À propos de : Michel Lallement, L’âge du faire. Travail, hacking, anarchie, Seuil ; G. de Lagasnerie, L’art de la révolte. Snowden, Assange, Manning, Fayard
Le sociologue Michel Lallement explore l’univers des hackers en Californie, les mutations du travail qui s’y élaborent, au risque de le dépolitiser. Un autre ouvrage récent en constitue l’exact pendant : le portrait de figures contemporaines de la désobéissance restitue cette dimension politique mais perd l’ancrage social et spatial de la contestation à l’ère numérique.
Recensés : Michel Lallement, L’âge du faire. Travail, hacking, anarchie (2015), Seuil, « La couleur des idées », 448 p., 25 €. G. de Lagasnerie, L’art de la révolte. Snowden, Assange, Manning (2015), Fayard, « à venir », 220 p., 17 €.
Depuis les années 2000 se multiplient les « hackerspaces », lieux de rassemblements entre passionnés de bricolage numérique, pratiquant le libre échange d’informations et la coproduction entre des innovateurs, aux marges des laboratoires institutionnels, dans une ambiance mêlant l’exhibition de prouesses, le partage volontaire de ressources, l’autodidaxie et les formations mutuelles. Les « hackerspaces » ont essaimé dans la plupart des villes, surtout celles qui sont bien insérées dans la mondialisation et dotées d’un secteur technologique important [1], environ 1700 aujourd’hui. Ils paient généralement un loyer, s’inscrivent dans une nébuleuse en dupliquant des chartes, ont parfois pignon sur rue, en tout cas toujours une inscription légale car ils sont la plupart du temps des associations non lucratives (le plus souvent classées comme « à finalité éducative ») [2], susceptibles par conséquent de recevoir des dons défiscalisés. Ces « laboratoires d’innovations » sont hybrides et s’inscrivent au carrefour d’expériences originales, voire combinent trois types de filiation et d’histoires : la fidélité à une éthique hacker qui a en grande partie mûri dans les années 1980 dans des espaces marginaux, clandestins et a été vécue sur le mode illégal ; l’inscription (plus récente) dans un écosystème d’innovation et d’aide à la création d’entreprise qui privilégie plutôt l’innovation ascendante ; et le retour depuis 2005 d’expérimentations sociétales qui visent à lutter contre le consumérisme, la surconsommation, le gaspillage. Là se côtoient des bidouilleurs, des artistes, des amateurs, des salariés, quelques squatteurs, des militants de la récup’, des promoteurs de l’économie solidaire et du développement durable. Cela dessine des espaces composites s’il en est, tirant leur force d’impact d’ailleurs du flottement dans cette indécision : des laboratoires « ouverts ou pas » comme le condense l’acronyme de l’un des plus fameux d’entre eux en France, le LOOP. Ils sont restreints sur une partie de leurs plages horaires au club des passionnés de numérique, mais tiennent explicitement à rester ouverts sur la ville, parfois 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, avec cuisine et coins pour dormir, se voulant accueillants aux populations précaires, finançant cette générosité, et leur loyer [3], par l’appel au don et la cotisation de membres réguliers bien moins nombreux que les électrons libres, membres de passage.
Objets d’intérêts multiples, les hackerspaces forment depuis 2002 (date où a été lancé le premier d’entre eux, la CBase à Berlin), des observatoires stratégiques souvent qualifiés « d’utopies concrètes », en suivant l’expression inventée par Ernst Bloch [4], ou, de manière sans doute plus juste et en reprenant le vocabulaire de Foucault, d’hétérotopies [5]. Ce second choix souligne qu’il s’agit d’espaces d’expérimentations protégées du regard public, où s’inventent ainsi par tâtonnement, dans des angles morts, à l’écart des conventions dominantes, de nouveaux modèles de vie. De vie : c’est-à-dire à la fois d’édification d’une nouvelle éthique personnelle, de formes d’organisation la plupart du temps inspirées des principes anarchistes de démocratie directe ou d’autogestion, de pratiques expressives, de figures du travail, de nouvelles façons d’avancer et de se faire avancer de l’argent et donc de « faire capitalisme », mais au-delà aussi de nouvelles façons de manger, de se chauffer, de vivre sa sexualité, de conduire sa vie, etc. C’est dire tout l’intérêt d’ouvrages consacrés à ces « blind zones », comme ceux de Geoffroy Lagasnerie ou de Michel Lallement.
