Le racisme se fonde sur une conception fausse et idéologique de la race, qui ne correspond pas à la réalité. Une autre définition de la race est pourtant possible, qui n’introduise aucune hiérarchie entre les groupes.
Le racisme se fonde sur une conception fausse et idéologique de la race, qui ne correspond pas à la réalité. Une autre définition de la race est pourtant possible, qui n’introduise aucune hiérarchie entre les groupes.
Les philosophes de la race considèrent que la question métaphysique fondamentale de leur discipline est : « Qu’est-ce que la race ? ». On peut être tenté de considérer la pertinence de la question comme douteuse. Et, au-delà, de refuser l’emploi même du concept, sauf à le mettre entre guillemets afin d’indiquer un doute sur la réalité de ce qu’il est supposé désigner et, surtout, une distance vis-à-vis de ses usages politiques au service d’idéologies d’exclusion et de meurtre.
Michael Hardimon [1] sait tout cela, bien entendu. Il connaît l’usage performatif des mots, leurs effets métaphoriques difficilement maîtrisables. Et pourtant, non seulement il ne s’embarrasse pas de guillemets, mais plus encore il se propose de montrer qu’il existe un usage légitime, et nécessaire, du concept de race. D’autres que lui l’ont fait, mais afin de décrire les processus sociaux, lesquels pour être compris exigent que soit considérée la race au même titre que la classe ou le genre. Mais nul n’a énoncé avec une pareille précision comment définir la race dans une perspective consistant à concilier un antiracisme fondamental et la réalité de notre perception. L’approche d’Hardimon rompt avec l’éliminativisme qui, en se fondant sur la philosophie du langage et la théorie de la référence, suppose, comme le suggère son nom, que la race n’a aucune existence et qu’il convient donc d’éliminer l’usage du mot.
Selon l’auteur, la meilleure façon de répondre à la question « Qu’est-ce qu’être une race ? » est de fournir la caractérisation la plus simple possible de l’appartenance à une race. Nous passons ainsi de la métaphysique à l’ontologie, c’est-à-dire, en l’espèce, à la volonté de décrire ce qui existe réellement dans le monde. Hardimon défend une conception [2] minimaliste qui définit la race comme un groupe d’êtres humains répondant à trois conditions : il se distingue des autres groupes par des combinaisons de caractéristiques physiques visibles, ses membres sont liés par une ascendance commune propre aux membres du groupe et il est originaire d’un lieu géographique particulier (p. 63, les italiques sont de l’auteur). La conception minimaliste fait donc de la race une subdivision biologique de l’espèce humaine. Hardimon rejoint ainsi, malgré des différences que nous ne pouvons évoquer sans alourdir exagérément cette recension, Robin Andreasen et, surtout, Philip Kitcher, lequel considère que les races humaines sont à la fois biologiquement réelles et socialement construites (voir la discussion critique des thèses de celui-ci, p. 202-204 et 222).
La référence à un critère biologique interpelle. Il pourrait en effet être difficile de distinguer la conception minimaliste de la conception racialiste, c’est-à-dire celle du raciste. Mais là où cette dernière essentialise et hiérarchise les groupes humains, et attribue donc à une essence biologique des propriétés mentales et morales, la première définit des groupes réels sans référence à des caractéristiques normativement importantes. De plus, elle ne postule aucune corrélation entre celles-ci et les caractéristiques physiques visibles. Dès lors, une race est simplement un groupe d’apparence et d’ascendance d’un certain type, un type biogéographique.
L’explication de l’origine des races se fonde donc sur la reproduction dans des conditions d’isolement géographique (et non d’isolement social) conduisant à la sélection de caractéristiques communes observables. Ces dernières sont raciales dans la mesure où elles correspondent, s’agissant, par exemple, de la couleur de la peau ou de la forme des lèvres, à ce que nous considérons comme racial : des différences physiques visibles provenant de différences d’ascendance géographique. Par conséquent, alors que la race racialiste n’existe pas, il n’y a aucune raison de ne pas nous fier à notre perception et donc de ne pas admettre l’existence de groupes ainsi définis.
La caractérisation de la race que propose Hardimon n’en fait pas une catégorie (c’est-à-dire un ensemble de choses existant dans le monde) intrinsèquement importante, sans pour autant en être dépourvue dans la mesure où les caractéristiques de la race minimaliste peuvent, dans certains contextes sociaux, prendre de l’importance.
