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Raymond Aron, libéral malgré lui

À propos de : Iain Stewart, Raymond Aron and Liberal Thought in the Twentieth Century, Cambridge,


par Sophie Marcotte Chénard , le 24 février 2020


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Lecteur tardif de Montesquieu et de Tocqueville, contempteur de Mai 68 et laissant derrière lui un héritage éclaté, Raymond Aron entretient avec la tradition libérale une relation complexe, suggère I. Stewart. Mais le libéralisme est-il l’angle le plus fécond pour appréhender sa pensée ?

On a pu observer au cours des dernières années, notamment dans le monde anglo-américain, une hausse significative du nombre d’ouvrages portant sur la crise des démocraties libérales et de l’ordre international construit dans la période de l’après-guerre. [1] Dans les travaux d’histoire intellectuelle, ce diagnostic de crise se présente le plus souvent sous les traits d’un réexamen critique de l’évolution et des tribulations de la pensée libérale au cours des XIXe et XXe siècles.

Dans son plus récent ouvrage intitulé Raymond Aron and Liberal Thought in the Twentieth Century, l’historien des idées Iain Stewart, Lecturer à University College London, se propose de procéder à un tel réexamen sans pour autant céder à l’usage d’analogies historiques superficielles. L’ouvrage se présente ainsi comme une contribution aux débats contemporains sur l’importance, les forces, et les faiblesses de la pensée libérale en démontrant ce que permet d’accomplir une approche qui conjugue histoire des idées et théorie politique.

Raymond Aron apparaît comme l’objet tout désigné pour une telle enquête, puisque le sociologue et philosophe politique français est souvent présenté comme l’une des figures les plus influentes du « libéralisme de la guerre froide » (« Cold War liberalism  »), aux côtés d’Isaiah Berlin, de Karl Popper, ou encore de Daniel Bell. C’est toutefois cette association immédiate d’Aron à la tradition libérale, définie comme une doctrine fondée sur le progrès, la rationalité, la liberté et l’individualisme (p.5), que I. Stewart entend mettre à l’épreuve. Comme il l’indique :

The importance of Raymond Aron in the history of French liberalism is universally acknowledged, frequently celebrated, but seldom subjected to critical scrutiny. / L’importance de Raymond Aron dans l’histoire du libéralisme français est universellement reconnue, fréquemment célébrée, mais rarement soumise à un examen critique (p. 167, nous traduisons).

Il suggère au contraire que l’étiquette libérale que l’on attribue à Aron demande à être examinée à nouveaux frais.

Déconstruire l’idée du « renouveau libéral français »

Au fil des chapitres, I. Stewart retrace — recherche documentaire extensive à l’appui — l’apport du sociologue et penseur politique français à la tradition libérale française au prisme de ses engagements politiques et intellectuels et met en lumière certaines limites de l’interprétation « libéralisante » de la figure aronienne. L’ouvrage est constitué de plusieurs incursions dans des débats historiques spécifiques — les théories de l’antitotalitarisme après la Seconde Guerre mondiale (chap. 3), les débats sur la « fin de l’idéologie » dans la période de la guerre froide (chap. 4), la crise de légitimité de la philosophie politique dans les années 1960 (chap. 5), le « renouveau » libéral au sein de la pensée française des années 1970 (chap. 6) — de sorte qu’il est difficile de ramener le propos de l’auteur à une thèse unique.