Travail à soi, travail pour soi
L’ouvrage de Michel Lallement analyse à travers une enquête ethnographique de près d’un an le fonctionnement de l’un de ces lieux, ni le premier ni le plus grand, mais sans doute le plus célèbre : le hackerspace de San Francisco Noisebridge. L’auteur y a fait une observation participante, tout en s’assumant auprès des membres sous son vrai statut de sociologue, et en livre une description inspirée par la théorie des « mondes sociaux » de Anselm Strauss, bien qu’elle présente la particularité de se constituer depuis une position de novice peu familier du bricolage informatique et ignorant en programmation : une sorte de position de « watch-queen » [6], qui a donné ses lettres de noblesse à l’ethnographie urbaine et à la grounded theory, mais peu en phase avec les schèmes de raisonnement intellectuel qui font l’éthos de la programmation en mode ludique et farceur. En l’occurrence, Michel Lallement s’est intégré à ces mondes depuis le staff affecté aux cuisines, plus précisément en s’essayant à la culture artificielle de champignons dans l’atelier « pleurotes ». Cela fait un contraste fort avec l’ouvrage important que Gabriella Coleman a consacré aux hackers, qui examinait à l’inverse, dans une perspective issue de l’interactionnisme symbolique [7], les « jeux avec la machine » de ces bricoleurs farceurs, qui visaient à voir comment cette « intelligence de la réalité » pouvait être cristallisée dans une « culture » à partir de la circulation de traces expressives. Le choix est ici fait, au contraire, de ne pas s’y intéresser et d’en rester à une sociologie de l’activité délibérément expurgée de toute approche pragmatique. Il s’agit de se centrer sur les principes sociaux de division (genre, classe, âge) qui structurent le groupe, sans accorder d’attention aux processus de « l’engagement » dans les tâches ni aux modalités de construction et de réalisation des « projets » [8].
De plus L’âge du faire se cantonne délibérément, et de manière très stricte, à l’une des nombreuses questions qui se nouent dans ces espaces : celle des mutations de la figure du travail associées à ce qui s’y esquisse. Le livre s’inscrit ainsi dans le sillage d’André Gorz, dont il reprend à son compte l’intuition, pensée en 1980 dans Adieux au prolétariat, que les hackers inventeraient une « sphère de l’autonomie ». Les hackers ne réduisent pas le travail à une action située, ils en font un « travail pour soi ». Ils expérimenteraient donc cette « sphère de l’autonomie » vantée par le penseur sartrien, et qui consiste à produire, de façon autonome, hors marché, seuls ou librement associés, des biens et services matériels et immatériels, non nécessaires mais conformes aux désirs, aux goûts et à la fantaisie de chacun. Le livre de Michel Lallement est ainsi spécifique parmi les réflexions sur l’autonomie au travail. Avec les hackers, on passerait du « travail à soi », bien vu par des auteurs comme G. de Terssac ou Ph. Bernoux, et caractérisé par la capacité de collectifs ouvriers à retourner et à reformuler les règles venues du haut, au « travail pour soi » (408-9), consistant à donner à l’activité un sens intrinsèque, à faire de la situation de travail un monde ouvert, et à privilégier la régulation par la délibération collective et la recherche de consensus. D’une certaine manière, l’ouvrage rejoint des conclusions déjà établies, notamment par les collègues de l’auteur au laboratoire LISE du CNAM, auprès d’individus moins « originaux » que les hackers : les salariés des grandes entreprises de services et de conseils en informatique. Isabelle Berrebi-Hoffman relevait déjà que s’y inventaient les traits d’un « travail pour soi » autour des principes d’horizontalité, de convivialité, d’implication expressive, mais aussi de surveillance sociale par les pairs et de concurrence interne entre salariés.
Le livre se focalise sur l’articulation entre éthique hacker, conduite de travail et rapport au marché. Il le fait en quatre parties. La première retrace l’histoire de Noisebridge, en le situant dans le « creuset californien » qui fit transmuer la contre-culture en cyberculture : cette partie reprend beaucoup les analyses brillamment faites en 2006 par Turner [9] ; elle rappelle aussi succinctement l’histoire du mouvement plus récent des Makers, né en 2005 sous l’impulsion de l’entrepreneur Dale Dougherty qui a créé un magazine faisant l’apologie de l’imprimante 3D et des contrôleurs électroniques bon marché. La deuxième partie analyse comment les 700 membres de passage de Noisebridge « font communauté », organisent le vivre ensemble, se regardent travailler, et tranchent leurs conflits. La troisième partie synthétise des tranches de vie de hackers, en observant comment ils articulent leur passion technologique, une éthique de la liberté d’échange de l’information et leur rapport tolérant au marché. La quatrième partie est une synthèse qui porte la conclusion de l’auteur, sur l’autonomie du « travail pour soi ».
