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Essai Politique Société

Indépendance ou autonomie ?
Enjeux du référendum écossais


par Arnaud Fiasson , le 15 septembre 2014


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Né à la fin des années 1920, le mouvement indépendantiste écossais a connu depuis un succès grandissant, pour devenir aujourd’hui la première force politique en Écosse. En amont du référendum sur l’autodétermination de cette nation qui se tiendra le jeudi 18 septembre, Arnaud Fiasson éclaire l’histoire, le discours et les enjeux d’un nationalisme original, car socio-démocrate et pro-européen.

L’électorat écossais se prononcera le 18 septembre 2014 sur l’avenir constitutionnel de l’Écosse lors d’un référendum dont la question unique sera : « L’Écosse devrait-elle être un pays indépendant ? ». Parmi les sondages réalisés au cours des derniers mois [1], le nombre de réponses favorables à l’indépendance a lentement progressé et se situe autour de la barre des 40%, tandis que l’option du statu quo approche les 50%. Il convient de prendre en compte la minorité des personnes sondées (10-15%) encore indécises : elles seules sont en mesure de faire pencher le résultat, qui demeure pour l’instant ouvert.

Néanmoins, la mise en place de cette consultation est révélatrice d’un questionnement face à l’intégrité de l’union politique qui cimente l’état multinational britannique. En effet, et dès le premier quart du XXe siècle, les velléités indépendantistes galloises, écossaises, et nord-irlandaises ont été représentées respectivement par trois partis politiques nationalistes : Plaid Cymru, le Scottish National Party (SNP) et Sinn Féin. Le nationalisme anglais, quant à lui, peine à progresser sur la scène politique, bien qu’il ait trouvé une représentation relative au sein du United Kingdom Independence Party (UKIP), populiste et eurosceptique.

À l’heure actuelle, le nationalisme écossais se distingue en Europe. Son pacifisme l’éloigne de l’action d’ETA au Pays basque comme du mouvement indépendantiste de Crimée, dont le référendum sur l’émancipation, organisé le 16 mars 2014, a été contesté sur la scène internationale en raison de la violence des affrontements qui ont mené au scrutin et des modalités contestables dans lesquelles ce dernier s’est tenu. En Espagne également, la Catalogne revendique son autodétermination par un référendum prévu pour le 9 novembre 2014, malgré l’opposition du parlement central espagnol, qui refuse d’en reconnaître a légalité. Inversement, bien qu’il n’offre pas sa bénédiction aux velléités indépendantistes écossaises, le parlement britannique a néanmoins accepté que le référendum sur l’autodétermination soit organisé par le parlement autonome écossais, créé en 1999 à Édimbourg, et au sein duquel le SNP jouit d’une majorité absolue depuis 2011.

La tenue du référendum écossais ouvre ainsi la voie aux questions suivantes. Quels sont les arguments au cœur de l’idéologie nationaliste écossaise ? Faut-il percevoir cette consultation comme une critique du pouvoir politique britannique ? Serait-elle symptomatique d’une crise constitutionnelle plus large ? Avant d’interroger la spécificité du nationalisme écossais au sein du Royaume-Uni et son apport à la définition et à la promotion des enjeux socio-politiques du référendum à venir, il importe de revenir brièvement sur l’émergence du discours autonomiste en Écosse, phénomène en place depuis l’entre-deux guerres.

La percée nationaliste en Écosse

L’unité politique britannique, qui fait du Royaume-Uni un État multinational, repose sur trois unions territoriales : celle de l’Angleterre avec le pays de Galles (1536), l’Écosse (1707) et l’Irlande (1800) [2] . Le nationalisme irlandais, dont Sinn Féin se fait le représentant politique dès sa création en 1905, prend la forme d’une révolte en 1916, annonciatrice de futurs conflits armés. Aiguillonnés par le précédent irlandais, les nationalismes écossais et gallois font également leur apparition au XXe siècle, mais diffèrent du Sinn Féin par leur pacifisme. Créé en 1925, Plaid Cymru se positionne initialement en faveur de la défense de la culture et de la langue galloises. En Écosse, plusieurs organisations nationalistes bourgeonnent dès 1918 et fusionnent progressivement pour donner naissance au SNP en 1934. Celui-ci reste dans un premier temps en marge de la scène politique et ne remporte pas plus de 5% des suffrages écossais jusqu’aux élections législatives britanniques de 1970.

