Recensé : Leah Vosko, Managing the Margins. Gender, Citizenship, and the International Regulation of Precarious Employment, Oxford, Oxford University Press, 2010. 336 p., 90 $
Le nombre d’ouvrages parus ces vingt dernières années sur le thème de la précarisation de l’emploi pourrait laisser penser qu’à défaut d’avoir trouvé une solution à ce problème, tout ou presque a été dit à ce sujet. C’est dans ce « presque » que vient s’inscrire le dernier ouvrage de Leah Vosko, Managing the Margins. Gender, Citizenship, and the International Regulation of Precarious Employment, dans lequel la politologue canadienne issue du courant féministe de l’économie politique réinvestit cette problématique à travers une double perspective : celle du genre et de la citoyenneté. Elle s’inscrit dans la mouvance féministe de l’économie politique incarnée entre autres par Antonella Picchio et Jane Lewis, pour lesquelles la reproduction sociale constitue un élément central du fonctionnement du marché du travail et qui tentent de dévoiler le « gender contract » à la base du système de l’État providence, une dimension négligée par le sociologue et économiste danois Gøsta Esping-Andersen dans son ouvrage fondateur Les trois mondes de l’État providence : Essai sur le capitalisme moderne (traduit aux PUF, 2007).
Le fil rouge de cet essai, difficilement classable car situé à la confluence de plusieurs disciplines (relations internationales, science politique, droit comparé), réside dans l’affirmation suivante : la « relation d’emploi normale » (« standard employment relationship ») telle que nous la connaissons aujourd’hui – bilatérale, à temps plein et indéterminée – s’est construite tout au long du XXe siècle en excluant les femmes et les migrants. Ces deux catégories de travailleurs vont constituer les premières « marges » d’un marché du travail régulé et réglementé, marges depuis lesquelles ils ne pourront pas bénéficier des protections qui s’appliquent aux employés standards. À l’heure où l’Union européenne et l’Organisation internationale du travail semblent avoir pris la mesure de l’enjeu posé par l’accroissement des formes atypiques d’emploi, un premier bilan de ces mesures s’impose [1]. Loin de voir dans la déstabilisation contemporaine de la relation d’emploi due à la multiplication des situations précaires (travail à temps partiel, intérimaire et domestique notamment) une évolution à contrer, Leah Vosko nous propose de réfléchir à des formes véritablement inclusives de protection et de régulation. Plutôt que d’opposer l’emploi « normal » à l’emploi précaire, il convient au contraire, selon l’auteure, d’insister sur leur interdépendance.
La précarité comme déviance : le stigmate du sexe et de la nationalité
Comme toute institution, la « relation d’emploi standard » est une norme, c’est-à-dire un ensemble de règles reposant sur l’adhésion à certaines valeurs et croyances. La première est une conception duale de la relation d’emploi, dans laquelle l’homme investit la sphère publique de l’emploi pour subvenir aux besoins matériels de sa famille (« male breadwinner ») tandis que la sphère privée est réservée à la femme chargée de s’occuper de sa famille (« female caregiver »). S’ensuit une dichotomie entre le temps passé dans la sphère publique, celle de l’emploi, donnant lieu à une rémunération, et le temps passé dans la sphère privée, non rémunéré et associé au temps « libre ». Ce « gender contract » sur lequel repose l’ordre social au début du XXe siècle permet de relire de manière critique les premières réglementations en matière d’emploi non plus uniquement sous l’angle de l’amélioration des conditions de travail mais également comme des instruments de reproduction sociale. La seconde réside dans la volonté de sécuriser l’emploi du « national » au détriment du « non national », l’autre, le migrant. Dès lors, il est possible d’envisager la précarité comme la résultante d’une déviance par rapport à la norme, en l’occurrence la relation d’emploi standard.
Partant de cette dynamique « inclusion/exclusion », Leah Vosko analyse les étapes de la construction, de la consolidation puis de la remise en cause de cette relation d’emploi normale en alternant les niveaux d’analyse. Si elle privilégie l’étude de la législation internationale à travers l’analyse des conventions, recommandations et résolutions de l’Organisation internationale du Travail (OIT) depuis 1919 – dont on trouve les prémices au début du XXe siècle dans l’action de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs et les Conventions de Berne de 1906 –, l’auteure propose également une analyse comparée des législations européenne, états-unienne, canadienne et australienne.
