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Recension Histoire

Hobsbawm intime

À propos de : Richard J. Evans, Eric Hobsbawm. A Life in History, Londres, Little Brown.


par Christophe Charle , le 25 novembre 2019


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Grâce à de nombreux fonds privés et publics et une soixantaine de témoignages, une biographie éclaire le parcours du grand historien britannique Eric Hobsbawm (1917-2012) à travers le XXe siècle : crise du communisme, promesses du travaillisme, éclatement des empires, révolte des plus faibles.

Sir Richard J. Evans, professeur émérite d’histoire à Cambridge, est surtout connu pour ses livres sur l’histoire sociale et politique de l’Allemagne aux XIXe et XXe siècles et sa participation aux débats qui la concernent, aussi bien dans l’historiographie (Historikerstreit) que dans l’espace public (combat contre les thèses négationnistes) [1]. Il peut paraître étrange qu’après des travaux sur le féminisme en Allemagne, sur le choléra à Hambourg, une trilogie sur le Troisième Reich et une large implication dans la vie universitaire et médiatique britannique, ce soit cet historien très consacré qui ait entrepris de nous livrer une biographie « à l’anglaise » du plus célèbre historien britannique et le plus traduit dans le monde.

En outre, Eric Hobsbawm avait déjà livré sa vérité dans Interesting Times (traduit en France sous le titre Franc-Tireur) et à travers de nombreuses interventions publiques. Cette abondance de sources imprimées est à la fois un avantage et un inconvénient pour un biographe. Il doit compléter, nuancer ou ajouter, sans trop répéter ce que le héros du livre a déjà écrit lui-même. Cette rencontre au sommet témoigne à la fois de la grande admiration du cadet, né en 1947, pour l’aîné, né en 1917, et surtout du statut prestigieux de la biographie d’universitaire outre-Manche, sans équivalent en France.

Une véritable enquête

Comparée à l’autobiographie d’Hobsbawm, volontairement très distanciée à propos de l’intime, une part beaucoup plus grande de cette biographie est consacrée à la vie privée (y compris sexuelle), aux amitiés et relations sociales, aux rapports avec les étudiants et les publics. Evans entend aussi saisir quel fut exactement le rôle public d’Eric Hobsbawm dans l’histoire de son temps, notamment au moment de la crise du communisme en 1956 ou de la crise idéologique du travaillisme dans les années 1970-80. Il essaie de comprendre les origines du succès international de certains ouvrages et, surtout, relie les expériences historiques multiples qu’Hobsbawm a traversées à son évolution psychique personnelle, à son inspiration et à son imagination historique – ce que ses engagements publics ont parfois relégué dans l’ombre.

Pour réussir une telle entreprise, l’auteur dispose de multiples atouts et chances. Il a bien connu personnellement Hobsbawm, tout en gardant une certaine distance avec lui, qu’il explique ainsi : « I was too much in awe of him to become a close friend, for I knew that on almost any subject on which we might converse, he would know infinitely more than I did. » (p. IX).

Toutefois il ne cache pas d’emblée leurs divergences politiques de fond, Evans se déclarant « social-démocrate » face au communiste et marxiste (non repenti) Hobsbawm, ce qui n’empêche pas l’expression d’une profonde sympathie pour une personnalité aux dons multiples et attachante par sa sincérité et son amour de la vie et des autres.

L’enquête sur laquelle repose l’entreprise biographique est à la hauteur du sujet. Outre les archives personnelles de l’auteur de L’Invention de la tradition comportant correspondances et journaux intimes, de multiples fonds privés et publics ont été consultés, tant la vie d’Hobsbawm traverse des univers différents en Angleterre, aux États-Unis, en France, à Vienne et dans de nombreux autres pays (Italie, Inde, Brésil, notamment). Evans a également bénéficié des documents rassemblés par toute une équipe d’assistants, grâce à une Emeritus Fellowship du Leverhulme Trust. Près de 60 témoignages oraux complètent la collecte de documents.

