Gardant en mémoire que l’histoire ne peut se faire, ni se comprendre sans la géographie, David Chanteranne revisite les rapports complexes que les hommes d’aujourd’hui entretiennent avec les grandes figures de France qui, de leur vivant comme a posteriori, ont façonné leurs territoires.
Oublier Paris pour décentrer le regard
Le but premier de l’ouvrage est explicité par son titre ambitieux et accrocheur : prendre le contre-pied d’une histoire dictée par Paris en mettant la focale sur les villes de Province qui, elles aussi, ont conditionné la construction de l’État tout autant qu’elles ont défendu l’identité et les particularismes de nos régions. Assumant le parti pris de ses choix face à une impossible exhaustivité (p. 15), l’auteur a retenu 29 villes, chacune étant associée à un individu au destin singulier et à un événement historique auquel elle se rattache.
Inscrite dans une volonté actuelle de comprendre la France depuis ses marges [1], cette démarche est justifiée par l’auteur qui rappelle d’emblée le caractère récent de la concentration des institutions par la capitale (p. 15). Le défi est courageusement relevé car, outre le passage sur Sainte-Geneviève présentée comme précurseur du gallicanisme (p. 44), seuls les chapitres sur Cluny et Versailles concernent l’Île-de-France. La carte des 29 villes abordées montre que la capitale se fond dans un dense nuage de points compris entre la Loire et la frontière du nord-est, terre d’interminables conflits du baptême de Clovis (496) aux Guerres mondiales et principale zone névralgique du territoire. Elle souligne aussi le rôle clé des villes-frontières qui, malgré leur position périphérique et leur récente annexion à l’Est [2], représentent près de la moitié des lieux visités. D’autre part, elle montre les limites de cette décentralisation, l’ouvrage ne quadrillant pas l’intégralité de l’Hexagone et délaissant plusieurs régions, notamment au centre. À noter que la Bretagne, ici absente, est évoquée à travers Anne de Bretagne, ainsi que l’expédition de Jacques Cartier pensée depuis Saint-Malo.
Des Phocéens au couple de Gaulle-Adenauer
Brasser la longue histoire est le deuxième pari que se fixe l’auteur. Par l’emploi du terme de « chroniques », le titre fait écho à la pensée braudélienne revisitée par la géohistoire de Christian Grataloup. Bien que faire remonter les origines de la Nation au VIe siècle avant notre ère soit discutable, le récit part de façon originale de l’installation des Phocéens à Marseille pour finir à l’aube de la construction européenne mettant un terme à 1 500 ans de conflits, ceux-ci constituant l’un des fils conducteurs du livre. L’auteur rappelle que l’unité nationale s’est faite à marche forcée, à travers des guerres animées tant par les ambitions expansionnistes que par les préoccupations défensives (p. 13).
Malgré l’absence de parties et de conclusions intermédiaires qui auraient permis d’expliciter un fil rouge trop artificiel d’un chapitre à l’autre, un découpage chronologique se dégage en filigrane autour de cinq temps forts. Héritiers des origines antiques plus haut évoquées, les Francs ont dû se construire une légitimité, tandis que les rois de France, leurs successeurs, ont été amenés à s’affirmer face aux principaux voisins puis face à la Nation, cette dernière se trouvant tiraillée lors de ces deux derniers siècles. Contrairement à ce que suppose son titre, le livre met d’abord à l’honneur la construction territoriale et politique de la royauté jusqu’en 1789, date à partir de laquelle les réflexions autour d’un sentiment d’appartenance prouvant l’existence d’une Nation prennent le dessus. Les périodes historiques sont équitablement représentées et peu de régimes sont passés sous silence à l’instar des Restaurations (1815-1848) et de la IVe République.
Spécialiste de l’épopée napoléonienne, l’auteur réhabilite le XIXe siècle – trop souvent délaissé face au poids écrasant du XXe siècle – qui porte les remarques les plus abouties. Ainsi montre-t-il comment Napoléon III instrumentalise sa rencontre avec les Niçois en 1860, inscrivant le rattachement de la ville à la Nation dans l’héritage de la Révolution (p. 241-242 et 246). Enfin, chaque chapitre s’inscrit dans un temps plus ou moins long, celui de la postérité du personnage historique et/ou de l’événement abordé. Ainsi, l’arrivée des Phocéens est l’occasion de balayer en deux pages plus de 2 000 ans de patrimoine (p. 23-24).
