Un lycée désaffecté est occupé par des migrants. Une sociologue étudie les résonnances sur la vie du quartier. Si la défense des exilés est source de nouveaux liens, leur présence est aussi source de tensions.
Un lycée désaffecté est occupé par des migrants. Une sociologue étudie les résonnances sur la vie du quartier. Si la défense des exilés est source de nouveaux liens, leur présence est aussi source de tensions.
Été 2015, nord-est parisien, XIXe arrondissement. Au cœur de la Place des Fêtes, le lycée Jean-Quarré désaffecté est occupé par des populations exilées qui ne disposent d’aucun autre lieu de vie. Commencée le 31 juillet avec environ 150 exilés, l’occupation prend rapidement de l’ampleur jusqu’à atteindre 1 400 migrants le 23 octobre, jour de l’évacuation. Ces trois mois d’occupation constituent un cycle désormais banal pour les exilés, les militants et associations qui leur viennent en aide tout comme pour les journalistes ou chercheurs qui les observent : installation dans les lieux, organisation des espaces communs et des couchages, mise en place de la vie quotidienne, tensions avec les riverains, solidarités naissantes, cours de français, dons de nourriture et de vêtements, errements dans les institutions, etc. puis le temps de l’évacuation, de la dispersion des habitants et du retour à la rue.
Isabelle Coutant, sociologue et habitante du quartier, retrace ici l’événement en s’appuyant sur une enquête ethnographique entamée pendant l’occupation et poursuivie jusqu’à l’hiver 2016. Les migrants sont partis et la sociologue reste pour interroger les acteurs et saisir ce que l’événement a fait au quartier et à ses habitants. Au-delà de l’occupation elle-même, elle en interroge ainsi les résonnances dans la vie du quartier et les traces dans les biographies des habitants. L’accueil des populations exilées sur le territoire français est alors replacé dans la vie quotidienne d’un quartier et dans les récits de ses occupants.
Au fil du récit, l’auteure s’attache à reconstituer l’espace des points de vue [1] et des vécus autour de l’occupation du lycée Jean-Quarré. La Place des Fêtes s’incarne petit à petit à travers une galerie de portraits qui entremêlent les trajectoires et les destins des habitants, des migrants et des militants. L’auteure nous fait entrer dans le lycée occupé, dans les tours ainsi que dans le collège voisin.
Les trajectoires heurtées des plus anciens de la tour sont l’occasion de saisir de quoi sont faites les craintes du quotidien des voisins les plus hostiles. Là depuis les années 1970, ils semblent perturbés et fragilisés par la peur du déclassement, le renouvellement des habitants, la dimension multiculturelle des nouvelles familles et la transformation des modes de vie.
C’est le cas de Mme Durand, 84 ans. Quand elle raconte l’histoire du quartier et les arrivées successives, elle semble regretter le temps passé et considère que les derniers arrivés « ne veulent pas s’intégrer ». Son rejet se focalise autour de l’islam, du port du voile par les jeunes filles du quartier ou de l’imam venu un vendredi au lycée pour célébrer une prière. Elle souligne qu’il ne parlait pas français. Pour Ludmila aussi, 60 ans et réfugiée politique arrivée de Russie en 1977, l’occupation du lycée est difficile à vivre. Féministe, elle se dit heurtée de voir les femmes s’occuper du nettoyage et des poubelles du lieu occupé. Elle poursuit en confiant ses craintes d’un « remplacement » de la population européenne par les nouveaux immigrés, tout en soulignant que son mari est marocain, musulman pratiquant, et qu’elle s’entend bien avec d’autres voisins « normaux ». Pour autant, aucune des deux n’a voté pour le Front National.
Myriam, 60 ans, et Valérie, 40 ans, sont quant à elles impliquées dans le groupe Solidarité migrants. Habitantes du quartier, respectivement écrivain public et scénariste, leurs trajectoires familiales semblent favorables à l’aide aux exilés. Myriam est petite-fille de Juifs de Thessalonique arrivés en France en 1918 et morts à Auschwitz en 1942 et a été élevée par son beau-père, républicain espagnol. Valérie est quant à elle petite-fille d’immigrés italiens. Toutes les deux parlent bien l’anglais, atout important leur permettant d’établir des contacts directs avec les migrants.