Une trajectoire dans le siècle

La grande histoire rencontre sans cesse la vie personnelle dans la trajectoire étonnante d’Hobsbawm. Les carrières offertes par l’Empire britannique amènent son père Percy à travailler au service postal à Alexandrie et à y rencontrer sa future femme, une Juive autrichienne venue en touriste avec ses parents. Le déclenchement de la guerre entre leurs deux pays les oblige à sceller leur union en terrain neutre, à Zurich, au consulat britannique, le 1er mai 1915. Né citoyen anglais du fait de son père, le jeune Eric se retrouve pourtant à Vienne, où son père suit sa femme Nelly pour y partager la vie de la branche maternelle, les Grün.

Ils font alors partie de la forte minorité juive de l’ancienne capitale des Habsbourg, durement secouée par la crise d’après-guerre, avec son cortège d’inflation, de chômage, de troubles sociaux et politiques. Pour la famille d’Hobsbawm, cet entre-deux-guerres n’est qu’une suite de malheurs privés (décès prématuré des deux parents en 1929 et 1931) et de déclassement financier. Les deux orphelins – Eric et sa sœur – fuient alors l’Autriche pour échapper, grâce à la solidarité de la famille, aux crises et persécutions dont les Juifs sont les cibles privilégiées. Recueillis par un oncle qui travaille dans le cinéma, ils se retrouvent à Berlin, en pleine montée du nazisme.

Mais une lecture inverse complémentaire est également possible : face à ces chocs massifs de la grande Histoire, même orphelin à 14 ans, même sans ressource durable, le jeune Eric ne subit pas complètement la « force des choses » ou les turbulences de l’histoire. Dès le lycée, à Berlin, il s’engage et milite dans une organisation de jeunesse proche des communistes. Protégé par sa nationalité britannique, il peut cependant quitter très tôt l’Allemagne (mars 1933) avec toute sa famille adoptive, avant tout parce que celle-ci cherche en Angleterre des ressources pour survivre à la ruine déjà entamée, avant même que le nazisme ne déploie tout son arsenal de persécutions antisémites.

En moins de quinze ans, le futur historien des « primitive rebels » a dû et su s’adapter à trois sociétés, à trois systèmes scolaires et passer de l’allemand à l’anglais comme langue usuelle. Ses professeurs ne l’influencent guère, sauf pour élargir les goûts déjà prononcés pour la littérature de ce lecteur infatigable. L’histoire ne l’attire alors pas vraiment (les programmes sont des plus traditionnels) et seulement en lien avec sa culture marxiste, qu’il complète à partir des petits volumes diffusés par la librairie du Parti communiste et de son intérêt pour les questions sociales du jour.

Finalement, ses brillants résultats scolaires lui permettent de décrocher une bourse pour King’s College à Cambridge (de 100 livres par an, à peu près la moitié du salaire moyen à l’époque). Il se retrouve alors projeté dans un monde social et intellectuel bien différent de celui de ses origines, « plus inconnu pour lui que le Tibet », comme il le remarquera plus tard.

Dans une société fortement inégalitaire et conservatrice comme la société anglaise des années 1930, les stigmates d’origine ne s’effacent pas, surtout pour un étudiant qui soutient toujours des idées sulfureuses et s’investit passionnément dans le journalisme étudiant. Surtout, malgré sa réussite et sa maturité intellectuelle et politique précoce, le jeune Hobsbawm souffre de différents complexes (son apparence physique qu’il juge « affreuse »), de contradictions pratiques non résolues (comment s’engager efficacement dans un pays où le communisme ne compte pas ?) ou d’inhibitions (comment militer alors qu’on est mineur et sous tutelle d’une famille conformiste à laquelle malgré tout on ne veut pas faire de peine ?). Le surinvestissement dans l’activité intellectuelle lui sert alors de dérivatif aux frustrations sexuelles, sociales et politiques qu’il ne parvient pas à surmonter.

