Les jugements portés sur les nouvelles générations militantes ne sont pas toujours tendres, en particulier lorsqu’on en vient à évoquer leurs prises de parole sur les réseaux sociaux numériques : agressives, reposant sur l’invective, elles seraient formellement illégitimes. Ces critiques visent régulièrement des militants portant des voix longtemps restées inaudibles sur la scène publique. Dans un contexte d’inégalité d’accès à l’espace médiatique de nombreux débats ont pourtant le mérite d’apparaître sur le web, rendant visibles des problématiques jusqu’alors passées sous silence.
Cet essai s’appuie sur un mouvement social indien qui œuvre à la reconnaissance des droits des populations rejetées du système traditionnel des castes, et longtemps désignées comme « intouchables ». Les membres de ces groupes sont aujourd’hui plus de 160 millions en Inde et continuent d’être les victimes de violences et discriminations. Avec le développement d’Internet et des outils numériques, une nouvelle élite militante s’est peu à peu constituée en son sein au cours des deux dernières décennies : plus urbaine, éduquée et tournée vers ce qu’elle définit comme « l’activisme médiatique ». La trajectoire de ces acteurs repose sur une logique d’influence, favorisée par le fonctionnement algorithmique des plateformes. La retracer permet de mettre au jour l’avènement d’un nouveau régime de porte-parolat qui déplace la question de la représentation des voix subalternes, sans la résoudre pour autant.
Considérer les espaces numériques pour comprendre les mouvements subalternes actuels : l’exemple du mouvement dalit
Le taux de pénétration d’Internet reste relativement faible en Inde (34 % de sa population bénéficiaient d’un accès au réseau en 2019 [1]), mais il continue de croître rapidement, avec un taux de progression annuel moyen de 40 % sur la décennie 2010. Depuis vingt ans, les espaces numériques s’y sont ajoutés à un environnement médiatique déjà très dynamique et qui a reposé dans les années 1980 et 1990 sur l’explosion de la presse papier [2]. Pour les mouvements porteurs de voix marginalisées et contraints d’évoluer dans les marges de l’espace public, le développement en ligne de médias non régulés par les « gate-keepers » traditionnels (journalistes ou éditeurs qui filtrent, anglent et hiérarchisent les discours) a représenté une petite révolution. Ainsi, ces nouvelles règles ont eu un impact sur le mouvement porté par et pour les communautés traditionnellement considérées comme intouchables, ses modes d’expression et sa visibilité dans l’espace médiatique. Pour mieux saisir cette influence, revenons d’abord à grands traits sur son histoire et ses caractéristiques.
Les luttes pour l’émancipation des populations que l’administration indienne désigne aujourd’hui comme des « castes répertoriées » sont anciennes et varient d’une région à l’autre. Ce mouvement réunit des communautés éclatées et inégalement réparties sur l’ensemble du territoire indien, qui n’ont ni la même langue ni la même histoire. Bien qu’il soit traversé par d’importantes fractures stratégiques et idéologiques, ses militants partagent une cause : le respect de leurs droits et de leurs vies. Celles et ceux qui sont investis dans ce combat se désignent – eux, ainsi que les communautés pour lesquelles ils luttent – comme des « dalits », un terme dérivé du sanskrit qui signifie « opprimé », « brisé ».
Le mouvement dalit correspond bien, tant dans sa structure que dans sa position vis-à-vis de l’espace public indien, à ce que Nancy Fraser désigne comme les « contre-publics subalternes » [3] : des groupes qui comptent des centres et ramifications multiples, sont traversés par des courants divers, et évoluent à la marge de l’espace dominant des représentations. Par ailleurs, si ce mouvement est l’expression d’une particularité sociale indienne, il invite à sortir de l’exceptionnalisme souvent associé à ce pays et à nourrir une connaissance partagée des dynamiques qui traversent une sphère publique globalisée. Après des années 2010 marquées par les Printemps Arabes et les mouvements des places, puis plus récemment par le mouvement #BlackLivesMatter, une question se pose en effet aux quatre coins du monde : quelle influence est susceptible d’avoir Internet sur la représentation et les capacités d’action des publics dominés ?
