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« Sept ans de malheur », Max Linder (1921)

Recension Philosophie

La correspondance des sentiments

À propos de : Laurent Jaffro, Le miroir de la sympathie. Adam Smith et le sentimentalisme, Vrin


par Vincent Boyer , le 27 mars


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Peut-on fonder la morale sur le sentiment de sympathie ? Selon Adam Smith, c’est bien elle, la sympathie pour les affects d’autrui, qui rend possible la maîtrise de soi, vertu capitale qui nous permet d’agir par devoir.

Des gens qui regardent fixement un danseur en équilibre sur une corde, bougent, tournent et balancent leurs corps naturellement, comme ils le voient faire et comme ils sentent qu’ils auraient à le faire s’ils étaient dans sa situation [1].

C’est l’un des tout premiers exemples de ce mécanisme de communication des passions entre individus humains que donne le philosophe écossais Adam Smith (1723-1790) en ouverture de sa Théorie des sentiments moraux (1790 pour la dernière édition du vivant de Smith) et qu’il nomme du terme technique de « sympathie » (sympathy) [2].

Comme l’explique de façon lumineuse Laurent Jaffro, la sympathie ainsi conçue ne s’identifie ni à un sentiment (moral ou non) ni à l’imagination. Mais c’est dans cette dernière qu’elle trouve sa source. La sympathie est en effet cette correspondance ou similitude des sentiments, correspondance que nous constatons en nous-mêmes si elle est complète, et « qui est produite dans des circonstances qui sont créées par la représentation de la situation de la personne concernée » (p. 44), dans ce cas précis celle du danseur en équilibre sur une corde, telle que les spectateurs se l’imaginent [3]. Pour ressentir ce que l’autre ressent, ou plus précisément devrait ressentir, plaisir ou douleur, joie ou chagrin, fierté ou honte, il faudrait faire l’effort de se mettre imaginairement à sa place [4]. Comme le résume Smith : « la sympathie ne naît pas tant de la vue de la passion que de celle de la situation qui l’excite [5]. » Ceci explique pourquoi, par exemple, nous pouvons par sympathie rougir « de l’impudence et de la grossièreté d’autrui bien que celui-ci semble n’avoir aucun sens de l’inconvenance de son comportement [6] » : tout simplement parce que nous, spectateurs, jugeons que dans une telle situation il devrait avoir honte. On voit à ce dernier exemple, et cela n’est pas sans conséquences, à quel point « sympathiser » pour Smith n’est pas ressentir ce que l’autre ressent, mais bien plutôt projeter ce que nous aurions ressenti ou fait à sa place dans telle ou telle situation.

Une analyse de la vie évaluative

L’ouvrage de Smith s’intitulant Théorie des sentiments moraux, la question qui se pose est alors est celle de savoir s’il est possible de rendre compte de nos attitudes évaluatives, notamment de nos évaluations dites « morales », à l’égard tant des autres que de nous-mêmes, à partir de ce seul principe de la nature humaine. Dit autrement, peut-on toujours faire de la sympathie l’ingrédient élémentaire de nos évaluations morales comme semble le prétendre Smith ? Et plus généralement, comment passe-t-on de telles projections imaginatives à la « morale » ?

Pour mettre au premier plan la sympathie comme principe explicatif des phénomènes moraux, Smith suit dans son ouvrage un ordre de composition et de complexification croissantes. C’est cette synthèse qui est « au principe du plan de La Théorie » (p. 15), en particulier de ses deux premières parties. Celles-ci sont ainsi consacrées, respectivement, au « sens de la propriété [7] » et au « sens du mérite » de l’action et font l’objet d’un commentaire suivi et détaillé dans l’ouvrage de L. Jaffro (p. 39-83 et p. 121-156). Smith distingue en effet deux manières d’évaluer une action humaine, puisqu’une même action peut toujours être considérée sous deux aspects différents [8].