Enquêter autour de lieux d’histoire(s) et de mémoire
Pour chaque chapitre, l’événement relaté est rattaché à un endroit précis : une rue – Saint-Michel à Paris, Sainte-Catherine à Bordeaux… –, un quartier – le Vieux-Port à Marseille, Fourvière à Lyon… –, un édifice politique – palais des ducs à Dijon, château de Versailles, citadelle de Belfort – ou religieux – chapelle Saint-Hubert à Ambroise, cathédrale de Strasbourg… –, un port comme la baie des Anges (Nice) ou encore une gare comme celle de Metz. À partir de ces « lieux de mémoire » [3], l’auteur propose ainsi une promenade en centre-ville, démarche qui n’est pas sans rappeler celle de certains récits historiques populaires et médiatiques récents racontant la France. En cela, David Chanteranne paraît s’adresser à un large public, sensible au patrimoine de son pays.
Les arts sont également mis à contribution pour lier la petite et la grande histoire dans le but d’amener le lecteur à réfléchir sur la force de ces lieux plus ou moins familiers. En dehors de quelques références cinématographiques comme celles sur le film Marie-Antoinette de Sofia Coppola (p. 227-228) ou d’une approche archéologique du centre de Cluny (p. 63-64), l’auteur s’essaie aussi à l’analyse de tableaux à l’exemple de L’Assassinat du duc de Guise de Paul Delaroche (p. 185-186) ou encore de sculptures. Parmi ces dernières, une attention particulière peut être portée au Lion de Belfort taillé par Auguste Bartholdi en hommage à la résistance de la ville à l’envahisseur allemand en 1870-1871 (p. 249 et 255-256). De même, nombre d’anecdotes sauront intriguer le public à l’instar du cadavre de Guillaume le Conquérant qui, gonflé par l’alcool du tonneau ayant servi à le transporter jusqu’à Caen, n’a pu rentrer dans son cercueil (p. 104). D’autres visent à démystifier des figures de France, parfois controversées, et à rétablir certaines vérités.
Déconstruire le roman national
David Chanteranne s’inscrit dans la tendance, établie depuis une quarantaine d’années, visant à rompre avec le roman national hérité de la Troisième République suivant en cela Suzanne Citron [4], Colette Beaune [5] et plus récemment Étienne Bourdon [6]. Ainsi s’attarder sur les longs et laborieux préparatifs de la bataille de Poitiers (732) revient à rappeler que la victoire de Charles Martel sur les Arabes n’était pas gagnée d’avance, contrairement à ce que laisse penser la légende (p. 69-71). Cet épisode est aussi l’occasion de déconstruire les polémiques alimentées par le slogan « Je suis Charles Martel » instrumentalisant, à tort, les attentats de Charlie Hebdo comme un choc des civilisations. Comme le souligne l’auteur, le Carolingien a également décimé des alliés chrétiens aux côtés de l’ennemi musulman (p. 73-74). De la même manière, il démystifie la Pucelle d’Orléans en apportant une explication nuancée, factuelle et rationnelle de la prise de la ville en 1429 (p. 134-137).
A contrario, l’auteur tend à réhabiliter l’action de certains princes déchus à l’instar de Charles le Téméraire oublié des Nancéens au profit du duc Stanislas qui a donné son prénom à la célèbre place (p. 144 et 150). En outre, l’ouvrage prend en partie le contrepied d’une histoire encore trop masculine en abordant pas moins d’une dizaine d’épouses de souverain dont le rôle a pu éclipser celui de leur mari. Ainsi, Clotilde de Burgondie « avait pris le destin de la France en main » en convainquant Clovis de se convertir au catholicisme (p. 55). Enfin, l’auteur sort des sentiers battus en abordant, à côté de ces figures jouissant d’une aura mythologique, quelques épisodes méconnus comme la guérison miraculeuse de Louis XV à Metz en 1744 ou de la libération de la Corse en 1943 qui amène à reconsidérer les enjeux de la libération de Paris.
