Recensé : Jean-Pierre Bady, Marie Cornu, Jérôme Fromageau, Jean-Michel Leniaud, Vincent Négri (dir.), 1913 : Genèse d’une loi sur les monuments historiques, La Documentation française/ Comité d’histoire du musée de la culture et de la communication, 2013, 39€.
La loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques figure parmi les textes fondateurs du corpus du droit du patrimoine culturel [1]. Alors qu’une nouvelle loi sur le patrimoine se profile à l’horizon de 2014, qui aura pour objet le renforcement de la protection du patrimoine mobilier et le bâti du XXe siècle, il est tout à fait à propos de se plonger dans l’histoire de ce monument législatif dont le centenaire vient d’être commémoré.
L’ouvrage collectif 1913 : Genèse d’une loi sur les monuments historiques entreprend de mettre en contexte la naissance du texte de 1913 ; travail rendu possible par les regards croisés de juristes, d’historiens, d’archivistes et de conservateurs du patrimoine (il est la première pierre d’un plus vaste chantier scientifique intitulé « Mémoloi » qui associe le CECOJI et l’École des Chartes en partenariat avec le Comité d’histoire du Ministère de la Culture et de la Communication). L’ouvrage tient le pari de restituer fidèlement, et dans toutes ses nuances, l’histoire de l’élaboration du texte en puisant dans des sources aussi diverses que les travaux parlementaires, les archives administratives, la doctrine et la jurisprudence, tout en s’adossant sur le contexte politique et idéologique. En fin d’ouvrage, notices biographiques et reproductions de documents législatifs et administratifs viennent appuyer l’ensemble du propos.
Tout en offrant des clefs de lecture pour la loi de 1913 sur les monuments historiques et pour l’histoire de son élaboration, cette étude collective permet de revenir sur un moment décisif dans la construction de l’architecture du droit du patrimoine.
Tensions entre propriété et patrimoine
Au début du XIXe siècle, poètes et écrivains dénoncent les destructions, le vandalisme et les restaurations désastreuses que subissent les édifices. Dans son texte « Guerre aux démolisseurs » de 1832, Victor Hugo s’insurge : « il faut le dire et le dire haut, cette démolition de la vieille France, que nous avons dénoncée plusieurs fois sous la restauration, se continue avec plus d’acharnement et de barbarie que jamais [2] ». Contre la doctrine de Viollet-le-Duc qui prône une restauration intrusive pour un retour du bâtiment dans son état originel, Théophile Gautier et d’autres romantiques protestent et appellent à un respect des vestiges du passé et du passager du temps sur les monuments (p. 22). Par la suite, ces dénonciations sont relayées par les hommes politiques parmi lesquels Aristide Briand, (1862-1932) Maurice Barrès (1862-1923) et Théodore Reinach (1860-1928). En réaction à ces scandales et à l’émoi causé dans l’opinion publique, la nécessité de protéger le patrimoine par l’intervention de l’État s’impose progressivement : le patrimoine et l’esthétique deviennent des affaires qui intéressent la nation au même titre que l’hygiène et la salubrité. L’impératif de protection trouve une justification dans la Philosophie de l’art d’Hippolyte Taine, où ce dernier exprime l’importance capitale de la protection du patrimoine pour le développement d’une civilisation : « Les monuments, [...], sont les accumulateurs qui emmagasinent ce que l’âme des peuples a conçu de plus beau, de meilleur, de plus profond au cours des temps et de ces énergies concentrées jaillit l’étincelle qui donne un élan nouveau aux aspirations de la nation [3] ».
Le texte de 1913 se caractérise avant tout par une limitation forte faite au droit de propriété. En effet, la grande innovation du texte est le classement d’office du bien immobilier (immeuble), qu’il appartienne à une personne publique ou privée, et dont la conservation présente un intérêt public du point de vue de l’art ou de l’histoire. Or, sous la Troisième République, le droit de propriété est encore appréhendé avec une aura sacrée qu’on ne saurait limiter : au début du XXe siècle, la France reste un pays à dominante rurale, farouchement attaché à la propriété garantie par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (p. 49). Le tour de force de l’ouvrage est de résoudre l’apparent paradoxe qui marque l’adoption d’une loi porteuse d’une conception radicalement nouvelle du droit de propriété, dans un contexte qui ne semblait pas en apparence favorable à un tel changement. L’absence d’opposition marquant l’adoption de la loi de 1913 est racontée par Paul Léon (1874-1962) : « C’est ainsi que la loi de 1913 sur les monuments historiques qui eût soulevé d’insolubles controverses à propos de la restriction du droit de propriété fut votée dans la nuit du 31 décembre 1913 au 1er janvier, peu d’instants avant la clôture de la session et devant des banquettes vides [4] ».