Les promesses d’un Internet émancipateur
Une réponse toute faite à cette question complexe peut de prime abord sembler convaincante : ces nouveaux canaux de communication auraient a priori une influence positive sur les plus démunis, car « ils donnent une voix à ceux qui n’en ont pas ». C’est d’ailleurs de cette façon que les militants dalits actifs en ligne résument leur engagement : « I give a voice to the voiceless ». Cependant, cette rhétorique ne coïncide pas toujours avec les équilibres de pouvoir interne au mouvement et à leur évolution.
Il est aujourd’hui indéniable que l’avènement de l’espace numérique a correspondu à une démocratisation de la sphère publique. Des voix et des discours longtemps restés invisibles dans les colonnes des journaux peuvent y apparaître, y circuler et y monter en puissance, avec des barrières à l’entrée et des frontières géographiques entre acteurs presque effacés. Pour des catégories de populations touchées par une mauvaise ou une sous-représentation médiatique, ce changement est loin d’être anodin. Il en va ainsi du mouvement dalit, qui est confronté dans l’espace public à un régime de double-absence. Il y a d’abord l’absence physique, relevée dès 1996 par le journaliste B.N. Unyial [4], et soulignée en 2019 par l’ONG Oxfam dans un rapport édifiant. On y découvrait par exemple que seuls 5 % des articles parus dans la presse anglophone indienne en 2018 étaient signés par des journalistes issus de ces communautés, tandis qu’aucun n’occupait de poste à responsabilité au sein des rédactions qui sont au cœur de l’éco-système médiatique indien [5]. Il y a ensuite l’absence des colonnes des journaux. En effet, si les militants dalits reconnaissent que les castes répertoriées ne sont pas totalement absentes des médias indiens, ils soulignent qu’elles y sont systématiquement présentées de façon négative ou victimaire. De fait, il suffit de jeter un œil quotidien à la presse nationale ou régionale indienne pour vérifier que la majorité des papiers publiés à leur sujet s’attache à relater en quelques lignes des humiliations, des meurtres, des viols et violences variées.
Le traitement médiatique régulier mais au compte-gouttes, sous forme d’articles courts, des violences que subissent des populations structurellement dominées a d’importants effets politiques. Dans Le Public et ses Problèmes, John Dewey affirme que « sans coordination, ni consécution, les événements ne sont pas des événements mais de simples occurrences, des intrusions : un événement implique ce dont il provient. [6] » Les passages à tabac, humiliations, les viols et les meurtres qui visent ces communautés sont nombreux. Entre 2009 et 2018, près de 400 000 de ces « crimes de caste » désignés dans le droit indien comme des atrocités ont été rapportés aux autorités [7]. Or leur couverture fragmentaire sous forme de brèves, souvent sensationnaliste, les prive justement de leur statut d’événement politique. Les présenter comme une succession de brèches de continuité empêche de les inscrire dans l’Histoire, contribuant in fine à rendre plus difficile la structuration d’un discours autour de ces faits. On perçoit mieux dès lors combien l’évolution numérique de l’environnement médiatique est porteuse d’espoirs et d’ambition pour les voix issues des marges. Elle est susceptible de contrebalancer la longue privation d’un accès aux médias traditionnels, et rend possible l’investissement de plateformes où constituer une narration et un archivage détaillé des luttes – relevons l’importance dans cette démarche capitale d’un réseau vidéo comme YouTube. Au-delà des espoirs et des discours, qu’observe-t-on en ligne ? L’investissement d’Internet par le mouvement dalit illustre justement la dynamique complexe qui est à l’œuvre sur les espaces numériques militants. D’une part on assiste à la reprise en main de leurs discours qui jouissent d’une visibilité accrue dans l’espace public. D’autre part une nouvelle hiérarchie s’y met en place à mesure qu’y émergent des leaders.