Les premières percées nationalistes écossaise et galloise surgissent à cette époque par la voie des urnes. À l’issue des élections d’octobre 1974, le SNP et Plaid Cymru comptent respectivement 11 et 3 députés au sein du parlement britannique. Afin d’expliquer cette percée, il est souvent fait mention du déclin de l’Empire, du mécontentement envers le bipartisme en Grande-Bretagne dans les années 1970, et des concessions autonomistes faites par les gouvernements Heath (conservateur, 1970-74), Wilson et Callaghan (travaillistes, 1974-76 et 1976-79) [3] afin d’enrayer un ascendant nationaliste plus radical. La découverte de gisements pétroliers et gaziers au large des côtes de l’Écosse a également joué en faveur du SNP. En effet, le parti lance la campagne « C’est le pétrole d’Écosse ! » (« It’s Scotland’s Oil ! ») qui lui permet de construire un argument économique concret et crédible en faveur de l’indépendance [4].

Cette émergence nationaliste force le parti travailliste au pouvoir à jouer la carte écossaise et à adopter une stratégie autonomiste. Il organise en 1979 un référendum sur la mise en place d’une décentralisation du pouvoir législatif en Écosse et au pays de Galles. Le scrutin échoue, quelques mois avant que Margaret Thatcher ne devienne Premier ministre et qu’elle n’écarte la question constitutionnelle et autonomiste des agendas gouvernementaux.

Le thatchérisme fait taire un temps la percée politique des nationalistes. Cependant, une série de mesures particulièrement impopulaires en Écosse alimente une aversion grandissante à l’encontre du parti conservateur. Dans l’optique d’une restructuration économique, Thatcher préconise des politiques ultralibérales visant à rendre les citoyens britanniques moins dépendants de l’État, notamment en réduisant l’influence de ce dernier par les privatisations d’entreprises et par la libre concurrence. Un tel remaniement coûte toutefois plus cher à l’Écosse qu’au Royaume-Uni dans son ensemble : entre 1979 et 1986, le taux de chômage passe de 4,3% à 11,5% au Royaume-Uni, et de 6,2% à 13,8% en Écosse [5]. Le thatchérisme se traduit également par une politique de désindustrialisation du Royaume-Uni. Le démantèlement progressif de l’industrie écossaise ne se limite pas à l’industrie lourde (anciennement « the workshop of the Empire » - l’atelier de l’Empire- un siècle auparavant) et à celle du textile. L’extraction de charbon est elle aussi durement touchée. En effet, seuls deux puits de mine survivent en Écosse suite à la fermeture de treize houillères jugées peu rentables par le gouvernement. L’amélioration des conditions économiques en Écosse dans les années 1990 ne suffiront pas à rehausser la popularité du parti conservateur de John Major. Plus qu’un traumatisme, l’anti-conservatisme est devenu un réel aspect du comportement électoral écossais qui perdure aujourd’hui encore et qui, nous le verrons, trouve sa place dans la campagne référendaire actuelle.

C’est dans ce contexte que les travaillistes jouent une seconde fois la carte écossaise, avec succès cette fois. Sous l’égide de Tony Blair, et dans l’optique d’une reconquête de l’électorat britannique, le parti adopte l’appellation New Labour. Elle se veut le reflet d’une redéfinition idéologique alignée à la fois sur une position néo-centriste et sur un compromis entre capitalisme et socialisme, en vue d’associer les politiques de libre-marché à des mesures de justice sociale. Cette orientation socio-démocratique porte le parti travailliste au gouvernement en 1997 et marque le retour de la question constitutionnelle sur la scène politique britannique. Deux référendums sur la décentralisation du pouvoir législatif (dévolution) sont organisés en septembre 1997, l’un en Écosse et l’autre au pays de Galles [6]. À l’inverse des Gallois qui se prononcent timidement en faveur d’une assemblée (50.3%), les Écossais s’expriment à 74,3% en faveur de l’établissement d’un parlement autonome, mesure devenue effective en 1999.