Une forme d’individualisme positif
L’auteur retrouve dans ce lieu la logique des « adhocraties », ces organisations créatives que Mintzberg opposait à la bureaucratie professionnelle [10], mais sur un mode plus déchaîné : une collaboration fluide et volontaire sans qu’il y ait un but préétabli à l’activité. Les hackers feraient leur miel de l’idée proudhonienne qui reconnaît l’existence d’une force productive liée à la capacité des hommes à s’associer (p. 232). Mais leur fonctionnement suppose, en plus, deux choses. D’une part, l’importation de certaines des règles issues de l’anarchisme, notamment de la démocratie directe et de la production de consensus. Sinon, la contradiction serait très forte entre les règles du « do it » (la prime donnée à l’initiative individuelle) et les impératifs inhérents à la cohabitation en un même lieu. Par exemple, donner le pouvoir à ceux qui utilisent leur temps et leur énergie pour mettre leurs idées en acte implique aussi de lutter contre la tyrannie du « bon vouloir » et de produire des règles procédurales, démocratiquement constituées et révocables en assemblées. On trouve ainsi dans Noisebridge beaucoup de règlements, et d’autocollants qui les rappellent.
D’autre part, et surtout, en termes d’organisation, c’est le sentiment d’appartenance, plus que l’interconnaissance, qui fait l’efficacité de ces lieux. Les hackers se structurent ainsi autour d’une construction identitaire (pour exister socialement, il faut être identifié) : principalement un nom et un logo pour le lieu collectif, et un nom individuel faisant référence à la culture. On peut notamment mettre l’accent sur un rite, celui des « Five Minutes of Fame », où les volontaires exposent ce qu’ils veulent chaque semaine, et sur des objets, qui font la fierté du collectif parce qu’ils portent la trace de moments d’effervescence. Ainsi, ce « fauteuil roulant télécommandé en langage informatique Python avec un bras joystick », dont l’auteur raconte à quel point il soulève le rire, tant il est inénarrable. Mais ce qui organise le mieux cette construction organisationnelle, sur un mode identitaire, c’est le contre-mimétisme, la subversion symbolique d’institutions qui servent de repoussoir (p.407), parmi lesquelles l’université et la bureaucratie de la grande entreprise. Ainsi, contre l’organisation universitaire par conférences, les hackers font des unconferences (p. 205-6). Contre l’organisation des grandes entreprises, les hackers font un bazar. Ce contre-mimétisme est une réaction subversive contre les organisations bureaucratiques qui dominent encore les mondes marchands et non marchands (p. 210), sinon même une réaction à la société salariale dont l’auteur décèle la critique larvée en suivant les textes de Robert Castel, une volonté de retrouver une forme d’individualisme positif que l’auteur réfère aux analyses de François de Singly.
Une analyse en Californie
La principale leçon de l’ouvrage de M. Lallement reste toutefois très étonnante. Alors que d’autres héritiers de Gorz verraient dans ce que font les hackers une critique assez directe de l’existence même du travail, une figure de la « fin du travail » [11], voire une sortie hors du capitalisme, la thèse ici est que les hackers se frottent avant tout assez harmonieusement au marché et aux contraintes de la vie financière. Le livre distingue ultimement quatre figures de hackers, sur la base d’une analyse qui repose sur la compréhension des « significations » qu’une centaine de familiers de Noisebridge donnent à leur activité à travers les tranches de vie livrées au sociologue. L’auteur importe la métaphore religieuse dans l’activité de ce groupe. Il oppose quatre idéal-types (p. 308-320) : ceux qui consacrent l’essentiel de leur temps au « faire » et valorisent le marché, appelés « hommes de la vocation-profession », ceux qui, tout en consacrant l’essentiel de leur temps au « faire », ne font que s’accommoder passivement au marché, appelés « virtuoses », les membres occasionnels qui ne pratiquent le bricolage qu’en contrepoint d’autres travaux professionnels, appelés « convertis », et les occasionnels qui ont des occupations à côté, qui sont appelés « fidèles ». Ces quatre figures, jugées idéal-typiques du nouvel « art du faire », sont présentées comme compatibles avec le marché. « Certains hackers acceptent de composer sans enthousiasme avec cette institution sociale, tandis que d’autres en font un support privilégié pour la valorisation de leur travail » (p. 310).