La pluralité des points de vue est restituée sans dogmatisme et dans sa complexité, les nuances apparaissent et dessinent petit à petit des représentations sociales distinctes de l’altérité. Sans se limiter à une opposition binaire entre les « pour » et les « contre », l’auteure évoque les tensions entre habitants. Voisins et soutiens des exilés se confrontent au sujet de la gestion des poubelles, du bruit nocturne ou des bagarres qui éclatent à proximité du lycée. Les désaccords apparaissent aussi entre les soutiens des exilés, rejouant au lycée Jean-Quarré des fractures récurrentes du milieu militant et associatif entre une lecture plus politique et une approche plus humanitaire de l’aide aux réfugiés.
Chez les plus jeunes, les collégiens, spectateurs quotidiens de l’événement et eux-mêmes souvent enfants d’immigrés, la diversité des points de vue se ressent aussi et fait écho à leurs histoires familiales. D’autant plus quand des migrants – Khaled, Bilal et Farouk – entrent dans le collège pour les rencontrer, invités dans les classes par des enseignantes engagées.
C’est petit à petit le chœur de la Place des Fêtes qui résonne, le chœur de ses acteurs, parmi lesquels la présence des femmes s’impose à la lecture. Habituellement surreprésentées au sein des associations d’action sociale ou d’aide humanitaire, habitantes souvent présentes à leur domicile (femmes au foyer, indépendantes et professions intellectuelles travaillant chez elles), ou mères des jeunes du quartier réunies dans l’associations « Mères en place », toutes sont là et tiennent elles-aussi (à) la vie du quartier.
Le quartier est lui aussi un personnage central du livre et l’histoire courte de l’occupation du lycée s’entremêle avec l’histoire plus ancienne de la Place des Fêtes. Depuis les années 1970, des habitants revendiquent la construction d’équipements collectifs et obtiennent en 2014, lors de l’élection d’Anne Hidalgo à la mairie de Paris, un projet de médiathèque dans le cadre du plan « Réinventons nos places ». L’occupation de 2015, tolérée par la mairie, puis la transformation du lycée en centre d’hébergement d’urgence remettent en cause ces projets d’aménagement du quartier. Cause des réfugiés et cause du quartier entrent ainsi en concurrence et c’est un sentiment de désillusion qui semble dominer chez les habitants. Ils se sentent abandonnés et fragilisés une nouvelle fois, alors que le quartier accueille déjà des logements d’insertion et un centre d’hébergement pour précaires créé quelques années auparavant.
La Place des Fêtes reste un quartier populaire, qui résiste partiellement au processus de gentrification, où une partie de la population – en situation de déclassement social et de vieillissement – cohabite avec des habitants installés plus récemment, plus souvent cadres ou professions intellectuelles supérieures. Les strates successives d’immigration, les exilés d’hier, donnent à la place un air cosmopolite renforcé par les arrivées récentes et l’occupation du lycée par des exilés d’aujourd’hui.
L’histoire longue de la Place des Fêtes permet aussi de mieux comprendre la mobilisation observée. Les portraits montrent que l’engagement local dans des luttes de quartier ainsi que l’accumulation d’un capital d’autochtonie « de quartier » sont propices à l’engagement dans ce nouveau collectif qui se constitue autour des exilés. La mobilisation ne surgit pas de nulle part mais (ré)active des liens de voisinage, de proximité ou de parents d’élèves par exemple. C’est le cas de Myriam, impliquée dans la vie du quartier et engagée depuis 20 ans au sein de l’Amicale des locataires ou de Valérie militante de RESF. Isabelle Coutant montre que c’est aussi la gentrification qui favorise la visibilité des mobilisations d’étrangers lorsqu’elles ont lieu dans l’espace urbain : les caractéristiques sociodémographiques des gentrifieurs sont propices à l’engagement en faveur des migrants et participent au quotidien aux formes de solidarité et de militantisme qui s’expriment dans le quartier et le lycée occupé.