L’émergence, puis la solidification d’une nouvelle élite militante
Le réseau étudié nous ramène vingt ans en arrière, au début des années 2000. Les actions des pionniers du web dalit ont essentiellement consisté en la création d’espaces médiatiques distincts. Leur arrivée en ligne a été impulsée en 2003 par un manque de moyens financiers qui les a contraints d’arrêter l’impression de la gazette et des tracts qu’ils faisaient circuler sur leur campus, celui de la prestigieuse université Jawaharlal Nehru de Delhi. Premiers de leur famille à rejoindre les bancs de l’université, cette vingtaine d’étudiants a découvert et appris sur le tas les outils d’Internet et leur logique, dans des cybercafés. Ce faisant, ils ont posé les bases d’une nouvelle fraction militante qui se distingue de la base par la possession d’une nouvelle dotation cruciale : le capital numérique. Comme l’explique Fabien Granjon, l’accumulation de connaissances et d’une maîtrise technologique a permis à certains activistes de se professionnaliser dans la cause militante en ligne et de constituer un nouveau groupe qu’il désigne comme des « soft leaders » [8]. La place qu’ils occupent et les chemins qu’ils ont suivis pour y arriver rappellent que les espaces numériques sont loin d’être horizontaux, contrairement à l’utopie portée par les pionniers du web. Pour appréhender les dynamiques internes à cette élite, un terrain double s’impose, en associant un travail qualitatif hors ligne à une ethnographie en ligne, cette dernière permettant de retrouver la genèse de l’activité d’une communauté sur le web. Le but d’une telle « archéologie numérique » est de retracer, une plateforme après l’autre, le parcours de leurs discours et d’identifier quels en ont été les porteurs. C’est ainsi que se dévoile l’adaptation progressive des actions et des discours militants aux outils sociotechniques d’Internet.
Tous les groupes activistes en ligne ont leur histoire, mais un schéma commun existe d’un réseau à l’autre : celui d’une formation en tuilage [9] où chaque innovation technique se superpose à la précédente, et où la forme des discours s’adapte aux plateformes à mesure qu’elles apparaissent. L’expression en ligne du mouvement dalit s’est construite sur ce schéma classique et nous pouvons la décomposer comme suit. Dans un premier temps, les militants ont intégré plusieurs listes de diffusion mises en place par des membres de la diaspora dalit éduquée, dans le but de promouvoir leur gazette étudiante. Cela a impliqué la découverte d’un monde et d’un éthos source de fierté et de nouveaux capitaux dont le groupe a bénéficié à une époque où seules les élites économiques étaient présentes en ligne [10]. Tous les dalits qui ont investi ces nouveaux espaces n’appartenaient pas aux plus hautes castes de ces communautés mais ont néanmoins accédé à l’enseignement supérieur, rejoignant ainsi les rangs de ses membres les mieux dotés. Ils ne sont pas devenus avocats ou hauts-fonctionnaires, mais n’en ont pas moins formé une nouvelle élite, militante et technologique. Peu à peu, Internet leur a permis d’échanger au sujet de leurs expériences et leurs histoires ; d’une région à l’autre, ils ont posé les bases d’une mémoire commune et de futures actions collectives conjointes. L’un des pionniers de ce réseau revenait ainsi sur leurs premiers pas en ligne :
Moi et les autres… on est tous plus éparpillés que les blogueurs hindous [11] parce qu’ils partagent déjà une culture… De notre côté, un dalit du Maharashtra doit déjà apprendre au sujet d’un dalit d’Uttar Pradesh. Il n’y a aucune connaissance partagée. C’est déjà en ça qu’Internet nous a aidés. (Entretien réalisé à Hyderabad le 16 décembre 2014)
Le deuxième temps de cette structuration a coïncidé avec l’ère des blogs, anglophones mais aussi en langues vernaculaires. Conçus aux alentours de 2005 comme des plateformes d’entraide pour des étudiants issus des castes répertoriées, ils ont disparu depuis, ou se sont mués en sites d’informations. Quelques femmes appartenant au groupe des pionniers ont par la suite créé leur propre blog, présenté comme un espace de soutien et d’échange non mixte. Ceux qui ont évolué vers ces formats ont été les contemporains du troisième temps de l’investissement dalit des espaces numériques. Lié à l’avènement des réseaux sociaux, ce dernier a débouché sur une massification de la communauté militante, dont Facebook s’est imposé comme son centre névralgique au tournant des années 2010. Elle s’est étoffée autour de quelques nœuds : profils publics d’individus intégralement consacrés au militantisme, pages et groupes publics ou privés, dont certains ont rassemblé plusieurs dizaines de milliers de membres. L’observation de cette période a permis de voir que les communautés militantes en ligne se structurent autour de trois grands axes : des échanges d’arguments qui contribuent à la construction d’un discours commun au fil des posts et des commentaires (essentiellement dans les groupes fermés), la coordination d’actions collectives parfois multi-situées, enfin la construction de nouvelles figures symboliques.