La dévolution législative en Écosse : un système de gouvernement à deux niveaux

Quatre élections législatives ont eu lieu depuis la mise en place du parlement écossais. Alors que les scrutins de 1999 et de 2003 se sont soldées par la constitution de deux gouvernements de coalition entre les partis travailliste et libéral-démocrate, ceux de 2007 et de 2011 ont été remportées par le SNP. S’il ne disposait que d’une majorité relative de 2007 à 2011, il sort grand vainqueur des élections de 2011 : fort d’une majorité au parlement d’Édimbourg, il peut aisément légiférer sur les sujets dévolus. Toutefois, dans la mesure où la constitution britannique fait partie des sujet réservés à Westminster, le SNP ne dispose pas de mandat électoral pour déclarer l’indépendance de l’Écosse. Le gouvernement écossais, lui aussi dominé par le SNP, est alors entré en négociation avec le gouvernement britannique en vue de l’organisation d’un référendum. L’Accord d’Édimbourg (Edinburgh Agreement) est signé en octobre 2012 : à titre exceptionnel, le parlement écossais reçoit le pouvoir d’organiser le scrutin, tandis que gouvernements écossais et britannique reconnaissent la légalité de la consultation, promettant de se plier à son résultat, quelle qu’en soit l’issue.

Caractéristiques du nationalisme écossais

Le bouleversement des frontières politiques et géographiques qui a accompagné la création du Royaume-Uni a permis la naissance d’un État et d’une identité britanniques. Cependant, les distinctions historiques et culturelles propres à chaque partie constituante du RU n’ont jamais totalement disparu des consciences collectives. La contribution des nations au fonctionnement de l’État britannique et de son Empire a donc favorisé la création d’une identité composite [7] . Ainsi, un Écossais peut se déclarer aussi bien britannique qu’écossais, et les identités nationales ne sont pas incompatibles. À l’inverse, le renforcement du caractère spécifique de l’identité écossaise, amené par la mise en place de la dévolution, a permis la légitimation d’une institution nationale qui met potentiellement en jeu la stabilité de l’État britannique, comme en atteste la tenue du prochain référendum en Écosse.

À rebours des définitions traditionnelles de l’État-nation [8] , l’Écosse reste toutefois une nation sans État, c’est à dire, pour reprendre la formulation du sociologue David McCrone, une nation qui, « bien qu’elle ne dispose pas d’une législature pleinement indépendante, [possède] un dispositif gouvernemental relevant d’un degré d’autonomie considérable » [9]. Pour les nationalistes écossais, il s’agit de mettre un terme à l’Union de 1707 et d’accéder au rang d’État-nation par l’obtention de l’indépendance. À l’inverse, les défenseurs de l’intégrité du Royaume-Uni entendent garder l’Union intacte, tout en revendiquant leur scotticité. Le débat actuel n’est donc pas centré sur l’identité écossaise mais sur l’union de 1707 et ses conséquences politiques.

Au lendemain des élections législatives européennes de 2014, qui se sont traduites par une percée de l’extrême-droite, le SNP est soucieux de l’image politique qu’il projette à l’électorat, notamment en regard de sa vision du nationalisme. Nicola Sturgeon, adjointe au Premier ministre écossais (Deputy First Minister), a récemment déclaré :

Au cours des années d’existence du SNP, et plus particulièrement au cours de ces dernières années, nous avons indiqué très clairement qu’il existe une entente générale en ce qui concerne ce nationalisme [d’extrême droite], qui n’est pas celui que le SNP promeut. Nous ne promouvons aucun aspect du nationalisme ethnique. Il s’agit d’un nationalisme civique. Plutôt que de fuir cette terminologie, il vaut mieux l’embrasser et faire savoir qu’en fait cet aspect du nationalisme civique nous conduit à une vision positive du nationalisme tout en étant unis dans le rejet des autres défauts du nationalisme qui sont tous foncièrement mauvais. [10]