Ces traits formés dans une jeunesse compliquée perdurent tout au long de la longue existence d’Hobsbawm, qui meurt à plus de 95 ans, le 1er octobre 2012. Malgré les succès multiples et les honneurs accumulés, malgré la consécration dans son pays comme dans la plupart des autres pays du monde, l’historien des bandits ressent toujours son statut d’outsider, comme l’indiquent plusieurs polémiques où il est pris à partie par ses pairs ou par des journalistes conservateurs.

Hobsbawm est persuadé que son apport principal est d’avoir profité de ce décalage initial pour explorer des voies nouvelles, combiner des approches inédites, marier des types d’histoire et d’écriture d’habitude séparées, qui proviennent de sa culture littéraire et linguistique cosmopolite, de sa fréquentation (volontaire ou forcée) de pays multiples, de son intérêt constant pour des milieux très différents, acquis par exemple dans les clubs de jazz ou dans l’armée comme diplômé de Cambridge.

Épreuves et militantisme

Malgré sa longueur (plus de 760 pages, notes comprises, mais sans l’index) et ce qu’on croit déjà savoir sur Hobsbawm par sa propre autobiographie ou ses nombreuses interviews publiées, l’ouvrage se lit sans effort. Non pas comme un « roman », mais plutôt comme une enquête d’histoire. Les dix épais chapitres tentent de répondre aux questions évoquées plus haut et souvent laissées de côté par l’historien de L’Âge des Empires dans sa propre autobiographie.

Hobsbawm se voyait comme le produit improbable de grandes forces historiques qui avaient, tour à tour, brisé et ballotté sa famille et lui-même d’un bout à l’autre de l’Europe, avant de bénéficier d’une série de chances et de miracles transformés en réussite par une intelligence de l’histoire et un talent d’écriture exceptionnels. Ils le font accéder au plus haut niveau de la consécration sociale et intellectuelle de son pays d’accueil. Et ce, en dépit d’une vigoureuse rébellion intime (exprimée à travers son engagement de longue durée communiste et marxiste) contre tout le conservatisme et l’inégalité qu’incarne, à bien des égards, l’Angleterre de l’establishment à laquelle il se heurte depuis le milieu des années 1930 jusqu’à la fin des années 1960, en raison de la guerre froide qui affecte profondément sa carrière universitaire (il est nommé professeur seulement en 1970, à l’âge de 53 ans, et dans un college à Londres de moindre prestige) [2].

On retrouve cette trame de fond dans la biographie d’Evans, mais ce qui la rend attachante et passionnante, c’est la multiplicité des scènes et épisodes intermédiaires où l’on saisit cette interaction subtile entre une personnalité et son temps dans ses complexités et aléas. C’est là que la pratique de l’histoire sociale « par en bas », qui caractérise le reste de l’œuvre d’Evans, produit tous ses effets positifs et dément tous les procès d’autrefois contre l’incompatibilité entre histoire globale et histoire des individus, ordinaires ou pas.

On trouvera cette rencontre entre tous les niveaux de la causalité historique dans certains moments critiques. Par exemple, la période de guerre, les années 1950, la crise du marxisme et du communisme qui perturbent profondément les options et l’état d’esprit de l’auteur des Primitifs de la révolte. Les épreuves cruelles subies dès le plus jeune âge, avec la mort prématurée de ses parents et l’exil successif dans plusieurs pays, trouvent des équivalents après la guerre, quand Eric Hobsbawm constate que toute promotion lui est refusée par ses pairs en raison de son engagement communiste, alors qu’après la crise de 1956 il commence à constater l’effondrement de ses illusions sur l’URSS et, surtout, l’incapacité du Parti communiste britannique à sortir du stalinisme.

Par-delà la pudeur

Au-delà de la vie publique, Evans apporte beaucoup d’inédit, grâce à la consultation des correspondances et journaux intimes de son héros, que l’autobiographie laissait souvent dans l’ombre, par pudeur. Nous découvrons ainsi une vie conjugale et familiale beaucoup moins convenue que celle relatée par l’historien, avec l’évocation d’une liaison hors normes avec une prostituée très jeune et adepte de la drogue, rencontrée dans les clubs de jazz, ou encore la naissance d’un fils illégitime issu d’une autre liaison avec une femme mariée qui refuse de divorcer de son mari.