De la protection du faible à l’égalité de traitement
Ainsi, Leah Vosko montre comment la « protection du faible » a été l’argument principal des syndicats dans la mise en place des premières conventions internationales sur l’interdiction du travail de nuit, la réglementation du congé maternité ou encore l’instauration d’un âge minimum. Bien que considérées comme un progrès du point de vue de la législation internationale du travail, ces mesures étaient déjà décriées par les féministes de l’époque comme des instruments de reproduction sociale visant à cantonner la femme dans la sphère domestique du travail non rémunéré. La seconde moitié du XXe siècle a vu l’assouplissement de ce modèle au nom de l’égalité de traitement et de la reconnaissance du rôle dual de la femme, donnant lieu à de multiples révisions des textes jugés discriminants, sans pour autant remettre en cause le modèle dominant. Au niveau international, le milieu des années 1970 initie une période d’intense réflexion sur la façon de réguler les formes « non-standard » d’emploi et sur l’amélioration des conditions de travail pour tous [2]. En outre, la (re)découverte du secteur « informel » et l’augmentation des formes atypiques d’emploi tombent en dehors du cadre préétabli et brouillent la frontière entre l’employé et l’employeur. Ils obligent les partenaires sociaux à aménager la relation d’emploi normale pour que ceux qui en étaient jusqu’alors exclus bénéficient du minimum de protections associé normalement à la relation d’emploi.
Toutefois, la résilience voire la résistance de ce modèle empêche de penser la précarité et les marges en tant que telles et d’inventer de véritables protections pour les populations concernées, c’est-à-dire de protections qui ne soit ni partielles, ni discriminantes. Or, toujours pensé « par rapport » voire « en opposition » au travailleur standard au nom de l’égalité de traitement, le travailleur en situation précaire continue d’être considéré comme déviant et les situations de précarité demeurent finalement intactes. L’auteure montre notamment qu’en dépit des tentatives destinées à réglementer le travail à temps partiel, des situations continuant à échapper à toute régulation persistent. Ainsi, la réglementation du travail à durée déterminée et du travail intérimaire au niveau de l’Union européenne (directives de 1999 et de 2008), tout en s’appuyant sur le principe d’égalité de traitement, ne s’attaque selon l’auteure ni à la problématique du genre ni à celle de la citoyenneté, et se contente d’étendre – le plus souvent partiellement – les avantages dont bénéficient les travailleurs salariés aux travailleurs « atypiques » [3].
Pour un « nouvel imaginaire » social au-delà l’emploi
Venus de l’OIT, l’Agenda pour le travail décent, la Déclaration de 1998 sur les principes et droits fondamentaux au travail et la Déclaration de 2008 sur la justice sociale pour une mondialisation équitable [4] iraient selon Leah Vosko dans le sens d’une véritable inclusion des marges, dans la mesure où ils font directement référence aux personnes laissées en dehors de l’emploi [5] et considèrent l’égalité entre les sexes et la non discrimination comme des questions transversales. Elle revient également sur la recommandation de 2006 sur la relation d’emploi qui appelle les États à instaurer une « protection efficace et effective accessible à tous » en particulier aux « travailleurs vulnérables », et à lutter contre les « formes déguisées d’emploi ». Elle insiste sur l’ambiguïté d’un texte qui souligne les incertitudes pesant sur l’existence d’une relation d’emploi tout en continuant à prendre cette dernière comme modèle de référence. L’auteure note cependant, en dépit d’évolutions positives, une relative timidité de l’OIT à traiter véritablement cette question. Elle est également critique de la voie choisie par l’organisation, qui consiste à faire de la transition du secteur informel vers le secteur formel la seule solution pour lutter contre la précarité. Plutôt que de repenser l’emploi et les régulations qui doivent l’entourer, les instances compétentes (gouvernements, partenaires sociaux, organisations internationales) continuent à vouloir aménager un cadre qui, pour Leah Vosko, est économiquement et socialement dépassé.
Quelles alternatives à la relation d’emploi standard ?
Si la « flexibilisation » de la relation d’emploi – qui est la voie privilégiée notamment par Gøsta Esping-Andersen – vise à rééquilibrer la relation de travail et insiste sur une division plus équitable de la division des tâches domestiques [6], cette approche ne reconnaît pas le rôle pivot de la division du travail salarié et domestique dans la construction de l’État providence et donc dans sa réforme potentielle. L’auteure appelle donc à la construction d’un « nouvel imaginaire » pour penser le travail et l’emploi dans les sociétés contemporaines, dans une ligne qui prolonge celle proposée par Alain Supiot en 1999 dans Au-delà de l’emploi, qui envisageait notamment de découpler l’accès aux protections de la détention d’un emploi salarié, via la création de droits de tirage sociaux [7].