Le SNP se présente ainsi comme un parti socio-démocratique et pro-européen (tout comme Plaid Cymru et Sinn Féin), à l’inverse du UKIP. Le SNP se distingue toutefois de ses homologues gallois et irlandais dans la mesure où la défense des langues écossaises n’a jamais constitué un terrain de campagne électoral. Plutôt que de baser son idéologie nationaliste sur une dimension ethnique, c’est-à-dire sur des caractéristiques partagées et déterminées par la langue, la religion ou l’ethnicité, le SNP préfère une conception civique de la nationalité qui repose sur des valeurs et des institutions communes. En préface d’un livre blanc publié par le gouvernement écossais en 2013 sur sa vision d’une Écosse indépendante, Alex Salmond, Premier ministre écossais et leader du SNP, explique :

Je crois également que les liens familiaux, amicaux, historiques et culturels entre l’Écosse et les autres parties des Îles britanniques sont précieux. L’Angleterre, le pays de Galles et l’Irlande du Nord resteront toujours notre famille, nos amis et nos voisins les plus proches. Mais lorsque l’Écosse sera indépendante, notre relation sera celle d’égal à égal. [11]

En ce qui concerne la politique d’adhésion à l’Union Européenne prônée par le SNP, le parti indépendantiste ne peut être qualifié de « séparatiste » au même titre que le UKIP. Au contraire, le SNP reconnaît les échanges culturels et économiques qui se sont manifestés au sein des Îles britanniques depuis des siècles. Il propose qu’une Écosse indépendante développe des politiques de coopération diplomatique et économique sur le même modèle que le Conseil britannico-irlandais (British-Irish Council), qui régit les relations entre la République d’Irlande et le Royaume-Uni depuis 1998.

Enjeux économiques et géopolitiques

Comme le remarquent même les unionistes, bien que du bout des lèvres, la question centrale en période de campagne référendaire n’est pas de savoir si l’Écosse pourrait se permettre d’être indépendante, mais plutôt si elle devrait l’être. Cette interrogation sera, précisément, soumise à l’électorat le 18 septembre. Le débat va donc au-delà de simples considérations tactiques qui viseraient à gagner en influence (au sein du Royaume-Uni ou non), et tente de répondre à des enjeux bien réels. Les arguments indépendantistes et unionistes, relayés respectivement par les organes de campagne Yes Scotland et Better Together, sont largement guidés par la dimension économique. Les premiers proclament que les Écossais se porteraient mieux une fois délestés d’une union politique qui bride le potentiel d’une Écosse riche en ressources humaines et matérielles, freinant ainsi son développement. Les seconds affirment l’inutilité d’une prise de risque supplémentaire en période de sortie de crise économique. l’Union aurait fait ses preuves : prenant notamment l’exemple du sauvetage des banques britanniques en 2008, les unionistes insistent sur la sécurité financière qu’offre l’appartenance au Royaume-Uni. Ils rappellent également que les dépenses publiques en Écosse sont financées par la Trésorerie britannique, et qu’elles sont plus importantes en Écosse que dans les autres parties constituantes du Royaume-Uni. Ils affirment donc que le maintien du niveau de vie et des services publics d’une Écosse indépendante s’accompagnerait inéluctablement d’une hausse des impôts sur le revenu et sur les entreprises, ce qui diminuerait le pouvoir d’achat des Écossais et endommagerait l’économie du pays.

Le SNP a annoncé la feuille de route que suivrait l’Écosse en cas de réponse favorable à l’indépendance. Il s’agirait dans un premier temps de laisser place aux négociations avec le reste du Royaume-Uni, mais également avec l’UE et « d’autres partenaires et organisations internationaux [12] » tels que le Conseil britannico-irlandais ou l’OTAN. L’indépendance serait ensuite proclamée à la date du 24 mars 2016 et les premières élections législatives se tiendraient le 5 mai de la même année. Par ailleurs, l’Écosse conserverait le régime politique de la monarchie parlementaire et garderait donc Elizabeth II comme chef d’État.