Le suicide de Rohith Vemula, un jeune chercheur de basse caste, dans la ville de Hyderabad en février 2016 et les manifestations qui ont suivi aux quatre coins du pays en ont fourni l’une des illustrations les plus marquantes. Ce doctorant avait vu sa bourse universitaire gelée, avant d’être suspendu puis exclu par son université en raison de son engagement dans un syndicat dalit. Des actions menées sur le campus et une altercation avec le leader d’une organisation étudiante nationaliste hindoue lui étaient par ailleurs reprochés. La lettre qu’il rédigea avant de se donner la mort et son portrait ont été largement diffusés par le réseau militant en ligne, qui a dans le même temps servi à organiser des manifestations et sit-ins coordonnés dans des facultés aux quatre coins de l’Inde. Cette mobilisation a aussi été l’occasion d’entériner l’utilisation de la plateforme YouTube comme base d’archives des actions de terrain, puisque plusieurs syndicats étudiants dalits en ont profité pour ouvrir des chaînes vidéos consacrées au mouvement, nourries en quasi continu pendant plusieurs semaines. Jusqu’à la fin du printemps, l’affaire a fait la une des journaux. Elle a surtout démontré que la massification de la présence en ligne d’un groupe militant permet une diffusion à grande échelle de ses discours, et l’organisation d’actions collectives multi-situées relayées en ligne puis dans des médias de masse.
Nouveaux porte-parole, éternels dilemmes
Les actions de cette élite militante ont donc des répercussions concrètes.
Mais à mesure qu’elle s’étoffe, ses membres doivent gérer de nouvelles menaces et ses figures les plus influentes assumer des positions d’autorité inédites.
Ces menaces sont de deux natures. Elles sont extérieures d’une part, liées aux ennemis idéologiques de la cause ; intérieures d’autre part du fait de la difficulté à maintenir une cohésion au sein d’un groupe de plus en plus large et disparate. Les sympathisants du nationalisme hindou sont à l’origine des attaques les plus violentes qui visent les militants dalits en ligne. Elles sont à la fois verbales et symboliques, alternant entre messages d’injure et photomontages grossiers. Pour s’en prémunir, la construction d’espaces clos et communautaires (comme des groupes fermés sur Facebook) est une stratégie, alliée à une politique de non-réponse et d’exclusion des paroles insultantes. Ce recours au silence et à l’effacement des paroles intruses apparaît comme une condition de survie pour ces publics qui commencent tout juste à sortir des marges. La bonne gestion de ces espaces clos passe donc par la mise en place d’une politique de non-mixité, qui s’impose comme une condition nécessaire de l’élaboration apaisée de discours et d’actions collectives.
L’autre difficulté avec laquelle ce réseau doit composer réside dans la grande hétérogénéité de la communauté dalit, subdivisée en de nombreuses castes inégalement réparties sur le territoire indien. Il s’agit d’un vecteur de tensions au sein de ce groupe, contraint de gérer des mémoires différenciées et parfois rivales. Deux sujets restent ainsi peu évoqués : la marginalisation des femmes et les pratiques discriminatoires entre castes répertoriées. Comme Michael Pollak et Nathalie Heinich l’ont souligné, taire les différends participe d’un « cadre de communication et de sociabilité » nécessaire au maintien d’une communauté capable de surmonter les traumas [12]. Or plus les militants pèsent lourd au sein du réseau, plus ces omissions conscientes impliquent un effort. Ainsi, le fondateur d’une chaîne YouTube très influente s’interroge sur le sens de son engagement, lui qui appartient à l’une des castes les plus basses, qui a vu et subi cette « intouchabilité de l’intérieur ». N’est-il pas de fait condamné à suivre la logique des grands médias contre lesquels il s’est construit ? Revenant sur la difficulté d’aborder sur sa plateforme les pratiques de domination au sein de la communauté, il explique :
Si je remets ça en question sur une plateforme publique, je serai massacré. (…) [Les autres plateformes] se concentrent sur les hautes castes, mais pas sur ce qui se passe au sein de la communauté. Et maintenant, on suit le même chemin, car la chaîne doit survivre. (Entretien réalisé à Hyderabad le 16 décembre 2014)
Cette réflexivité parfois douloureuse est le prix à payer lorsque poussé par la base, on devient passeur d’une parole et d’une mémoire collective. En effet, au fil des innovations techniques du web et de l’épaississement de leur base militante en ligne, les communautés perdent leur horizontalité. Dans ce modèle, l’expression de la représentativité a changé, passant d’un régime de représentation plus ou moins cadrée à un régime d’influence en ligne. En clair, les représentants ne sont plus désignés lors d’assemblées générales ou d’élections plus ou moins formalisées au sein d’un public, mais par l’agrégation des micro-actions de l’ensemble des internautes (commentaires, partages, likes et retweets) façonnées par les algorithmes. Du fait de la popularité de leur plateforme, des porte-parole d’un nouveau genre se trouvent poussés vers l’espace public dominant à mesure qu’ils gagnent en visibilité sur Internet.