On notera que cette caractérisation ne fait pas appel à des éléments culturels, tels que la langue, la religion, les coutumes (même si ne sont pas exclues par principe des caractéristiques culturelles contingentes). La thèse d’Hardimon consiste ici à affirmer qu’aucune race biologique minimaliste n’est adaptée à une culture particulière. L’un de ses mérites est, selon l’auteur, de dissocier biologie et culture et d’éviter ainsi l’erreur de la conception racialiste qui, précisément, fait le contraire et, dès lors, autorise une hiérarchie entre les cultures.
Nous avons vu comment la race minimaliste se distinguait radicalement de la race racialiste. Mais Hardimon ne se contente pas de cette opposition et complexifie le tableau par deux autres concepts : celui de race populationnelle et, plus classiquement, de race sociale.
Sans certitude sur la justesse de notre comparaison, son projet semble être de se demander si un concept scientifique pourrait correspondre au concept ordinaire de race minimaliste, comme H2O correspond à notre concept ordinaire d’eau. Or c’est le rôle que joue le concept de race populationnelle en posant que les différences physiques observables sont transmises génétiquement en raison de l’existence de populations fondatrices, autrefois isolées les unes des autres sur le plan de la reproduction à cause de séparation géographique. Ce concept de race populationnelle est-il, se demande l’auteur, un candidat possible au titre de concept scientifique de race ? La réponse est positive : il est formulé dans un vocabulaire biologique, il s’inscrit dans une perspective biologique acceptée (la génétique des populations) et il explicite le fondement scientifique du phénomène qu’il représente (p. 212). Il s’agit donc d’un concept important pour les généticiens des populations, de nature à éloigner leur réticence à aborder la question de l’existence des races. Entre le concept de race minimaliste et celui de race populationnelle, il y a continuité : « L’idée que les races minimalistes présentent des combinaisons distinctes de caractéristiques physiques visibles est reprise dans l’idée que les races populationnelles présentent des combinaisons distinctes de caractéristiques phénotypiques » (p. 215).
Mais, d’un point de vue ontologique, l’essentiel demeure de savoir ce qu’il en est de l’existence de races ainsi définies. Ces races populationnelles existent-elles vraiment ? La catégorie de race populationnelle est-elle biologiquement réelle ? Hardimon, dans un chapitre d’une très grande minutie, répond positivement à ces deux questions. Mais, et ce point est fondamental, la réalité de la race populationnelle n’en fait pas une catégorie fondamentale (au sens de Catégorie millienne [3]), à l’opposé de ce que fait le raciste au sujet de la race racialiste : Hardimon défend un réalisme déflationniste. Bien que la race ne soit pas une réalité fondamentale, ce type de réalisme consiste à « reconnaître l’existence des races minimalistes et la réalité biologique fondée sur la génétique de la race minimaliste, réalité superficielle, mais néanmoins importante » (p. 182). Ce réalisme déflationniste se distingue, à la fois, de l’antiréalisme de celui qui considère que la race racialiste est une illusion biologique, et du constructivisme qui se contente d’affirmer l’existence sociale des races. Position constructiviste, pourtant assez consensuelle, qu’Hardimon va passer au rasoir d’Ockham.
Alors que les constructivistes ne reconnaissent à la race qu’une existence sociale, autrement dit ne lui accordent aucune pertinence biologique, Hardimon admet l’existence de races biologiques humaines, à savoir les races minimalistes. Le concept de race sociale renvoie donc à des « groupes sociaux qui sont considérés comme des races racialistes » (p. 11). C’est, selon l’auteur, un concept émancipateur car il tient compte du fait que la construction sociale des races se fonde sur la croyance que les gens sont membres d’une race biologique. En d’autres termes, il capture, sans les partager, les interprétations biologiques du phénomène de race sociale (voir p. 248-251).
Un partisan de la thèse selon laquelle la race serait exclusivement une construction sociale pourrait faire valoir que les distinctions qu’Hardimon nomme raciales ne seraient fondamentalement que des distinctions sociales. À cette objection, l’auteur répond que ces distinctions peuvent, bien entendu, devenir socialement significatives, mais ce n’est pas la signification sociale qui les rend raciales.
« Cette cartographie conceptuelle du phénomène racial », ainsi que la nomme Magali Bessone, dans sa substantielle et précieuse postface (p. 337), est certainement, dans le champ de la philosophie analytique de la race, « la tentative récente la plus importante et la plus ambitieuse » (ibid.). Comme tout projet ambitieux, il prête le flanc à quelques critiques.