L’adhésion d’une Écosse indépendante à l’UE et à l’OTAN fait l’objet de polémiques [13], dans la mesure où il n’existe pas de traité prévoyant l’accueil en leur sein d’un pays issu d’un État-membre. Concernant l’UE, l’Écosse et le reste du Royaume-Uni seraient considérés comme deux États successeurs du Royaume-Uni actuel, ce qui permettrait à l’Écosse d’intégrer l’UE au jour de son indépendance. Le camp unioniste critique cette adhésion automatique et affirme que l’Écosse devrait déposer une candidature d’entrée en préambule à un vote favorable et unanime des 28 État-membres. Les unionistes se retranchent notamment derrière les commentaires de José Manuel Barroso, Président de la Commission Européenne, qui a déclaré en février 2014 qu’il serait « très difficile, si ce n’est impossible [14] » d’obtenir l’unanimité. L’Écosse risquerait également de perdre les exemptions dont elle tire actuellement des bénéfices, notamment parce qu’elle serait appelée à rejoindre l’espace Schengen et l’euro. S’il est toutefois peu probable que l’UE rejette la candidature de l’Écosse, l’Espagne pourrait ne pas faciliter les conditions d’adhésion, de peur que le cas écossais ne constitue un précédent dont pourraient se servir les nationalistes catalans. Concernant l’OTAN, en matière de défense, Yes Scotland promet une Écosse qui ne disposerait pas d’armes de destruction massive sur son territoire. Les unionistes pensent au contraire que l’adhésion à l’OTAN ne peut être garantie, et qu’il est inutile de risquer un tel camouflet alors que l’Écosse jouit déjà de la protection de l’organisation internationale en vertu de son appartenance au Royaume-Uni.

La question de la devise qu’utiliserait une Écosse indépendante a occupé une place centrale lors de deux débats télévisés diffusés en août 2014. Ceux-ci ont opposé l’indépendantiste Alex Salmond (Premier ministre écossais et porte-parole de Yes Scotland) à l’unioniste travailliste Alistair Darling (dirigeant de Better Together et ancien Ministre de l’Économie et des Finances britannique). Salmond n’envisage qu’un seul cas de figure : la création d’une union monétaire formelle entre l’ Écosse indépendante et le reste du Royaume-Uni. Selon lui, il est préférable et logique de conserver la livre stering, car le marché d’exportation de l’Écosse repose principalement sur le reste du Royaume-Uni, tandis que l’Écosse, représente le second principal exportateur du Royaume-Uni, derrière les USA. Le gouvernement britannique a cependant assuré qu’il refuserait une telle union monétaire : d’une part la croissance économique après l’indépendance est peu assurée ; d’autre part, il n’est pas envisageable pour la Banque d’Angleterre d’agir en prêteur de dernier ressort à un pays qui deviendrait étranger. Darling rappelle que l’Écosse n’aurait pas d’autre choix que d’entrer dans une union monétaire informelle, à l’instar du Panama et de son utilisation du dollar américain. L’indépendance se présente donc comme un pari très risqué, puisque l’Écosse ne disposerait pas d’une banque centrale et serait tributaire des investissements étrangers. Compte tenu de la crise de la zone euro, le SNP reconnaît que l’adoption de la monnaie unique n’est pas une alternative profitable à l’heure actuelle. Il refuse également de considérer la création d’une devise écossaise : bien que cette option constitue un important symbole de souveraineté écossaise, elle ne représente pas la préférence des Écossais.

La présence de ressources pétrolières et gazières au large de l’Écosse alimente également la dimension économique du débat. Le SNP soutient que l’Écosse deviendrait le premier producteur pétrolier de l’UE, puisqu’elle dispose de 60% du total des ressources d’or noir sur le Vieux Continent, et qu’elle obtiendrait la deuxième place en matière de réserves gazières après les Pays-Bas [15] . S’inspirant de la Norvège, le gouvernement écossais propose de mettre en place un système de fonds souverain qui permettrait de maximiser les revenus apportés par la production d’hydrocarbures. Il s’agirait de créer dans un premier temps un fonds de stabilisation sur le court terme qui permettrait de réguler les fluctuations dues à la volatilité des cours des hydrocarbures sans pénaliser l’économie écossaise. Un fonds d’épargne serait mis en place dans un second temps afin d’alimenter les investissements écossais à l’étranger, pour produire à terme un revenu régulier lorsque les ressources d’hydrocarbures seront taries [16]. Les unionistes s’opposent à ce projet, arguant que la volatilité des revenus pétroliers a engendré une différence budgétaire d’environ 5 milliards de livres sterling entre 2012 et 2013, soit l’équivalent des fonds que le gouvernement écossais dépense en matière d’éducation primaire et secondaire.