Partant du concept de « global universal caregiving » forgé par la politologue féministe Nancy Fraser, qui vise à faire disparaître la frontière artificielle entre travail salarié et domestique et à donner une véritable valeur au « care », le modèle auquel nous propose de réfléchir Leah Vosko voit disparaître le lien entre le statut et la forme d’emploi, ainsi qu’entre l’accès à un travail rémunéré et aux protections sociales. Le même raisonnement s’applique dans le cas des travailleurs migrants : partant du concept de « citoyenneté inclusive », l’auteure plaide pour une dénationalisation des marchés du travail, selon elle inadaptée au cadre de l’économie globalisée. Seule une conception élargie de l’appartenance à un marché du travail global pourrait endiguer le développement de situations précaires et démarginaliser les exclus vis-à-vis de la relation d’emploi standard.
Si Leah Vosko ne déplore pas la déstabilisation du cadre traditionnel de l’emploi, il serait faux de la placer parmi les partisans de la déréglementation du marché du travail. Son propos est à la fois plus nuancé – il prend en compte la précarisation de l’emploi et la nécessité de réguler ce dernier – et plus moderne – il dépasse l’alternative souvent proposée entre l’extension des protections et le détachement des droits de l’emploi salarié. Il plaide en effet pour l’instauration d’un système de protections qui s’adresse à tous les travailleurs quels que soient leur situation, leur sexe et/ou leur nationalité. L’auteure prolonge le débat qui a opposé Robert Castel et Alain Supiot sur l’opportunité de dépasser le cadre de l’emploi salarié qui, d’après Castel, continue d’être la référence d’une majorité de travailleurs. Selon lui, il convient de défendre ce modèle et de penser son redéploiement dans les « zones grises » de l’emploi plutôt que d’imaginer une transformation radicale du droit du travail, qui risquerait de mettre un terme à un système qui, malgré ses limites, a permis et permet encore de garantir au salarié un minimum de sécurité.
C’est sans doute là que Leah Vosko se démarque d’Alain Supiot. Son argumentation repose moins sur le constat des transformations du monde du travail - même s’il s’agit d’une dimension-clé de sa thèse - que sur l’impératif de justice sociale. En déplaçant le débat dans la sphère des discriminations et en montrant comment le modèle de l’emploi protégé participe de l’exclusion des femmes et des immigrés, le dépassement, du moins la rénovation de ce modèle, apparaît inévitable. La nécessité de dé-marginaliser le care et de l’élever au même plan que le travail participe de cette exigence de justice entre les hommes et les femmes. Fabienne Brugère regrettait récemment la timidité de Marie Garrau et Alice le Goff à proposer une véritable « politique du care » et le fait qu’elles s’en tiennent à une argumentation philosophique [8]. Sans doute avons-nous avec Leah Vosko une esquisse des formes que devrait prendre une argumentation politique en faveur de la reconnaissance du care comme force sociale et non plus seulement comme logique compassionnelle, comme travail et non seulement comme activité.
À l’heure où les politiques de l’emploi sont soit à la déréglementation soit à la reformalisation/recontractualisation de la relation d’emploi, on a toutefois du mal à imaginer comment pourrait se traduire concrètement ce « nouvel imaginaire » sur lequel l’auteure passe trop rapidement dans le dernier chapitre intitulé « Alternatives to the Standard Employment Relationship ». L’objection de Robert Castel nous semble encore valide : qu’est-ce qui nous empêche de penser l’assouplissement du modèle du salariat dans la mesure où il sera toujours possible d’identifier une relation de subordination entre le travailleur et son employeur, et ce malgré l’éclatement de la figure de l’employeur et la montée des formes atypiques d’emploi, asymétrie que seul le contrat de travail permet de compenser ? Ne risque-t-on pas, en abandonnant la référence au modèle de l’emploi protégé, « de lâcher la proie pour l’ombre » [9] ? Quoi qu’il en soit, la démarche de Leah Vosko et son identification des dysfonctionnements et discriminations qui se sont perpétués pendant plus d’un siècle sur le marché du travail, mettent en évidence les ambivalences de la régulation de l’emploi et de la « protection » sociale, et font de cet ouvrage une lecture à la fois éclairante et stimulante. L’auteur y appelle à se demander une nouvelle fois si la protection des uns doit nécessairement entraîner la marginalisation des autres.