Premièrement, ce qui donne lieu chez nous spectateurs à une approbation (morale) de l’émotion ou de l’action d’autrui – que nous considérerons dès lors comme appropriée, convenable – est le constat d’une coïncidence parfaite entre ce que l’agent ressent ou fait et ce que nous aurions ressenti ou fait si nous avions été à sa place. Comme Smith l’écrit en prenant l’exemple de l’émotion d’indignation approuvée par un spectateur : « L’homme qui s’indigne des torts (resents the injuries) qui m’ont été faits et qui observe que je m’en indigne précisément comme il le fait approuve nécessairement mon indignation (resentment) [9]. » Il y a correspondance des sentiments, constat d’une telle correspondance (c’est-à-dire sympathie) et donc approbation de la part du spectateur : cette indignation est jugée pertinente ainsi que l’action (si action il y a) qui en résulte. Deuxièmement, une action humaine peut être jugée en fonction de l’effet qu’elle peut produire, bénéfique ou nocif : c’est son mérite, puisque pour une telle action l’on mérite soit une récompense soit une punition. Il s’agit cette fois-ci de prendre en compte les conséquences de l’action pour les autres, en particulier les conséquences non seulement prévues, mais visées par l’agent (que l’on peut appeler « conséquences intentionnelles »).

L. Jaffro précise que ces deux « regards » (p. 123) sur la valeur d’une même action ne sont pas sur un plan d’égalité : il y a une priorité logique du sens de la propriété de l’action sur le sens du mérite (p. 125). En effet pour Smith, comme le résume L. Jaffro « une personne X a du mérite si et seulement si la gratitude de Y pour l’action bénéfique de X est appropriée », de même que cette personne X a du démérite, si l’on ose dire, si et seulement si l’indignation de Y pour son action nocive est appropriée. La notion de mérite présuppose ainsi la notion de propriété et donc celle de sympathie, puisque le sens de la propriété est rendu possible par la sympathie. La sympathie est donc bien l’ingrédient premier de l’évaluation morale.

Cependant, et pour employer des termes inconnus de Smith, L. Jaffro montre à plusieurs reprises que le rapport entre l’aspect « déontologique » (i. e. le sens de la propriété de l’action) et « conséquentialiste » (i. e. le sens du mérite de l’action) de l’évaluation morale ne se limite pas à cela dans l’œuvre du philosophe écossais et est en réalité bien plus complexe. En fait, prise en compte des conséquences et sens du mérite de l’action ne se recoupent pas toujours ou ne devraient pas toujours se recouper selon Smith. On peut penser, premièrement, à la question de la punition des crimes odieux, comme le meurtre, où l’indignation et la colère viennent selon Smith « court-circuiter toute considération conséquentialiste » (p. 138), à tel point que le sens du mérite n’est plus du tout apprécié d’après l’utilité de la peine (p. 137) ; et, deuxièmement, à ce travers que L. Jaffro nomme « biais conséquentialiste » qui consiste chez le spectateur à sous-estimer le mérite ou le démérite d’une action si celle-ci accidentellement échoue à cause d’un revers de fortune (p. 146).

Expérience de la faiblesse et sens du devoir

La Théorie de Smith, L. Jaffro insiste sur ce point, fait donc la part belle aux limites psychologiques de l’évaluation morale, quand, par exemple, l’intention criminelle n’est pas, ou moins, punie si elle échoue (p. 268-269, c’est justement un cas de « biais conséquentialiste »). Comme Smith l’écrit :

Notre ressentiment contre la personne qui a seulement tenté de commettre un méfait est rarement assez fort pour nous pousser à lui infliger le châtiment que nous devrions vouloir lui faire subir si elle avait réellement exécuté son dessein. (…) Toutefois, le démérite réel de cette personne est indubitablement le même dans les deux cas, puisque ses intentions étaient également criminelles. Il y a donc sur ce point une irrégularité dans les sentiments de tous les hommes (…) [10].

En d’autres termes, fonder la rationalité de l’évaluation morale sur les sentiments (ce qui est une définition possible du sentimentalisme rationnel de Smith [11]) laisse nécessairement une place aux limites de cette rationalité, même si, dans le cas de la punition, ces limites sont providentielles au sens où il est utile pour l’espèce humaine que Dieu ou « la nature se soucie pour nous des conséquences » quand nous ne le faisons pas (p. 269).

