui, dans Le Chasseur noir [3], éclaira de manière décisive le lien existant entre le pythagorisme d’Épaminondas et ses innovations stratégiques.
L’ouvrage ne relève toutefois pas de ces objectifs-là, et c’est tout son mérite de laisser libre cours au plaisir d’une lecture agréable et fort érudite. Une belle publication, donc.
par , le 22 juin 2023
Karin Mackowiak, « Génie de Thèbes », La Vie des idées , 22 juin 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/James-Romm-Le-Bataillon-sacre
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