André Schiffrin, L’argent et les mots, Paris, La Fabrique éditions, 2010, 101 pages, 13 €.
Le dernier ouvrage d’André Schiffrin vient prolonger et élargir une réflexion engagée avec L’édition sans éditeurs (1999) et Le contrôle de la parole (2005) [1]. Ce faisant, il se positionne, avec une grande liberté de ton, aux confins de plusieurs types d’approches : c’est ce qui en fait l’intérêt mais, en même temps, peut en fragiliser le propos.
Au confluent de plusieurs approches
Cette posture originale peut servir de guide de lecture pour un ouvrage qui par ailleurs se distingue par son approche extrêmement concrète en parcourant des situations sectorielles et nationales très différentes, sautant de l’une à l’autre – parfois sans crier gare – et, surtout, en formulant des propositions d’action pour les professionnels et les pouvoirs publics.
Ce concours de plusieurs approches apparaît dès l’introduction qui s’appuie essentiellement sur le cas d’Editis, particulièrement emblématique pour l’éditeur indépendant qu’est André Schiffrin à la tête de The New Press, pour énoncer son diagnostic sur les médias et les industries culturelles : en un mot, les taux de profitabilité exigés communément dans ces secteurs au sein des grands groupes sont désormais de moins en moins soutenables, ce qui impose de se mettre en quête sans retard de modalités de fonctionnement alternatives.
La première approche ainsi convoquée est celle de la socio-économie de la culture et plus particulièrement des industries culturelles et des medias qui s’est donnée pour tâche de décrire et comprendre le fonctionnement de ces secteurs et d’en discerner les évolutions. La deuxième approche mobilisée s’attache au capitalisme financier et à l’emprise croissante de la financiarisation sur l’économie pour pointer les dérives du premier et dénoncer la seconde : cela s’inscrit dans une longue tradition de critique ou au moins de dénonciation du capitalisme au motif de ses dégâts. Quant à la dernière approche que l’on peut discerner, elle est également fort ancienne puisqu’il s’agit de l’examen des rapports entre les médias et les pouvoirs à commencer par celui des « puissances d’argent ».
André Schiffrin emprunte à la première approche l’appui sur des exemples et des chiffres, à la deuxième la posture « critique », à la troisième enfin la vigilance à l’égard de toute mainmise de « l’argent » ou des pouvoirs politiques sur des secteurs aussi sensibles que ceux de la culture et des médias.
Une perspective « pro bono »
Car ce qui surplombe tout l’ouvrage, c’est l’affirmation que la pérennité du bon fonctionnement de ces secteurs constitue véritablement un bien commun et qu’il faut concevoir médias et industries culturelles « pro bono », pour le bien public, suivant la formule utilisée outre-Atlantique. Ce faisant, le propos d’André Schiffrin ne se limite donc plus à critiquer une situation défavorable au métier d’éditeur tel qu’il entend l’exercer mais aussi à y discerner un véritable enjeu collectif et à esquisser des solutions pour assumer cet enjeu. Cette perspective s’étend ici aux industries culturelles alors qu’elle était auparavant mise surtout en avant pour les médias pour des raisons de liberté de pensée, de diversité des opinions, de contribution à la délibération publique…
Il faut dès lors revenir sur le type d’argumentation et de propositions qu’André Schiffrin met en avant concernant trois secteurs : le livre, c’est-à-dire l’édition et la librairie – bizarrement séparées dans la succession des chapitres –, la presse et, plus marginalement, le cinéma. Ceci permettra d’apprécier en quoi ces propositions sont novatrices et surtout examiner si elles sont solidement justifiées.
Le livre : une édition dualisée ?
Le point de départ du propos se trouve, comme on l’a vu, dans le caractère désastreux des taux de profitabilité exigés des éditeurs au sein des grands groupes. Il y a en effet un phénomène indéniable et plus général de passage d’un capitalisme industriel à un capitalisme financier auquel l’édition ne saurait échapper lorsqu’une bonne part des maisons, grandes ou moyennes, se retrouvent intégrées à des groupes parfois multimédia et, dans certains cas, congloméraux rapprochant des activités très disparates. André Schiffrin y voit deux conséquences : la première au retrait des marques éditoriales et à la disparition des titres qui ne sont pas des best-sellers, la seconde à une marchandisation croissante de l’offre promotionnelle, en particulier en librairie.
