L’Occident révèle sa puissance de mélancolie dans cette histoire sémantique et imaginaire où Jean Starobinski décrit les mythologies scientifiques que suscita l’affection entre le Ve siècle avant J.-C. et l’orée de la psychanalyse.
L’Occident révèle sa puissance de mélancolie dans cette histoire sémantique et imaginaire où Jean Starobinski décrit les mythologies scientifiques que suscita l’affection entre le Ve siècle avant J.-C. et l’orée de la psychanalyse.
L’œuvre de Jean Starobinski tendait tout entière à un grand ouvrage sur la mélancolie [1] ; cette aspiration se trouve aujourd’hui heureusement réalisée : L’Encre de la mélancolie nous révèle en effet à quel point la mélancolie imprègne la civilisation occidentale — de la médecine à la cosmologie, de la littérature à la théologie, en passant par les arts visuels.
Cet essai semble s’inscrire dans le sillage des travaux de Gaston Bachelard et de l’École de Genève (Marcel Raymond, Albert Béguin, Georges Poulet, Jean Rousset...) sur l’imagination matérielle. Mais par son intérêt conjoint et jamais démenti pour la littérature et la psychiatrie, dont il a pu acquérir une connaissance concrète entre 1948 et 1957, Starobinski se rapproche tout autant de ce qu’on a appelé la French Theory : le mélancolique est sans doute devenu pour lui ce que le schizo a été pour Deleuze et Guattari, le fou pour Foucault ou Sade pour Blanchot.
En tête du recueil, un morceau de choix, qui acquiert un statut matriciel inconnu avant cette publication : Histoire du traitement de la mélancolie, la thèse de médecine que Starobinski déposa en 1959 à Lausanne. Elle occupe à elle seule une première partie que complètent des articles ici réunis après avoir été dispersés dans diverses revues de 1962 à 2008. En retraçant l’histoire du substantif « mélancolie » entre le Ve siècle av. J.-C. et l’orée de la psychanalyse, Starobinski apporte sa pierre à l’édifice entamé par la monumentale Anatomy of Melancholy que Robert Burton fit paraître en 1621. Cet ouvrage vaut autant par la richesse des références qu’il compile que parce qu’il marque le chant du cygne de l’érudition classique : « Ce fut le moment où les divers domaines du savoir pouvaient être mis en contiguïté et s’ajouter complémentairement : les langages des diverses disciplines étaient encore miscibles » (p. 184, nous soulignons). Ouvrant les bibliothèques qui sommeillaient sous quelques notes de bas de page, Starobinski agit en homme de mémoire, avec cet enthousiasme mêlé de nostalgie où s’entend la tonalité singulière de son écriture.
Analyser un substantif, le dénaturaliser, déplier les différents sens que tendait à occulter son invariance nominale à travers les âges, déceler ses homonymes, voilà l’assise que Starobinski donne depuis des années à ses travaux. Comme il avait retracé le transfert métaphorique du terme « réaction » de la physique à la politique dans un essai également accueilli par « La Librairie du XXe siècle » (Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, Paris, Seuil, 1999), le critique s’est attelé à retracer les métamorphoses d’une catégorie à laquelle pouvaient être rattachés aussi bien ce qu’on nommerait aujourd’hui des dépressifs que des névrosés, des schizophrènes que des paranoïaques. Ainsi l’atrabile (de l’adjectif latin atra qui signifie « noire ») est-elle « une métaphore qui s’ignore, et qui prétend s’imposer comme un fait d’expérience. [...] Et ce n’est qu’après avoir dû renoncer au sens substantiel [que l’imagination] admet l’existence d’un sens figuré » (p. 70). Mais Starobinski ne disqualifie pas la métaphore vive, considérée comme préscientifique, au profit de la métaphore morte, censée démarquer l’approche scientifique. En remontant patiemment de l’une vers l’autre, il nous fait percevoir ce paradoxe : puisqu’aucun crible nosographique n’était établi pour en rendre compte, la mélancolie, signe de mort, a donné lieu à un déploiement de vie dans le langage qui cherchait à en épouser la réalité phénoménale fuyante. On comprend ainsi pourquoi elle appelle le poème, autrement dit la recherche tâtonnante d’un langage.
Starobinski distingue deux grandes périodes dans l’histoire du traitement de la mélancolie : à l’approche « matérielle », fondée sur la croyance en l’existence de la bile noire, succède une approche plus « immatérielle », qui s’attache à ses causes nerveuses, intellectuelles et affectives. À chaque fois, l’analogie joue à plein, et c’est en anthropologue que l’auteur décrit l’incroyable inventivité avec laquelle les thérapeutes se laissent aller à la « pensée magique ». En témoigne cet exemple plus ou moins légendaire, transmis de siècle en siècle : « un mélancolique croyait n’avoir plus de tête ; son médecin le guérit en lui faisant porter une chape de plomb » (p. 89).