Si chaque chapitre renvoie à une ou deux études de références, elles ne peuvent toujours suffire pour confronter les points de vue, de même que l’auteur s’affranchit d’une bibliographie générale qui aurait pu être utile sur l’affirmation de la Nation et de l’État en France, pour situer les courants de pensée auxquels il se rattache. Par ailleurs, s’il mobilise avec pertinence d’incontournables sources primaires (Strabon, Suétone, Grégoire de Tours, Hincmar…), ces dernières pourraient faire l’objet d’un certain recul critique essentiel pour les périodes antique et médiévale. D’autres auteurs gagneraient à être présentés, au même titre que ces « chroniqueurs », « témoins » et « historiens » anonymes (p. 41, 62, 70, 99…). En outre, les six extraits d’archives retranscrits en annexes sont les bienvenus, bien que rien ne soit dit sur leur choix et qu’elles mériteraient plus de visibilité dans le récit pour que le lecteur saisisse pleinement leur intérêt.
Et si le cours des événements avait été tout autre…
En dépit de l’absence d’une conclusion qui aurait permis de faire le bilan de cette histoire événementielle, on peut avant tout retenir de l’ouvrage que le projet national, loin d’être linéaire et continu, a pu être battu en brèche tant il dépend d’une somme de guerres, de revirements diplomatiques et, surtout, de destins exceptionnels. Cette idée fait écho à diverses études sur la construction du territoire et de l’imaginaire politique [7] montrant que la royauté s’est affirmée par à-coup, devant par exemple composer avec la fidélité vacillante de dynasties voisines qui aurait pu contrarier le cours des événements. Pensons aux unions avec Aliénor d’Aquitaine et Anne de Bretagne et aux additions territoriales correspondantes, jusqu’au dernier moment incertaines (p. 108-111 et 156-158). À l’époque moderne, la royauté s’impose par le sang pour contraindre une Nation parfois contestataire, qu’il s’agisse d’assassiner à Blois un proche parent trop ambitieux (p. 183-185) ou d’assiéger des sujets rebelles à l’instar des Rochelais (p. 190-193).
Immortalisé par la toile d’Henri-Paul Motte repris en couverture du livre, ce dernier affront fonde en partie la légende du cardinal de Richelieu, incarnation d’une monarchie absolue parvenant à maturité. De même, les derniers chapitres, axés sur les relations tumultueuses avec l’Allemagne, rappellent que la construction de la Nation garde en elle de profonds stigmates. En témoigne, au lendemain de la Grande Guerre, la difficile réintégration de l’Alsace-Moselle (p. 263), une région qui conserve encore de nos jours de forts particularismes, et continue d’échapper aux réformes républicaines à commencer par la loi de séparation des Églises et de l’État considérée comme ayant soudé la patrie.
David Chanteranne, Chroniques des territoires. Comment les régions ont construit la nation, Paris, Passés composés, 2023, 320 p., 21 €.
Alexandre Ruelle, « La France par ses villes »,
La Vie des idées
, 2 février 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Henri-Paul-Motte-Richelieu
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Sur cette question aux concours d’enseignement de 2017 à 2018, Édith Fagnoni, Olivier Milhaud et Magali Reghezza-Zitt (dir.), La France des marges – Bulletin de l’Association de Géographes Français, n° 94/3, 2017.
[2] Rappelons que Metz et Verdun ont été annexés en 1552, Belfort en 1648, Lille en 1668, Strasbourg en 1681, Ajaccio en 1768 ou encore Nice en 1860.
[3] Concept mis à l’honneur par Pierre Nora (dir), Les lieux de mémoire, 3 t., Paris, Gallimard, 1984-1992.
[4] Suzanne Citron, Le Mythe national. L’histoire de France en question, Paris, Ed. ouvrières, 1987. En 2008 et en 2017, le livre est réédité avec comme sous-titre L’histoire de France revisitée.
[5] Colette Beaune, Naissance de la Nation France, Paris, Gallimard, 1985.
[6] Étienne Bourdon, La forge gauloise de la nation. Ernest Lavisse et la fabrique des ancêtres, Lyon, ENS, 2017.
[7] Léonard Dauphant, Le royaume des Quatre Rivières. L’espace politique français (1380-1515), Seyssel, Champ Vallon, 2012 ; Daniel Nordman, Frontières de France. De l’espace au territoire XVI-XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1998 ; David Bitterling, L’invention du pré carré. Construction de l’espace français sous l’Ancien Régime, Paris, Albin Michel, 2009.