Ces tendances ne sont pas pour autant irrémédiablement acquises, au moins dans l’édition française. On a peine, malgré les poussées en ce sens, à considérer qu’une telle dualisation de l’édition soit chose faite, séparant d’un côté une édition de best-sellers à laquelle se limiterait l’édition dans les groupes et, de l’autre, l’édition de niches réfugiée à la « frange » chez les indépendants avec la vraie prise de risque et le seul souci de la qualité. Le fonctionnement concret de l’édition dans les groupes témoigne des avantages et inconvénients de la grandeur et mérite une analyse beaucoup plus détaillée et nuancée [2]. De même, la marchandisation de la mise en avant promotionnelle qui est la règle dans le monde anglo-saxon tend certes à progresser en France mais ne gouverne pas encore les tables des libraires.
La conclusion logique d’André Schiffrin est que les maisons indépendantes doivent donc être soutenues. Cette attention à des PME et ici TPE, qui fait d’ailleurs l’objet d’un consensus assez général, mérite cependant d’être argumentée plus avant quant à sa nature et aux enjeux de la pérennité de ce type d’entreprises ; d’autant plus si l’on propose, comme le fait André Schiffrin, un soutien explicite aux entreprises éditoriales elles-mêmes – et pas seulement à leur production d’excellence. Ce « banc d’essai » pour l’innovation entrepreneuriale éditoriale qu’est la frange de l’oligopole est, par définition, fragile et sujet à une forte mortalité – qui ne diffère d’ailleurs pas de celle des créations d’entreprises tous secteurs confondus [3] – mais on imagine mal cependant qu’elle puisse se tarir tant elle constitue le vecteur privilégié d’une expressivité sociétale.
Paradoxalement, l’une des justifications pour se soucier de la frange suppose justement que la séparation oligopole/frange n’est pas consommée. Dans ce cas, les hommes, les catalogues, les projets, les sensibilités, les innovations de tous ordres peuvent circuler, percoler …de la frange vers les groupes. Cela apporte à l’édition des éléments attestés de renouvellement au-delà des seules logiques de best-sellerisation et de grande diffusion qui sont son apanage.
Soulignons qu’André Schiffrin propose d’accorder un soutien aux entreprises d’édition elles-mêmes en rupture avec les formes habituelles du soutien à l’édition qui s’est toujours défié du soutien à l’entreprise et lui préfère, en France comme ailleurs en Europe [4], le couple soutien à la publication d’ouvrages de qualité /mesures indirectes : prix unique, TVA réduite ou encore appui à des outils collectifs comme par exemple Calibre destiné à répondre aux commandes des libraires aux petits éditeurs qui sont souvent effectivement mal diffusés et mal distribués comme le remarque à juste titre André Schiffrin.
L’approche de la librairie, plus brève, met surtout l’accent sur les effets positifs du prix unique sur le maintien du tissu de librairies mais aussi la capacité réelle d’intervention publique et interprofessionnelle au travers de l’Adelc (association pour le développement de la librairie de création) et des soutiens publics nationaux mais aussi de plus en plus régionaux. Il y a là un engagement dans l’expertise entrepreneuriale et le confortement d’entreprises qui contraste avec ce qui se passe pour l’édition, du fait vraisemblablement d’une moindre proximité de la librairie à la mise en œuvre de la création mais aussi parce que la librairie est aujourd’hui reconnue comme le maillon faible de la filière du livre.
Le cas emblématique du cinéma
Le cas du cinéma est utilement évoqué en ce qu’il montre avec les accords Blum-Byrnes de 1947 le caractère stratégique et politique de l’exportation des images et de ce qu’elles véhiculent, mais aussi le caractère précurseur et idéal-typique du système d’aide au cinéma en France : pour d’autres cinématographies nationales et pour les autres industries culturelles en France, à commencer par celle du livre.
On retrouve dans ce survol du cinéma le même raisonnement : la dégradation de la situation économique requiert des mécanismes de soutien. Mais, là encore, le propos est trop rapide pour traiter de l’état de la filière cinématographique et apprécier la pertinence d’un système d’aide particulièrement complexe dans la mesure où il cherche à s’adapter en continu aux évolutions et problèmes du cinéma. À cet égard, si le soutien fort des collectivités territoriales au travers de la loi Sueur est évoqué, il est intéressant de souligner qu’il va de pair avec une exploitation cinématographique pour une part « municipalisée » au sens de dépendante d’un financement public local pour sa pérennité [5]. Ceci vient apporter un exemple concret d’application de certaines préconisations que fait André Schiffrin pour l’édition indépendante.