Il y a cependant un fil directeur, qui prend la forme d’une déconstruction de l’idée d’un « renouveau libéral français » qui aurait ses racines chez Montesquieu et Tocqueville et dont Aron serait l’une des figures de proue. L’une des thèses que l’auteur défend est que la filiation d’Aron à la pensée libérale est plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Rappelant sa fréquentation d’auteurs particulièrement critiques du libéralisme tels que Carl Schmitt, sa critique des valeurs des démocraties libérales au cours des années 1930, certains de ses engagements politiques dans la période de l’après-guerre, dont ses prises de position durant l’indépendance de l’Algérie ou encore au cours des événements de Mai 68, I. Stewart cherche à démontrer que l’œuvre aronienne et sa postérité ne forment pas une tradition unifiée et linéaire. Aron lui-même, toujours méfiant des formules toutes faites et des catégories prédéterminées, ne revendiquait d’ailleurs pas une telle appartenance à la tradition libérale. [2] Les premiers chapitres de l’ouvrage explorent ainsi la complexité des positions théoriques et pratiques d’Aron pour faire la juste part à ce qu’il doit à la doctrine libérale, et de quelles façons il s’en éloigne.

À titre d’exemple, l’auteur montre bien dans le deuxième chapitre, qui porte sur les années 1930, que la lecture tardive de penseurs libéraux tels que Tocqueville ou Montesquieu n’a eu qu’un impact marginal sur le développement de la pensée d’Aron (p. 119) et qu’il faut plutôt chercher du côté de ses écrits de jeunesse sur la pensée allemande et la philosophie de l’histoire — notamment son Introduction à la philosophie de l’histoire publiée en 1938 — pour identifier les racines de son libéralisme pour le moins hétérodoxe. I. Stewart suggère ainsi que le pluralisme épistémologique et politique que l’on attribue à Aron, c’est-à-dire le rôle qu’il accorde à la pluralité, l’équivocité, la diversité et l’ambiguïté des visions du monde et des conceptions de la politique, n’est peut-être pas de source principalement libérale. Il met en lumière tout ce qu’Aron doit à cet égard à la lecture des écrits de Max Weber (p. 24), ou encore du philosophe Wilhelm Dilthey (pp. 55-56) et du juriste Carl Schmitt (p. 94).

De la même façon, l’auteur met en cause la construction d’une tradition libérale proprement française dont Aron serait l’instigateur avec la publication des Étapes de la pensée sociologique en 1965. Comme il l’indique dans le cinquième chapitre, Aron et certains de ses étudiants, dont Claude Lefort et Pierre Manent, ont certes contribué à la redécouverte des auteurs libéraux français, mais cela n’a pas conduit à « produire un renouveau libéral politiquement homogène » (p. 206). Le projet d’Aron d’élaborer une tradition de sociologie politique française d’inspiration libérale aurait été d’abord et avant tout motivé par une polémique contre l’école durkheimienne de sociologie. Les projets intellectuels de ses étudiants et disciples sont tout aussi diversifiés et ne se rangent pas nécessairement sous la bannière libérale (p. 229) : Lefort s’attache à penser la démocratie et la conflictualité plus que le libéralisme ; Pierre Manent est plus proche d’une sensibilité conservatrice en dépit de ses travaux d’histoire intellectuelle du libéralisme.

La lecture de I. Stewart se distingue d’autres interprétations de la pensée aronienne en ce que l’auteur, fidèle à une certaine pratique d’histoire intellectuelle, accorde une importance de premier plan aux engagements pratiques d’Aron et aux relations entretenues avec ses contemporains. Son analyse se concentre sur les figures avec lesquelles Aron fut en contact — Bouglé, Brunschwicg, Alain —, et sur les discussions théoriques avec ses contemporains — Pareto, Rauschning — de même qu’avec ceux qu’il a contribué à former. C’est cette même approche qui le conduit à mettre l’accent sur l’importance des positions socialistes de jeunesse d’Aron dans la constitution de son libéralisme de maturité (p. 48), un élément que, selon l’auteur, plusieurs lecteurs auraient négligé. En somme, si I. Stewart est en désaccord avec les interprétations « conventionnelles » quant aux sources du libéralisme d’Aron, il se trouve toutefois en accord avec la majorité des interprètes pour reconnaître le rôle central du penseur français dans cette tradition.