Cependant notre irrationalité pratique peut prendre une tournure plus problématique, notamment quand existent des incohérences entre nos évaluations et nos actions, c’est-à-dire quand se pose le problème de la motivation. Le Miroir de la sympathie consacre ainsi tout un chapitre (p. 189-229) au « sens du devoir », analysé par Smith dans la troisième partie de la Théorie, et que L. Jaffro définit comme « la reconnaissance de l’autorité pratique de règles générales de conduite » (p. 189-190) qui permet de remédier à un manque de motivation. Le premier exemple inventé par Smith est le suivant :

Un homme qui a reçu de grands bienfaits d’un autre peut, par la froideur naturelle de son tempérament, ne sentir qu’un très faible degré de gratitude. Mais s’il a été éduqué selon la vertu, on lui a souvent fait observer combien les actions qui dénotent le défaut de ce sentiment apparaissent odieuses, et combien les actions qui dénotent le contraire semblent aimables. C’est pourquoi, bien que son cœur ne sente pas la chaleur de la gratitude, cet homme s’efforcera d’agir comme s’il la sentait [12] (…).

Autrement dit c’est par devoir, donc en faisant un effort, que notre homme agira de façon reconnaissante à l’égard de son ami puisque lui manque un fort sentiment de gratitude spontanée qui serait pourtant davantage approprié à la situation [13]. Comme le fait remarquer Smith un tel ami n’est peut-être pas le meilleur des amis, mais certainement pas le pire. En outre, cette règle générale de gratitude – il faut rendre les bienfaits que l’on nous a accordés – est sociale, c’est-à-dire est acquise parce que nous vivons en société (« on lui a souvent fait observer combien… ») ; et, comme le fait remarquer L. Jaffro, il est providentiel pour Smith que nous soyons dotés d’une telle capacité d’apprentissage des règles générales dans l’expérience sachant à quel point nos sentiments peuvent être faillibles (p. 204). La question interprétative qui se pose est alors celle de la place de la sympathie, même complexifiée, lorsque les règles générales déterminent avec la plus grande exactitude ce qu’exigent certaines vertus, et au premier chef la vertu de justice (p. 190, note 1) [14]. Est-elle toujours l’ingrédient premier de l’évaluation morale ?

Notre faiblesse peut également prendre d’autres formes et, par conséquent, le sens du devoir peut signifier plus précisément « une capacité à recourir à des règles générales pour remédier à la difficulté que l’on a à limiter les incohérences temporelles des évaluations fondées sur le sens de la propriété et sur le sens du mérite » (p. 26). Ces incohérences peuvent par exemple prendre la forme de la duperie de soi ou aveuglement, cette « disposition à ne pas appliquer à soi-même les évaluations morales qu’on applique aux autres » (p. 198), ou de l’acrasie, lorsqu’on accomplit une action « dont on sait qu’elle est mauvaise » et qui peut prendre une forme diachronique (p. 211 [15]). L. Jaffro explique alors en détail, même si la reconstruction est complexe, comment Smith tente de montrer en quoi la prise en considération des sentiments des autres grâce à la sympathie rend possible la maîtrise de soi chez l’agent, sachant qu’ « un degré très élevé de maîtrise de soi permet d’exceller dans l’observation des règles morales » (p. 218) :

La considération pour ce que sont, ou pour ce que devraient être, ou pour ce que seraient sous certaines conditions, les sentiments des autres est l’unique principe qui dans la plupart des occasions force le respect de toutes les passions rebelles et turbulentes afin qu’elles prennent le ton et la mesure qui permettent la compréhension et la sympathie du spectateur impartiaL [16].

Nous nous efforçons de maîtriser nos passions trop fortes pour que celles-ci, une fois maîtrisées puisses être approuvées par ce spectateur idéal de nos actions tel que nous nous le représentons et que Smith appelle ici « spectateur impartial. » Contentons-nous de dire pour conclure que le rapport entre la sympathie et le sens de devoir pourrait se trouver ici : c’est la sympathie qui rend possible la maîtrise de soi dans certaines situations, vertu capitale qui nous permet alors d’agir par devoir, quand c’est nécessaire, pour suivre ce qu’exigent de nous les autres vertus [17]. Cette fois la sympathie apparaît plutôt comme l’ingrédient premier de la motivation morale. Ce n’est toutefois qu’une hypothèse à propos de la Théorie de Smith que nous proposons ici, mais, à coup sûr, stimulée par la lecture du livre de Laurent Jaffro, extrêmement riche quant aux thématiques et problématiques philosophiques abordées.