Des rapprochements livre-cinéma tant dans le fonctionnement économique et les modalités de soutien s’avèreraient d’ailleurs tout à fait intéressants. À titre d’exemple, la prédominance et la disparité des productions respectives (livres et longs métrages) au regard des potentialités d’exposition se retrouvent dans les deux secteurs qui connaissent par contre des nombres de produits et des niveaux de prix moyen très différents… [6] De telles mises en regard d’un secteur à l’autre se révèlent toujours instructives et au moins riches de questions nouvelles.
L’irrésistible déclin de la presse ?
Le secteur de la presse est celui qui fait l’objet de la présentation la plus détaillée des données qui semblent attester d’un irrésistible déclin. Une demande exorbitante de rentabilité semble avoir présidé à la dégradation de la situation de la presse mais André Schiffrin y insiste finalement peu car elle combine ses effets avec d’autres facteurs défavorables comme des diversifications multimédia hasardeuses, la concurrence des gratuits mais aussi et surtout le faible intérêt des jeunes générations pour la presse et les bouleversements occasionnés par le numérique.
Faisant un historique de l’ensemble des solutions avancées, André Schiffrin explore tour à tour les différentes pistes évoquées aux États-Unis, du soutien de grandes fondations ou de grandes Universités à un véritable service public de l’information en s’inspirant des précédents audiovisuels à la fois de PBS et de la BBC qu’il met en avant malgré les réticences et la prudence bien connues face à l’intervention publique dans l’information indépendante. Les solutions innovantes apparues ici ou là, de revues innovantes comme XXI en France à des offres d’information non-profit en ligne ou papier aux États-Unis, sont évoquées avant que ne soit revisité le thème médias et publicité, réactivé en France par la perspective de suppression partielle de la publicité sur les chaînes publiques. André Schiffrin propose finalement une taxe sur les recettes publicitaires des moteurs de recherche qui tirent parti gratuitement des contenus de la presse et destinée à combler de manière structurelle le déficit de fonctionnement de journaux. On retrouve là une logique bien connue de financement para-fiscal permettant des transferts financiers [7]. Les évolutions défavorables évoquées plus haut interrogent les systèmes d’aides à la presse et ne peuvent que susciter la remise à plat de ces dispositifs de soutien marqués par leur automaticité et mêlant aides directes et indirectes [8].
Schiffrin conclut enfin sur le bien commun des mots – qu’il pourrait facilement étendre aux images et aux sons – ce qui exclut, de son point de vue, l’appropriation marchande a fortiori monopolistique que peuvent en faire de grands acteurs mais aussi toute forme d’entrave en particulier tarifaire à leur libre circulation : on rejoint là, outre la question de la gratuité sur Internet, les termes d’un vieux débat engagé dès le XIXe siècle sur la propriété littéraire et artistique [9].
Ces vivants « mélanges » que nous offre Schiffrin rassemblent à la fois des éléments d’analyse sectorielle pointue, de parti-pris – au sens engagé du terme – et des propositions formulées avec une grande indépendance d’esprit. Cet essai au vrai sens du terme constitue donc un appel « à lancer un débat qui n’a pas eu lieu » [10] mais aussi, de par ses faiblesses mêmes, à étudier et comprendre plus avant les industries culturelles et les médias.
Cela nécessite tout d’abord de poursuivre une socio-économie de ces secteurs qui n’hésite pas à se prononcer sur le sens des évolutions et accorde une attention particulière à la démographie des « franges » et à la pratique de l’indépendance en tant que posture éditoriale. Il convient ensuite de développer un véritable « savoir-soutenir » avec ce que cela implique de capacité d’évaluation de dispositifs de soutien toujours prompts à se complexifier, d’analyse en termes de science politique de la prise de décision et de la formation des équilibres et des consensus entre acteurs. À cet égard, affirmer ou reconnaître le caractère « pro bono » d’un secteur culturel ou médiatique laisse entier le dilemme des politiques sectorielles qui est de conforter des intérêts particuliers au nom de l’intérêt général. Il est nécessaire enfin de constituer un corpus de « bonnes pratiques » quant à l’expertise des entreprises culturelles à soutenir ou quant aux méthodes pour s’accorder sur la qualité des contenus à aider.
Ce vaste champ se parcourra de manière d’autant plus pertinente et efficace que l’on s’efforcera de mettre en regard les situations et les soutiens publics dans des industries culturelles et médiatiques à la fois différentes et proches et que l’on confrontera également des réalités et des politiques nationales dont la diversité constitue une véritable richesse, comme tend désormais à le faire reconnaître la Déclaration Universelle de l’Unesco de 2001.