Le lit de Procuste du libéralisme

D’une certaine façon, l’auteur tombe dans le piège qu’il dénonce et finit par insérer Aron dans un lit de Procuste du libéralisme. L’un des points aveugles de l’ouvrage découle précisément du choix interprétatif d’utiliser malgré tout le libéralisme comme cadre d’analyse, qui n’est peut-être pas le plus fécond pour aborder sa pensée. Cette décision implique certains sacrifices, dont celui de négliger ce que l’on peut considérer comme la dimension « réaliste » de la pensée d’Aron, notamment dans le domaine des relations internationales [3] ou bien la dimension kantienne de son rationalisme critique ou encore le caractère « thucydidéen » de son approche des phénomènes politiques. Aron lui-même abhorrait les concepts au singulier et a toujours défendu l’idée d’une perspective plurielle sur la vie politique. Cela explique en partie pourquoi il n’a jamais ressenti le besoin de définir pour lui-même une théorie constituée du libéralisme. Il a plutôt été fidèle à une manière d’appréhender les choses politiques dont il puise la source entre autres chez Thucydide, Machiavel, Tocqueville, Weber. Il se range ainsi du côté de ces penseurs qui ont médité directement sur les choses politiques plutôt que de ceux qui y sont arrivés par l’intermédiaire d’un système philosophique [4]. En ce sens, les penseurs qui l’intéressent ou l’inspirent ont en commun un certain regard sur les choses politiques que l’on pourrait dire « réaliste ».

L’auteur a bien conscience de cette difficulté et avertit à plusieurs reprises le lecteur des limites d’un tel cadre interprétatif. Cela conduit à s’interroger sur les raisons pour lesquelles l’analyse épouse tout de même la prémisse suivant laquelle la pensée libérale demeure l’angle le plus fécond pour comprendre la pensée d’Aron. S’il est vrai que la réception anglo-américaine des écrits aronien s’est principalement effectuée dans cette perspective [5], la réception française de son œuvre à partir des années 1980 a toujours fait droit à ce que Pierre Hassner a appelé la « rationalité plurielle » de la pensée d’Aron [6]. Il est possible que l’absence d’étude systématique du libéralisme d’Aron jusqu’à présent tienne précisément au fait que le matériau ne se porte pas à un tel traitement. Aron n’a pas pour objectif d’élaborer une théorie du libéralisme ; son libéralisme consiste davantage en une sensibilité politique particulière, un intérêt soutenu pour la question de la — ou des — libertés. Et étonnamment, cet ouvrage qui porte explicitement sur les variations du libéralisme aronien ne comporte aucune analyse poussée de ce que le penseur entend par le concept de liberté en tant que tel.

Pourquoi encore lire Aron aujourd’hui ?

Les forces du livre sont nombreuses. Il faut souligner le ton général de l’ouvrage, qui évite à la fois les écueils de l’éloge sans critique et de la critique sans éloge. Se plaçant à distance des positions d’Aron et de celles des commentateurs de son œuvre, l’auteur parvient à dresser un portrait juste et nuancé des détours, des retours, des changements de perspective, des ruptures et continuités dans l’engagement intellectuel, philosophique et politique d’Aron. Il faut également saluer au passage les traductions en anglais d’extraits centraux de textes moins connus d’Aron et de ses contemporains — transcriptions de conférences, séminaires, correspondances — que l’auteur insère dans son argumentaire et qui permettent aux lecteurs anglophones un accès plus vaste aux textes et débats français de l’époque.

Une question centrale transparaît toutefois en filigrane tout au long de l’ouvrage : pourquoi encore lire Aron aujourd’hui ? La réponse de l’auteur demeure ambiguë. En bon historien des idées, il conserve une certaine réserve à l’égard de tout argument normatif ou prescriptif et ne veut pas concevoir Aron comme une bouée de sauvetage d’un libéralisme qui serait à l’heure actuelle en crise (p. 242) devant la montée du populisme et l’enlisement des démocraties libérales. I. Stewart ne peut néanmoins s’empêcher de reconnaître que l’engagement aronien envers son siècle offre une manière d’appréhender et de comprendre le phénomène politique qui transcende le contexte historique dans laquelle il se déploie (p. 242). Au terme de l’ouvrage, le jugement de l’auteur qui s’annonçait critique dès l’introduction semble donc se rallier à l’admiration générale que les commentateurs portent au penseur français. Aron, suggère-t-il en conclusion, nous rappelle la fragilité des régimes démocratiques, l’importance de repenser la relation entre libéralisme et démocratie, et la capacité de s’engager politiquement tout en demeurant fidèle aux principes de la recherche scientifique. Comme il l’indique :