Nous lisons même les extraits des rapports des services secrets (MI5), qui gardent longtemps un œil inquiet sur cet universitaire communiste dont les responsabilités réelles dans l’appareil sont en fait plutôt minces. En tout cas, leurs rapports réguliers nuisent à sa carrière, voire à ses voyages. Nous pénétrons aussi au cœur des tractations éditoriales, quand Hobsbawm, de plus en plus reconnu comme auteur de bestsellers et épaulé par un agent efficace, négocie au plus offrant et sans états d’âme ses droits d’auteur, qui finissent par dépasser ses autres revenus d’universitaire. Leur ampleur croissante, via les rééditions et traductions dans de très nombreuses langues, implique aussi de jouer au mieux sur les règles fiscales pour réduire les taxes en passant aux « frais réels » (p. 492-93).

Il ne s’agit pas, avec ces exemples, de chercher le « scoop » ou les « misérables secrets », mais plutôt d’arracher l’historien des luddites aux filtres conventionnels qui font des biographies d’universitaires souvent des monuments d’ennui et de bien-pensance. Nous retrouvons les contradictions, les habiletés et les faiblesses d’une personnalité en permanence confrontée à des forces sociales, politiques, institutionnelles avec lesquelles il lui faut négocier et composer.

Des questions majeures

Cette trajectoire inédite (comparée à la plupart des « academics  » britanniques) et son adhésion sincère mais relâchée à un marxisme de plus en plus flou ont forgé sa volonté panoptique des grandes synthèses, son incapacité à être jamais orthodoxe même dans la période stalinienne du communisme, son refus du politiquement correct étatsunien, sa haine du nationalisme qui a tant meurtri le XXe siècle.

Evans ne cache pas non plus quelques lacunes de cet historien du grand large et au long cours : son inégal intérêt pour certaines parties du monde comme l’Afrique ou la Chine (on l’accuse d’européocentrisme, lors de la sortie de sa trilogie des Âges), bien qu’il soit aussi l’un des premiers historiens comparatiste et global. Il rejette les avant-gardes postérieures aux années 1920, n’a que peu d’intérêt pour l’histoire des femmes qui n’entre pas dans son schéma classiste initial, commet des erreurs d’appréciation dans certains moments cruciaux.

Sans cette profonde implication de toute une vie et d’une personnalité dans l’écriture de l’histoire, il est sûr que les livres d’Hobsbawm n’auraient pas eu un tel écho mondial. Tous tentaient de répondre à des questions majeures que tout le monde se posait (et se pose encore), bien au-delà des seuls milieux professionnels de l’histoire. Il a voulu et parfois su y répondre, à un moment donné avec les outils de son temps. Ces questions (l’évolution du capitalisme, le changement social et politique, le choc des empires, le nationalisme, la capacité de révolte des plus faibles, etc.) restent plus que jamais devant nous, mais il faut retrouver de nouveaux outils, comme à chaque génération, pour améliorer les réponses antérieures.

À propos de : Richard J. Evans, Eric Hobsbawm. A Life in History, Londres, Little Brown, 2019, XIII-785 p.

par Christophe Charle, le 25 novembre 2019

Aller plus loin

 Entretien avec Eric Hobsbawm sur la Vie des idées.

 Hobsbawm et ses combats, par Alain Chatriot.

Pour citer cet article :

Christophe Charle, « Hobsbawm intime », La Vie des idées , 25 novembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Hobsbawm-intime

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Notes

[1Parmi ses nombreux livres, on peut citer, Death in Hamburg (1987), The Coming of the Third Reich (2003), The Pursuit of Power : Europe 1815-1914 (2017). Bien que plusieurs livres d’Evans aient été traduits dans de nombreuses langues, seuls ceux consacrés au Troisième Reich ont été traduits en français (Flammarion, 2009).

[2Voir mon compte rendu de Franc-tireur, autobiographie (Ramsay, 2005) d’Eric Hobsbawm, dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°53-4 bis, 2006, p. 111-114.

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