Le débat référendaire : fruit d’une demande sociale et critique du néolibéralisme

Au-delà de ces considérations économiques et géopolitiques, le « oui » n’est pas seulement alimenté par la place qu’occuperait l’Écosse au sein du concert des nations. Les nationalistes voient l’indépendance aussi bien comme une réponse à une demande sociale que comme une critique du pouvoir politique au Royaume-Uni, les deux étant étroitement liées. Les élections législatives écossaises se sont traduites par la montée du SNP au sein du gouvernement dévolu d’une part, mais également par des résultats hostiles au parti conservateur, qui ne constitue que la quatrième préférence de l’électorat écossais. Le parti travailliste est resté le principal parti d’opposition depuis 2007, mais les résultats des élections de 2011 montrent que l’électorat place le SNP en position de favori pour la défense des intérêts écossais en matière de politique intérieure. S’il convient de rappeler que les suffrages exprimés pour le SNP aux élections ne correspondaient pas à une position électorale en faveur de l’indépendance dans l’esprit des Écossais [17] , il est toutefois possible de percevoir l’ascension du parti indépendantiste comme une alternative au parti travailliste et comme la (ré)affirmation d’une tendance socio-démocratique en Écosse. C’est ce que l’on retrouve dans les propos tenus par le Secrétaire écossais à la justice, Kenny MacAskill, deux mois avant les élections législatives de 2011 :

La politique du SNP fusionne le désir pour l’autodétermination de l’Écosse avec un désir de progrès selon une approche socio-démocratique ; l’ensemble reposant sur le fait que l’identité écossaise n’est pas régionale ; elle est nationale [18]

La dévolution a certainement diminué l’influence du déficit démocratique dont souffre l’Écosse en matière de politique intérieure, mais, à l’échelle britannique, le retour du parti conservateur au pouvoir depuis 2010 (en coalition avec le parti libéral-démocrate) inquiète l’électorat écossais.

La notion de déficit démocratique renvoie au phénomène politique selon lequel l’Écosse est gouvernée à l’échelle britannique par un parti au gouvernement pour lequel l’électorat écossais n’a pas voté de façon majoritaire. L’Écosse représente 8% de la population du Royaume-Uni, à la différence de l’Angleterre qui en compose 84%. Ainsi, le sort électoral des élections législatives britanniques est tributaire du vote anglais. Ce phénomène s’est particulièrement accentué lors des élections législatives britanniques qui se sont déroulées entre 1979 et 1992 et à l’issue desquelles le parti conservateur a été en mesure de former des gouvernements successifs, même si l’Écosse avait voté majoritairement et de manière consécutive pour le parti travailliste.

De fait, les indépendantistes estiment que c’est bel et bien l’Union avec l’Angleterre, et non pas l’indépendance, qui met en jeu l’appartenance de l’Écosse à l’UE. En effet, le Premier ministre britannique David Cameron a promis la tenue d’un référendum sur la sortie du Royaume-Uni du giron européen, à condition que son parti soit réélu aux élections de 2015. Par ailleurs, l’indépendance n’ouvrirait pas seulement la voie à une gestion plus adaptée aux besoins de l’Écosse, mais offrirait l’occasion de se démarquer de la politique d’austérité et des coupes budgétaires promues par le gouvernement britannique. Les indépendantistes disposent également d’un argument de taille concernant la présence d’armes nucléaires sur le sol écossais. Le gouvernement britannique, qui entend renouveler son arsenal nucléaire, a estimé que le coût d’une telle politique pourrait s’élever à 14 milliards de livres sterling. Yes Scotland affirme qu’une Écosse indépendante s’opposera à une telle politique, pour investir cette somme dans la réduction des inégalités sociales et le maintien de l’hôpital public – actuellement menacé par d’importantes coupes budgétaires et par la pression qu’exerce la privatisation des services publics en Angleterre.