Il faut bien sûr distinguer la plateforme de ses administrateurs ; mais dans les faits, ceux qui gèrent les comptes ou les sites les plus visibles se trouvent eux aussi auréolés d’un nouveau statut. Ils s’imposent comme des passeurs tout en n’ayant de cesse de rappeler leur premier objectif : donner une voix à ceux qui en sont dépourvus. À la frontière entre ces deux espaces publics et communautaires, ils se trouvent dans une zone liminaire. Étape clé de tout rite de passage, elle est par définition temporaire. On est voué à en sortir. Mais comment faire ?
L’observation du mouvement dalit permet de distinguer deux principaux chemins pour sortir de cette zone. Ainsi, le fondateur de la chaîne YouTube centrée sur le partage brut de discours a décidé de faire allégeance au public subalterne dont il est issu et de solidifier la communauté dalit en ligne. Il se concentre sur cette mission première, en refusant d’accroître sa visibilité ou de viser une rémunération militante en travaillant pour des figures du monde politique et médiatique traditionnel. Il continue de suivre les règles tacites qui impliquent de ne pas nuire à la cohésion interne du mouvement, et exclut de sa plateforme les sujets porteurs de tensions. L’administrateur d’un site éditorialisé et largement anglophone a au contraire accepté de plonger dans l’espace public dominant et d’en accepter les contraintes. Il édite les textes de ses contributeurs, se félicite de voir croître le nombre de sollicitations ou de citations qui sont attribuées à sa plateforme, apprécie d’être désormais une source de référence pour les journaux à tirage national. Il incarne une nouvelle figure d’intellectuel organique, poussé par la base, qui sait à la fois jouer des codes des espaces numériques et de l’espace public traditionnel.
Activiste médiatique depuis quinze ans quand je l’ai rencontré, il présente de la sorte l’apport des espaces numériques pour les revendications portées par le mouvement :
Il existe un discours alternatif émergent… Et rien ne l’a poussé. Il s’est uniquement propulsé par ses propres moyens…C’est une force sociale très forte et sur laquelle l’élite n’a pas de véritable contrôle. (Entretien réalisé à Hyderabad le 19 décembre 2014)
Or désormais, l’élite, c’est lui, et son parcours rappelle que l’investissement du web par des mouvements subalternes a des conséquences qui invitent à une lecture nuancée.
Les espaces numériques ont indéniablement permis aux militants dalits de trouver une voie d’expression nouvelle. Depuis le début des années 2000, celle-ci a rendu possible la constitution d’espaces d’échange et l’organisation d’actions collectives multi-situées d’un nouveau genre, tandis que leurs discours sont devenus plus audibles dans la sphère médiatique. Ce processus a été impulsé par une poignée de militants dont l’agilité numérique a permis à ces voix de percer. Dans le même temps, ces quelques profils ont constitué une nouvelle élite au sein du mouvement. S’ils continuent de présenter leur mission comme celle de « donner une voix à ceux qui n’en ont pas », les plus influents d’entre eux se sont fait une place dans l’espace public traditionnel et en ont peu à peu adopté les règles. Cette démarche implique de maintenir des voix et des enjeux internes sous silence pour ne pas fragiliser une communauté déjà marginalisée.
Malgré les particularités de la société indienne, l’observation du mouvement dalit en ligne permet de saisir des enjeux qui résonnent aujourd’hui partout dans le monde. Internet est autre chose qu’une terre promise pour les « sans-voix », c’est un espace majeur de recomposition des hiérarchies internes aux mouvements subalternes, et de l’espace public qui peine encore à les intégrer.