La première période, qui court de l’Antiquité au milieu du XVIIIe siècle, atteste la persistance de représentations antiques constituant une « mythologie “scientifique” » pareille à celle décrite par Bourdieu [2]. Domine ainsi jusqu’à la Renaissance le système hippocratique, fondé sur une correspondance généralisée entre les humeurs (sang, bile jaune, pituite, bile noire), les qualités (sec, humide, chaud, froid) et les éléments (eau, air, terre, feu). Ces « analogies qui relient le microcosme au macrocosme » tendent à « renforcer la cohérence et la symétrie d’un univers qu’on veut sans lacunes » (p. 58). La mélancolie n’est donc pas foncièrement pathogène : elle ne devient maladie que lorsqu’elle excède les autres humeurs et exprime ainsi un dérèglement de l’équilibre du corps et du monde.
Très tôt, on s’est demandé si elle était liée à un dérèglement endogène, ou si elle procédait d’une réaction à un désir frustré. Cela revenait à poser la question d’une analogie entre états moraux et physiques. Lorsque, dans l’Antiquité, la mélancolie n’était pas jugée organique, on la traitait comme la tristesse et adresser le patient à un philosophe stoïcien suffisait alors... Le Moyen Âge chrétien ne jugeait pas moins cruciale la distinction entre corps et âme : si la mélancolie était une maladie de l’âme à laquelle consentait la créature, alors elle devenait péché d’acedia (ne plus espérer le salut de son âme).
Galien fixe une définition intégralement humorale de la mélancolie, qui fait autorité au moins jusqu’au XVIIIe siècle. Les symptômes varient selon que l’excès de bile noire se déverse dans tel ou tel organe. L’hypocondriaque est ainsi considéré comme une espèce du mélancolique : celui qui souffre d’un engorgement de bile noire dans la région des hypocondres, près de l’estomac, et des vapeurs qui remontent de là jusqu’à l’encéphale. Cette explication entièrement somatique de la maladie a entraîné un ensemble de traitements physiques, voués notamment à évacuer la bile noire : l’ellébore, décoction d’une racine provoquant diarrhées et vomissements entachés de sang, mélange d’aspect noir qui semblait confirmer la théorie, sera, de ce point de vue, une panacée.
La découverte du système nerveux fait qu’à partir du milieu du XVIIIe siècle la mélancolie nerveuse supplante graduellement la mélancolie humorale : « les phénomènes somatiques tendent alors à passer au rang de conséquences de l’état mélancolique » (p. 134). Plutôt que de chercher à évacuer une douteuse bile noire, on soustrait le patient à son environnement nocif pour ensuite disposer autour de lui des influences bénéfiques. De l’atrabile on passe ainsi peu à peu aux idées noires : en se dématérialisant, la mélancolie se subjectivise.
Cette découverte fondamentale ouvre la voie au deuxième grand moment de la pensée clinique : l’époque moderne des Esquirol, Pinel, Cabanis, Reil... La « mélancolie » se désolidarise à tel point de la bile noire que, dès le début du XIXe siècle, certains médecins préconisent d’abandonner le terme au profit de néologismes savants comme « lypémanie » (« lypé- » chagrin et « -manie » folie). Les évacuatifs ne sont plus utilisés qu’en tant que « moyens de révulsion morale » (p. 105) permettant de sensibiliser un patient éteint par le dégoût des vomissements qu’ils provoquent chez lui. On construit par exemple une « machine rotatoire » (p. 106) où la motion doit stimuler l’émotion : elle fait pirouetter le patient si possible dans le noir jusqu’à lui donner vertiges et nausées.
Pour ranimer la sensibilité anesthésiée des mélancoliques, les médecins déploient des trésors d’ingéniosité, comme en témoigne ce « clavier aux chats » qui consistait à abattre des marteaux sur la queue de félins mis en rang : « Lorsqu’on jouait une fugue sur cet instrument, et surtout si le malade était placé de façon à ne rien perdre [...] des grimaces de ces animaux, la femme de Loth elle-même eût été tirée de sa rigidité et rendue à la raison » (Reil, cité p. 97). L’acte sexuel est étonnamment prescrit aux femmes mélancoliques : qu’est le risque de grossesse ? Une aubaine pouvant ranimer les malades par le don de la vie... Les psychiatres vont jusqu’à mettre en scène des simulacres de noyade ou d’agression auxquelles le patient réchappe in extremis. Ils lui inoculent la gale, lui appliquent des fers rougis, de la cire brûlante ou des orties, le mettent au contact de chenilles urticantes ou d’anguilles visqueuses, le chatouillent jusqu’à l’insupportable ou le surprennent par une douche glaciale.
D’autres remèdes sont plus doux : dès la Renaissance, « âge d’or de la mélancolie » (p. 62), Du Laurens, premier médecin d’Henri IV, préconise l’utilisation de parfums pour lutter contre l’air renfermé qu’affectionne le mélancolique, de couleurs lumineuses contre l’obscurité sépulcrale, d’aliments clairs censés être intrinsèquement gais contre les aliments foncés, d’une fine alternance d’empathie et de rudesse de la part de l’entourage et de toute une gamme nuancée de médications. Confrontés à une maladie protéiforme, les thérapeutes tentent de réaliser le rêve rousseauiste « d’une morale sensitive, où nos actions eussent été imperceptiblement dirigées par l’aménagement des excitants sensibles du monde extérieur : couleurs, sons, paysages, etc. » (p. 86). Ils endossent ainsi tour à tour le rôle de chromo-thérapeute, olfacto-thérapeute, musico-thérapeute, art-thérapeute, culino-thérapeute...