Une question subsiste toutefois : on ignore si l’indépendance parviendra à retirer l’Écosse de la division Nord-Sud [19] . En vertu de cette équation, les politiques néolibérales seraient principalement érigées dans les intérêts de la City de Londres et du Sud-Est de l’Angleterre, traditionnellement aisé et conservateur, tandis que les inégalités sociales se renforceraient dans le reste du Royaume-Uni, et notamment dans les anciennes régions industrielles de l’Écosse et du Nord de l’Angleterre.

Conclusion

Le nationalisme écossais offre une perspective d’autodétermination unique dans les paysages britannique et européen. S’il se différencie des conflits armés qui ont marqué l’histoire politique de l’Irlande du Nord, il se distingue également d’un nationalisme plus timide au pays de Galles, où la sauvegarde de la langue et de la culture galloise occupe une place centrale. La vision d’une Écosse indépendante propose une transition progressive qui s’inscrit dans les traditions héritées de son union avec le reste du Royaume-Uni, établie en son temps de façon pacifique, par voie de négociations bilatérales. La revendication indépendantiste est quant à elle animée par un désir de réforme démocratique, visant à la fois un système politique et une union économique qui ne profitent plus à l’Écosse. Il convient toutefois de remarquer que l’accession à l’indépendance pourrait se traduire par une réforme plus profonde de son régime démocratique. Tandis que la monarchie parlementaire subsisterait, le gouvernement SNP a indiqué son souhait de disposer d’une constitution codifiée [20], où le principe de souveraineté parlementaire laisserait la place à « la souveraineté du peuple d’Écosse, qui a été le principe central de la tradition constitutionnelle écossaise [21]. » Cette innovation pourrait toutefois conduire à des réformes constitutionnelles plus larges et ouvrir la porte au républicanisme, bien que ce dernier ne soit pas partagé de façon majoritaire en Écosse. Rappelons que le Premier ministre écossais n’est qu’un acteur dans la campagne Yes Scotland, même s’il est à la tête du parti indépendantiste majoritaire en Écosse. La question de la monarchie divise donc les rangs même du SNP, tandis que d’autres organisations politiques minoritaires orientées à gauche, telles que le Scottish Socialist Party, le parti vert écossais ainsi qu’un certain nombre d’individus sans étiquette, n’approuvent pas nécessairement la vision du gouvernement écossais. Si l’Écosse devenait indépendante le 18 septembre, se pourrait-il alors que l’électorat soit de nouveau appelé aux urnes pour se prononcer sur le maintien de la monarchie ? Bien que l’issue du scrutin reste inconnue, le débat qui a animé la campagne référendaire a amené la nation écossaise à réfléchir sur son avenir constitutionnel dans un climat dont l’aspect démocratique et rationnel se montre singulier.

par Arnaud Fiasson, le 15 septembre 2014

Pour citer cet article :

Arnaud Fiasson, « Indépendance ou autonomie ?. Enjeux du référendum écossais », La Vie des idées , 15 septembre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Independance-ou-autonomie

Nota bene :

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Notes

[1http://whatscotlandthinks.org/quest.... Les sondages en faveur de l’indépendance sont restés marginaux, comme par exemple celui recensé le 7 septembre 2014 pour le journal Sunday Times et qui donne le « oui » en tête à 51% des opinions exprimées, contre 49% pour le « non ».

[2Il convient toutefois de soustraire de l’équation britannique le territoire occupé par l’État Libre d’Irlande (1921), qui deviendra la République d’Irlande (Éire) en 1949. L’Irlande du Nord reste quant à elle partie intégrante du Royaume-Uni.

[3Christian Civardi, L’Écosse depuis 1528, Gap, Ophrys, 1998, pp. 213-215 ; Thomas Martin Devine, The Scottish Nation 1700-2007, Londres, Allen Lane, 2006, pp. 574-578.

[4Roger Levy, Scottish Nationalism at the Crossroads, Édimbourg, Scottish Academic Press, 1990, pp. 35-57.
Peter Lynch, SNP : The History of the Scottish National Party, Cardiff, Welsh Academic Press, 2002, pp. 105-111, 123-135.