La loi de 1913 est le résultat d’une lente évolution législative qui s’est faite par étapes, et le propos de l’ouvrage est de rassembler les éléments qui ont contribué à l’aboutissement du texte dans sa forme définitive. Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, en effet, l’esprit du temps a changé, comme en témoigne la doctrine qui façonne une nouvelle conception du droit de la propriété. Celle-ci facilite l’acceptation du texte.
Une lente évolution législative
La loi de 1913 est précédée par la loi de 1887 sur les monuments historiques, première loi à instaurer un classement d’office des immeubles et meubles dans une finalité de conservation du patrimoine, à condition qu’ils présentent un intérêt national du point de vue de l’histoire ou de l’art. Seuls les biens publics des communes et départements sont concernés. La loi de 1887 n’entame pas le droit de propriété des personnes privées, à moins que l’État n’ait recours à la loi du 3 mai 1841 sur l’expropriation pour cause d’utilité publique. Le classement des immeubles appartenant à des propriétaires privés n’est possible qu’avec leur consentement, et le classement des objets mobiliers est limité à ceux appartenant à des personnes publiques. Après 1887, la question de la protection des monuments historiques resurgit avec vigueur au cours des débats parlementaires sur la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, laquelle en mettant fin au budget des cultes oblige à réfléchir sur le sort du patrimoine religieux.
En réaction aux dangers croissants de fuites des objets de collection à l’étranger, du dépeçage de l’intérieur des églises et de la défiguration des perspectives monumentales, des lois ponctuelles votées dans la précipitation préparent l’avènement d’un « texte refondateur » faisant la synthèse de ces lois antérieures (p. 105). Si la loi du 30 mars 1887 et la loi du 9 décembre 1905 sont considérées comme des étapes préparatoires dans le processus d’élaboration de la loi de 1913, d’autres lois en dehors du champ du droit du patrimoine ont contribué à créer un terrain favorable à son acceptation, en particulier, les lois imposant des servitudes d’utilité publique en matière d’urbanisme (servitudes d’alignement, d’écoulements des eaux des routes, d’appui des consoles supportant les câbles télégraphiques, etc.) (p. 100).
Une nouvelle conception du droit de propriété
À travers l’étude des chantiers législatifs et de la doctrine, le cœur de l’ouvrage s’emploie à démontrer l’évidence avec laquelle s’impose le choix de l’outil juridique du classement d’office de la propriété publique comme privée, pour la protection des monuments historiques et ce, par préférence à l’expropriation qui engendre de dépenses importantes pour l’Etat. (p. 217).
L’avant-projet de loi de 1913 élaboré par l’inspecteur général des monuments historiques, Charles Grandjean (1857-1933), était fidèle à une conception traditionnelle de la propriété dans l’esprit de la loi du 30 mars 1887. Le projet de loi prend un tout autre visage lorsqu’il est revu par Charles Bernier (1857-1936), avocat au Conseil d’État et à la Cour de Cassation, lequel est réceptif aux doctrines sociales de la propriété et aux évolutions du droit public.
En étendant le classement d’office au domaine privé, le texte de 1913 est porteur d’une conception nouvelle du droit de propriété, élaborée par la doctrine française des années 1887-1913. Raymond Saleilles (1855-1912) jette les fondements d’une conception relativiste de la propriété selon laquelle les nécessités de l’intérêt public et de la collectivité justifient une atteinte au droit de propriété, qui n’est plus absolu. Saleilles applique cette théorie aux objets d’art et conçoit ainsi la notion de « propriété artistique » (p. 234). Cette théorie de la propriété comme « fonction sociale » rejoint la copropriété idéale du beau rêvée par Victor Hugo en 1832 : « Il y a deux choses dans un édifice, son usage et sa beauté. Son usage appartient à son propriétaire, sa beauté à tout le monde [5] » (cité p. 17).