Une remarque, faite comme en passant, à propos du docteur Gachet peint par Van Gogh, fait sans doute l’originalité de L’Encre de la mélancolie par rapport aux travaux de Deleuze et Guattari ou de Foucault : « Il ne mérite assurément pas les insultes que lui adresse Antonin Artaud » (p. 246). En effet, loin de creuser la dissymétrie entre médecin et patient et de dresser la scène où l’un arraisonnerait l’autre, Starobinski réhabilite la figure du médecin. Aussi enrichit-il sa lecture de Baudelaire en exhumant les travaux de Jules Cotard, psychiatre de la fin du XIXe siècle, sur le « délire des négations » (p. 449 et 515-540) et convoque-t-il des psychiatres du XXe siècle à orientation phénoménologique (L. Binswanger, E. Strauss, H. Tellenbach) pour éclairer le rapport mélancolique au temps chez le même Baudelaire, mais aussi Shakespeare ou Charles d’Orléans.
Sensible aux moments où le médecin est contaminé par ce qu’il cherche à guérir, Starobinski évoque Hippocrate, qui devient disciple de Démocrite alors que les Abdéritains l’avaient fait venir pour s’assurer que le philosophe solitaire et rieur était bel et bien fou, et Robert Burton, dont il montre que la somme sur la mélancolie « est l’œuvre même de la maladie » (p. 194). Ce renversement touche aussi nombre de thérapeutes évoqués dans la thèse de médecine, si l’on considère leurs inventions les plus ahurissantes, très souvent sadiques. C’est précisément parce qu’ils ne peuvent pas délimiter cette maladie que les médecins opèrent tout contre la mélancolie et en franchissent parfois les limites. Cette logique du « remède dans le mal » (p. 206) n’a cessé d’intéresser le Genevois, jusqu’à donner son titre à l’un de ses ouvrages marquants, publié en 1989. Elle le rapproche des travaux que Derrida avait entrepris autour de la logique du pharmakon [3].
Starobinski prend garde au fait que le mélancolique est lui aussi un puissant herméneute : « le négateur interprète ses sensations hypocondriaques » (p. 522). Concernant sa propre analyse de la rime « majestueuse » / « fastueuse » dans « À une passante » de Baudelaire, il envisage s’être lui-même laissé aller à divaguer : « il ne faut certes pas démembrer les mots en phonèmes [...]. Assurément, je ne mets pas ces surentendus ou sous-entendus sur un pied d’égalité avec le sens obvie. Je laisse aux pervers le plaisir de les proposer à la place du sens obvie, au nom de la polysémie des phonèmes et du pullulement des homonymes. [...] Mais c’est le propre aussi de la poésie de comporter à chaque instant, dans son sillage, une traînée scintillante de malentendus. » (p. 493) Entre concession, dénégation et décision, Starobinski hésite à accorder une part au sens obtus, et à se rapprocher ainsi d’une déconstruction derridienne, dans l’interprétation des textes : le « pervers » quitte l’« obvie » pour marcher sur une voie anormale, s’adonnant au plaisir de « démembrer » les mots et d’en libérer un « pullulement » ambigu qui connote à la fois la vie et la mort, telle la « charogne » de Baudelaire.
L’herméneute peut se pervertir. Le patient, à l’inverse, peut s’identifier au thérapeute, en une préfiguration du transfert freudien : c’est le cas de Van Gogh avec Gachet, médecin peintre et collectionneur, auteur d’une Étude sur la mélancolie, dont Starobinski refait entendre la parole par quelques citations pénétrantes. Van Gogh croyait percevoir chez lui, peut-être à juste titre, une « mélancolie “essentielle” » (p. 251) qu’il refusait de circonstancier par aucun trait anecdotique (deuil amoureux, etc.) dans le portrait qu’il en fit. « [Q]ue devenir, si celui dont on attend le secours a lui-même besoin de secours ? » (p. 253)
par , le 24 janvier 2013
– « Jean Starobinski », Littérature, n° 161, mars 2011.
– Bulletin du Cercle d’études internationales Jean Starobinski, n° 5, 2012.
– Sarah Al-Matary, « Le suspens du sens. Entretien vidéo avec Jean Starobinski », La Vie des idées, 27 novembre 2012.
Jérémie Majorel, « Histoire d’un affect, la mélancolie », La Vie des idées , 24 janvier 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Histoire-d-un-affect-la-melancolie
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[1] Voir notamment Jean Starobinski, Trois fureurs, Paris, Gallimard, 1974 ; La Mélancolie au miroir : trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, 1989.
[2] Pierre Bourdieu, « Le Nord et le Midi. Contribution à une analyse de l’effet Montesquieu », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°35, novembre 1980, p. 21-25.
[3] Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon » [1968], dans La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 77-214.