Dans ce récit, Isabelle Coutant utilise le « je » pour parler d’elle et partager avec les lecteurs et lectrices sa situation personnelle au sein de l’événement qu’elle vit et qu’elle étudie. L’auteure habite la place et devient à son tour personnage du récit. On la suit au fil de l’ethnographie, de ses pérégrinations et rencontres. Elle rend compte de son regard en train de se faire. On lit ses hésitations, ses doutes, ses inquiétudes tout autant que son souci permanent de l’objectivation.
En tant que chercheuse, elle se sent déstabilisée et emportée loin de ses questionnements initiaux par la situation dramatique qu’elle regarde. Plongée parmi des centaines d’hommes, improvisant des cours de français ou traduisant des documents, elle raconte sa position de femme, les tentatives de séduction, les questionnements sur sa famille. « Jamais je ne me suis autant sentie une femme sur un terrain », souligne-t-elle. Mère d’un élève du collège faisant face au lycée occupé, elle se retrouve tiraillée le jour de la rentrée scolaire entre son intérêt pour l’événement, son envie d’entrer dans le lycée et les peurs exprimées par son fils le soir même. Dans la sphère familiale, se rejouent des représentations sociales de l’étranger : lui craint ces hommes plus âgés peut-être devenus violents, elle raconte une histoire publiée par une bénévole sur Facebook. Lors d’un cours de français, un exilé lui a demandé comment traduire « I love France ». Peu à peu, ses expériences d’habitante, de femme, de mère et de chercheuse s’entremêlent dans la confrontation à l’événement, ce nouvel objet de recherche prend corps dans son quotidien et s’impose à elle.
Ce récit est aussi l’occasion d’interroger en creux la place de la sociologie et ses pratiques face à un événement quel qu’il soit [2]. Le rôle de l’ouvrage est multiple : il analyse l’occupation du lycée Jean-Quarré tout autant qu’il en fait le récit et ainsi la mémoire. En interrogeant ses traces, la sociologue participe à faire l’événement : elle le nomme, le décrit, le contextualise, le révèle aux lecteurs comme aux habitants eux-mêmes. On voit à travers ce travail d’enquête dans quelle mesure la sociologie, science sociale du temps présent, peut aussi participer à la construction et l’écriture d’une mémoire et d’une histoire en train de se jouer devant l’observatrice. C’est alors le rôle de la sociologie dans la cité : écouter, entendre, restituer et donner à voir.
Au milieu des nombreux ouvrages parus à l’occasion de « la crise des réfugiés » [3], Les migrants en bas de chez soi propose aux lectrices et lecteurs un récit fin, chargé de présences et d’informations glanées au fil des rencontres et des conversations. Émaillé d’un petit nombre de références bibliographiques, le livre est à la fois accessible au grand public et très ancré dans les sciences sociales. Si les migrations internationales et l’accueil des exilés sont des questions qui peuvent parfois sembler bien lointaines – tant géographiquement que socialement – elles prennent ici corps à travers une expérience proche. L’ouvrage interroge les cohabitations entre exilés et habitants d’un quartier en l’incarnant à l’échelle du local et de l’intime : les exilés sont replacés dans la ville et sont resitués dans une histoire populaire et migratoire plus ancienne.
par , le 1er octobre 2020
• BABELS, De Lesbos à Calais : comment l’Europe fabrique des camps, La Bibliothèque des frontières, Éditions Le Passager clandestin, 2017.
• BABELS, Hospitalité en France : mobilisations intimes et politiques, La Bibliothèque des frontières, Éditions Le Passager clandestin, 2019.
• Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin, Lucie Tourette, On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite, Paris, La Découverte, 2011.
• Annalisa Lendaro, Claire Rodier, Youri Lou Vertongen (dir.), La crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances, Paris, la Découverte, 2019.
Mathilde Pette, « L’exil dans mon quartier », La Vie des idées , 1er octobre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Isabelle-Coutant-migrants-bas-chez-soi
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[1] Pierre Bourdieu, « L’espace des points de vue », in La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
[2] Alban Bensa et Eric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n°38, 2002.
[3] Lire à ce sujet Karen Akoka, « Crise des réfugiés, ou des politiques d’asile ? », La Vie des idées, 31 mai 2016