Perhaps it is the style of Aron’s intellectual engagement more than the contents of his thought that might offer an inspiration at a time when expertise is routinely denigrated and political debate often descends into a dialogue of the deaf (nous traduisons). / C’est peut-être le style de l’engagement intellectuel d’Aron plus que le contenu de sa pensée qui peut être source d’inspiration à une époque où l’expertise est souvent dénigrée et les débats politiques deviennent des dialogues de sourds (p. 245).

Les lectrices et lecteurs auraient souhaité une analyse plus poussée de cette proposition que l’auteur évoque en guise de conclusion : quelle est la nature de cette approche aronienne ? Quelles sont les conditions de possibilité de ce type de regard sur les choses politiques ? Quel est le rôle de la contingence dans la compréhension des choses politiques ? Comment peut-on théoriser cette forme de jugement politique nécessaire afin de faire face à des temps politiques incertains ? L’auteur n’offre pas de réponse à ces questions. Une approche qui aurait conjugué une histoire intellectuelle et un examen philosophique des sources (kantienne, néokantienne, aristotélicienne ou encore thucydidéenne) de la pratique aronienne de compréhension de la vie politique aurait pu proposer des pistes de réflexion sur les leçons que l’on peut tirer de la démarche aronienne en acte.

L’enquête historique que conduit Iain Stewart aurait gagné à discuter plus ouvertement des idées qui se situent au fondement du projet d’écrire un tel livre. Il ne s’agit pas seulement de retracer les étapes du libéralisme français, mais de tisser ou nouer un dialogue avec ses représentants et de mesurer en quoi — et de quelles façons — ceux-ci peuvent contribuer aux débats contemporains sur le passé et l’avenir du libéralisme à l’épreuve des événements politiques. Voilà, finalement, pourquoi on lit encore Aron aujourd’hui.

Iain Stewart, Raymond Aron and Liberal Thought in the Twentieth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, 316 p.

par Sophie Marcotte Chénard, le 24 février 2020

Pour citer cet article :

Sophie Marcotte Chénard, « Raymond Aron, libéral malgré lui », La Vie des idées , 24 février 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Iain-Stewart-Raymond-Aron-Liberal-Thought-Twentieth-Century

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Notes

[1Il suffit de mentionner, à titre d’exemples, Democracy vs The People de Yascha Mounk, How Democracy Ends de David Runciman ou encore The Road to Unfreedom de l’historien Timothy Snyder.

[2Voir Raymond Aron, Liberté et égalité. Cours au Collège de France, Paris, EHESS, 2013, p. 48.

[3Voir, entre autres, Pierre Hassner, « Raymond Aron : Too Realistic to be a Realist ? », Constellations, vol. 14, no. 4 (2007), p. 498-505.

[4Voir Aron, « De la vérité historique des philosophies politiques », dans Études politiques, p. 48.

[5Voir par exemple, Allan Bloom, « The Last of the Liberals » ; Hugo Drochon, « Raymond Aron’s “Machiavellian” Liberalism », Journal of the History of Ideas, vol. 80, no. 4 (2019), pp. 621-642.

[6Pierre Hassner, « Raymond Aron et la philosophie des relations internationales », dans Audier et Baruch (dir.), Raymond Aron philosophe dans l’histoire, p. 63 ; Matthias Oppermann, Raymond Aron und Deutschland, Frankfurt, Jan Thorbecke Verlag, 2008.

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