Laurent Jaffro, Le miroir de la sympathie. Adam Smith et le sentimentalisme, Paris, Vrin, 2024, 287 pages, 13 euros.

par Vincent Boyer, le 27 mars

Pour citer cet article :

Vincent Boyer, « La correspondance des sentiments », La Vie des idées , 27 mars 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Jaffro-Le-miroir-de-la-sympathie

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, trad. fr. M. Biziou, C. Gautier et J.-F. Pradeau, Paris, PUF, 1999, 1.1.1, p. 25 (on souligne).

[2Sur l’usage philosophique du mot «  sympathie  » avant David Hume et Adam Smith voir le récent numéro de revue «  La sympathie avant la sympathie  » (Les Études philosophiques, n°148, 2024/1) dirigé par Jacques-Louis Lantoine et Francesco Toto.

[3Cette conception intellectualiste de la sympathie comprise comme requérant un échange imaginaire de personnes fut sévèrement critiquée par le successeur d’Adam Smith à l’Université de Glasgow, Thomas Reid (1710-1796) pour qui je peux me mettre à la place de quelqu’un d’autre et «  me représenter moi-même en train de subir une opération chirurgicale sérieuse et je peux imaginer qu’elle est accompagnée d’une douleur atroce sans ressentir le moins du monde cette douleur.  » («  Leçon sur la théorie des sentiments moraux du Dr. Smith  » trad. fr. L. Jaffro, Revue de métaphysique et de morale, 109 (2), 2021, p. 240.) Voir également la présentation de ce texte par Laurent Jaffro dans ce même numéro.

[4La question de savoir quand le fait de se mettre imaginairement à la place d’autrui se fait de façon spontanée et quand cela requiert un effort de la part du spectateur ne nous semble pas réglée de façon très claire par Smith.

[5Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, op. cit., 1.1.1, p. 28.

[6Ibid., p. 28-29. La situation pour le spectateur, est, comme disent les jeunes d’aujourd’hui, «  malaisante  » ou «  cringe  ».

[7L. Jaffro fait le choix de traduire ainsi la notion de propriety, «  qui signifie à la fois la décence et le caractère approprié  » (p. 22, n.1 et p. 40) de l’action, plutôt que par «  convenance  » comme le font les traducteurs de l’édition française de référence aux PUF. Parler de la propriété d’une action, d’une attitude ou d’une émotion est certainement plus pertinent mais sonne tout de même un peu étrange en français.

[8Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, op. cit., 1.1.3, p. 40 (traduction légèrement modifiée). Voir également, Ibid., 2.1. Introduction, p. 111.

[9Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, op. cit., 1.1.3, p. 37 (traduction modifiée par L. Jaffro). Nous laissons de côté la question difficile des degrés d’approbation, que L. Jaffro évoque aux pages 65-71.

[10Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, op. cit., 2.3.2, p. 159.

[11À propos de la nature du sentimentalisme moral de Smith, voir le chapitre conclusif de l’ouvrage de L. Jaffro (p. 231-270).

[12Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, op. cit., 3.1.5., p. 229.

[13À propos du motif du devoir compris comme second-best, ou roue de secours motivationnelle, quand vient à manquer un sentiment, Adam Smith suit les analyses de son ami David Hume dans la seconde partie du livre trois de son Traité de la nature humaine consacrée à la justice (1740). Même si, contrairement cette fois à Hume, Smith affirme aussi que «  la religion renforce le sens naturel du devoir  » en donnant un caractère sacré aux règles générales (Théorie des sentiments moraux, op. cit., 3.5., p. 238 et p. 206 du livre de L. Jaffro).

[14Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, op. cit., 3.1.6., p. 244-245.

[15Par exemple, je peux m’être engagé à ne pas succomber à telle tentation dans le passé et j’y succombe pourtant aujourd’hui.

[16Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, op. cit., conclusion de la sixième partie, p. 359, cité par L. Jaffro p. 215).

[17On peut évidemment imaginer quelqu’un capable de maîtriser ses passions et qui pourtant ne respecte pas les exigences de la vertu de justice. La maîtrise de soi est une condition nécessaire mais pas suffisante pour un tel respect.

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