M. Bessone pointe les « limites du réalisme racial minimaliste ». Parmi celles-ci, il en est une à laquelle on ne peut que souscrire. Si la démarche définitionnelle d’Hardimon est précieuse, il paraît nécessaire de la concilier avec une démarche historique qui consisterait à identifier les usages du concept de race dans les cinq derniers siècles, plus précisément sur les « effets racistes souterrains dans le présent » (p. 346).
Pour notre part, sans y voir des « limites », nous voudrions soulever deux questions. La première concerne l’avenir de l’éliminativisme et la seconde, qui n’est pas étrangère à la première, la nature des perspectives que la théorisation d’Hardimon esquisse pour la politique antiraciste.
Kwame Anthony Appiah figure parmi les auteurs les plus souvent cités dans l’ouvrage (au quatrième rang derrière Joshua Glasgow, Noah A. Rosenberg et Richard Lewontin). À de nombreux égards, la position d’Hardimon se construit contre l’éliminativisme d’Appiah (« Le contexte polémique immédiat de ce livre est défini par l’éliminativisme de la race », qualifié de point de vue dominant, p. 11). Or l’éliminativisme, dans la mesure où il ne nierait pas, selon Hardimon, l’existence de races minimalistes, mais seulement, à juste titre, celle des races racialistes, n’aurait pas réellement d’arguments contre la conception réaliste déflationniste d’Hardimon. Cet argument est convaincant. On peut néanmoins se demander si cette dernière a réellement gagné la partie.
La définition minimaliste est-elle parfaitement descriptive ? Le critère visuel, aux États-Unis surtout, n’est-il pas incertain ? Aussi, comme le remarque Appiah, des gens ayant des couleurs de peaux très différentes ne sont-ils pas toujours de races différentes. Dans le même sens, M. Bessone mentionne les phénomènes de passing (des Noirs identifiés comme tels dans le recensement passent pour Blancs, leur race administrative ne correspond pas à leur race perçue).
En réalité, le contraste entre les deux approches, sans être inconsistant, n’est sans doute pas aussi important que le présuppose Hardimon. En fait, Appiah n’est éliminativiste que sémantiquement. Il accorde la plus grande importance à l’identité raciale, en tant que produit de l’assignation subie. Et il est particulièrement soucieux de décrire les effets sociaux et psychologiques de l’étiquette raciale, lesquels influencent fortement le destin individuel. Dès lors, il n’est pas certain que, dans la perspective d’actions antiracistes, les deux approches déterminent véritablement le choix des stratégies (sauf, sans doute, dans le domaine des inégalités de santé où la reconnaissance de la réalité biologique de la race minimaliste permet de prêter attention aux effets médicaux du racisme).
C’est d’ailleurs sur cette question des politiques à conduire pour que recule le préjugé que le livre d’Hardimon nous laisse sur notre faim (même si l’auteur objecterait que tel n’était pas son sujet). En d’autres termes, la reconnaissance de l’existence des races minimalistes constitue-t-elle une avancée en termes d’efficacité de la lutte antiraciste ? On aurait, par exemple, souhaité que soit mentionné le modèle intégrationniste proposé par Elisabeth Anderson, celui-ci étant fondé sur le concept de race minimale, assez proche de celui de race minimaliste.
Repenser la race n’en demeure pas moins une passionnante et audacieuse contribution à une description fine de l’ameublement du monde, en dépit du doute qu’il puisse, comme Hardimon en exprime le souhait, nous rapprocher d’un monde sans racisme.
par , le 3 février
Alain Policar, « Ontologie de la race », La Vie des idées , 3 février 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Hardimon-Repenser-la-race
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[1] Michael O. Hardimon enseigne la philosophie à l’université de Californie à San Diego.
[2] Dans l’ouvrage (publié en 2017), Hardimon parle de concept et non de conception, comme il le fait désormais. Voir « Is Culture essential to Race ? », Sage Journals. Politics, Philosophy and Economics, 26 avril 2024.
[3] La majuscule à Catégorie est de l’auteur. Il s’agit d’insister sur la différence que John Stuart Mill propose entre Catégories réelles, telles que les animaux, les plantes, etc. et divisions secondaires fondées sur des différences de nature relativement superficielles comme les choses blanches qui n’ont pas d’autre propriété commune que la blancheur (voir p. 149).