Classer contre l’accord des propriétaires
La loi du 31 décembre 1913 permet la sauvegarde des monuments historiques et pose les concepts fondateurs du droit du patrimoine. Elle décide que les immeubles par nature et les objets mobiliers, ainsi que les immeubles par destination, dont la conservation présente « au point de vue de l’histoire ou de l’art, un intérêt public », peuvent faire l’objet d’un classement. Ainsi, le classement des immeubles privés peut avoir lieu contre l’accord des propriétaires. Le bien classé est préservé dans son intégrité physique et ne peut faire l’objet de destruction, de restauration et de modification sans le consentement de l’Etat. La loi de 1913 prévoit également l’inscription sur l’inventaire supplémentaire des immeubles, sorte d’antichambre du classement, qui fait naître des obligations moins lourdes que le classement pour le propriétaire.
La notion de monument historique est le pivot de la loi : elle fédère à la fois les immeubles et les objets mobiliers, et dépasse les catégories de propriété privée et de propriété publique. Le critère d’intérêt public au point de vue de l’histoire ou de l’art se définit au fil de la pratique. En plus d’être un texte fondateur, la loi de 1913 est aussi une loi matrice dont les concepts ont permis à d’autres branches du droit du patrimoine de s’épanouir selon leurs spécificités. À titre d’exemple, le droit de l’archéologie et la loi musée du 4 janvier 2002 ont pris appui et modèle sur les notions fondamentales de critères d’intérêt public d’histoire et d’art, et de monument historique [6]. Grace à l’élargissement de la notion de patrimoine, plus souple que la notion restrictive de monument historique, et grâce à l’élasticité des critères de protection, la loi de 1913 a su s’adapter aux changements de politique patrimoniale sur un siècle [7]. L’ajout du critère d’intérêt scientifique et technique introduit par la loi du 23 décembre 1970 a contribué à l’élargissement du champ du patrimoine protégé. La complexification du droit de l’urbanisme et le phénomène de décentralisation de l’administration ont révélé la robustesse du texte de 1913.
Une réflexion sur la protection du patrimoine
L’ouvrage suit à pas à pas la genèse du texte pilier de 1913 tout en envisageant sa mise en pratique par les institutions qui gravitent autour, telle que la commission des monuments historiques (1837) et la caisse des monuments historiques (1914). Par ailleurs, la loi de 1913 est remise en perspective à travers l’étude du droit du patrimoine des autres pays européens ainsi que celui des anciennes colonies et protectorats. La préparation du texte de 1913 s’est en effet nourrie des autres législations et en particulier de la loi italienne de 1909 très protectrice à l’égard du patrimoine.
L’intérêt d’un tel travail de mémoire sur la genèse d’une loi est de comprendre les choix législatifs opérés. À titre d’exemple, le parti pris en 1913 (remis en cause aujourd’hui) de ranger les immeubles par destination dans la catégorie des objets mobiliers, se justifiait à l’époque comme étant une concession faite aux propriétaires privés mais surtout comme étant la solution conforme avec les pratiques de la commission des monuments historiques (p. 167).
En conclusion, si l’ouvrage met en lumière les aspects visionnaires de la loi, il laisse apparaître ses zones d’ombres. La notion de conservation qui est la raison même du classement ne reçoit pas de définition tandis que celle de l’usage du bâtiment n’est pas envisagée (p. 155). La loi de 1913 n’empêche pas la dispersion des collections et n’assure pas le maintien des ensembles mobiliers in situ. Ce travail de mémoire de la loi permet de faire remonter à la surface la myriade des projets et propositions de lois déposés avant 1913 lesquels contiennent pour certains des mécanismes tout à fait novateurs. Plus que la genèse d’une loi sur les monuments historiques, c’est l’histoire d’une réflexion sur la protection du patrimoine dont il est question et dont la lecture permettra de mieux appréhender une nouvelle écriture de la loi.