[5Civardi, op. cit., p. 216

[6La dévolution législative en Écosse, définie par le texte de loi Scotland Act 1998, est une forme de décentralisation qui correspond au transfert des compétences législatives depuis le parlement britannique vers le parlement écossais. L’Écosse dispose donc d’une autonomie en matière de politique intérieure, tout en faisant partie du Royaume-Uni. Le parlement britannique reste souverain et l’étendue de ses pouvoirs législatifs correspond aux sujets dits « réservés ». Le parlement écossais peut débattre de ces sujets mais il ne dispose d’aucun pouvoir législatif à leur égard. Il dispose cependant de l’ensemble des pouvoirs qui ne sont pas réservés (voir encadré).

[7Pour une discussion approfondie des identités nationales, voir Linda, Colley, Britons : Forging the Nation 1707-1837, Londres, Pimlico, 2003, et Paul Ward, Britishness since 1870, Londres, Routledge, 2004.

[8Le site de l’UNESCO en donne la définition suivante : « L’État-nation est un domaine dans lequel les frontières culturelles se confondent aux frontières politiques. L’idéal de l’État-nation est que l’État incorpore les personnes d’un même socle ethnique et culturel. […] Depuis les temps modernes, la nation est reconnue comme « la » communauté politique qui assure la légitimité d’un État sur son territoire, et qui transforme l’État en état de tous les citoyens. La notion d’État-nation insiste sur cette nouvelle alliance entre nation et État. »

[9« [W]e refer to Scotland as a ‘stateless’ nation. We mean that while there is a considerable apparatus of government with a high degree of autonomy, Scotland does not have a fully independent legislature », Alice Brown, David McCrone et Lindsay Paterson, Politics and Society in Scotland, Londres, Palgrave Macmillan, 1996, p. 27.

[10« Over the years of the existence of the SNP, and particularly in recent years, we have made it very clear that there is a general understanding that that is not the kind of nationalism that the SNP promotes. We do not promote any kind of sense of ethnic nationalism. That’s a civic nationalism. Rather than us running away from that terminology, it’s better to own that and actually say that that kind of civic nationalism is a view to a positive one and we can all be united and reject the other flaws in nationalism – and they’re all absolutely poor. » Propos recueillis par l’auteur à l’Université Napier d’Édimbourg le 11 juin 2014 lors d’une session de questions-réponses en présence de Nicola Sturgeon. Non publié.

[11« I also believe that the bonds of family, friendship, history and culture between Scotland and the other parts of the British Isles are precious. England, Wales and Northern Ireland will always be our family, friends and closest neighbours. But with Scotland as an independent country, our relationship will be one of equals. », Scottish Government, Scotland’s Future : Your Guide to an Independent Scotland, Édimbourg, Scottish Government, 2013, p. IX.

[12Scottish Government, op. cit., p. 51.

[13Voir Nathalie, Duclos, L’Écosse en quête d’indépendance ? Le référendum de 2014, Paris, PUPS, pp. 232-242, 250-253.

[15Scottish Government, op. cit., p. 301

[16Edwige Camp-Pietrain, L’Écosse et la tentation de l’indépendance : le référendum d’autodétermination de 2014, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014, p. 126.

[17John Curtice et al., Revolution or Evolution ? The 2007 Scottish Elections, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2009.

[18« The policy of the SNP is to fuse desire for Scottish self-government with a desire for improvement in a social democratic manner ; all of which is underpinned by the fact that there is a Scottish identity that is not regional – it is a national identity. » Propos recueillis par l’auteur le 4 février 2011 lors d’un entretien personnel avec Kenny MacAskill, membre du SNP. Non-publié.

[19La division Nord-Sud correspond à la représentation géographique des divergences politiques, économiques et sociales qui séparent le Sud-Est de l’Angleterre (dont Londres) du reste du Royaume-Uni. Elle fait également référence aux inégalités sociales grandissantes apparues en dehors du Sud-Est de l’Angleterre, suite aux politiques libérales et néolibérales adoptées par les gouvernements conservateurs et travaillistes depuis les années 1980.

[20Rappelons à cet effet que le Royaume-Uni ne possède pas de constitution formelle, réunie en un unique document, mais d’un ensemble de lois constitutionnelles.

[21« It will replace the central principle of the UK constitution – the absolute sovereignty of the Westminster Parliament – with the sovereignty of the people of Scotland, which has been the central principle in the Scottish constitutional tradition. », Scottish Government, op. cit., pp. 334-335.

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