On peut y voir une clef de voûte du livre, qui forme comme une sorte « d’interprétation déceptive » du monde hacker. D’une part, la plus grande part des régulations internes à Noisebridge semble donner une priorité aux « faiseurs » sur les « militants », aux « techies » sur les « anarchistes », bref, aux geeks sur les hobos. Le livre fourmille d’anecdotes sur les « marges » et les conflits, aux marges, des hackers avec le personnel subalterne : militante éreintée ayant roulé sa bosse dans la contre-culture et devenue sans abri, SDF qui veulent dormir et se faire à manger et, parce qu’ils ne respectent pas bien le prétexte du « hack » en cuisine, sont objets de stigmates, bouddhistes qui font des autels à prière, galériens (au sens de travailleurs pauvres) qui font des bocaux de vinaigre pour les vendre sur le marché, toute une foule bigarrée du « bas peuple » de la côte Ouest qui cohabite difficilement avec l’élite technophile tenant les lieux.
Sans doute ce bilan, assez décevant quant aux possibilités émancipatrices de ces lieux, est-il dû à un biais d’ancrage, l’étude ayant été menée dans un endroit qui a privilégié de longue date la proximité avec l’écosystème industriel, qui plus est dans une région, la Californie, dominée par la pensée libertaire [12], et dans un cadre libéral d’omniprésence du marché. Cet endroit est sans doute atypique parmi les hackerspaces. Des résultats différents auraient été probablement obtenus si l’on s’était centré sur le hackerspace anarchiste d’Ivry-sur-Seine TMP Lab, sur un centre social italien ou sur le Chaos Computer Club allemand. Dans d’autres espaces en effet, s’esquissent non les renouvellements prochains du capitalisme, mais l’expression d’une contestation de l’État, du monopole des experts industriels sur la politique scientifique, de la généralisation de la surveillance de la population par le contrôle des appareils électroniques, ou encore de l’existence même de la propriété privée.
On ne sait pas d’ailleurs très bien si, pour l’auteur, ce « bazar » ne masque pas finalement, sur le plan politique, un pouvoir phallocratique homophile socialement, sinon gérontocratique. La reprise par Michel Lallement de la thèse de Freeman et Moffatt [13] selon laquelle, dans les communautés intentionnelles anarchistes, ce sont toujours les mêmes, les anciens, qui contrôlent les ressources (p. 278-280 et p. 282), peut en effet le laisser penser. Les « hackers » sont davantage dépeints comme les produits d’une frustration (p. 105), propre à un déclassement social, ou à une déception narcissique liée à un surinvestissement parental dans leurs années de scolarité, qui se serait progressivement retourné, dès le collège, contre leurs résultats scolaires. Des petits génies précoces lors de leur enfance, mais ayant subi une désillusion, une crise, à l’adolescence, lorsque les autres enfants ont cessé d’admirer leurs compétences et qu’ils se sont sentis mis à l’écart (p. 326). Là encore, on peut s’interroger sur la possibilité de généraliser ce constat, vrai sans doute dans le cas de Noisebridge. Car les figures populaires du monde hacker, parallèlement, existent, ont leur audience et leur public, qui est large, notamment auprès des Anonymous. Depuis 2008, des expériences socialement innovantes ont été lancées dans de nombreux hackerspaces ; elles se multiplient notamment depuis 2008, comme la Hacker School aux USA, ou simplon.co en France, et plus récemment encore l’école 42 de Xavier Niel. Ces lieux-ateliers, innervés par la culture hacker et disposant l’activité sur la modalité du « faire », s’instituent comme des passerelles de la « seconde chance », des bouées de sauvetage pour « décrocheurs » ou « absentéistes » du lycée et de l’université, autour du thème de l’e-inclusion, de l’accès prioritaire aux non-diplômés, aux personnes originaires de quartiers populaires, aux demandeurs d’emploi, aux allocataires de minimum sociaux. Autour des hackerspaces, se tissent ainsi des lieux d’apprentissage, qui visent à compenser la détérioration tendancielle, depuis 30 ans, de l’enseignement de la technologie dans les principaux pays occidentaux. Elles posent d’ailleurs la question difficile de l’articulation entre la lutte contre les inégalités de genre et la lutte contre les inégalités de classe sociale.
La « part maudite » de la révolte
Au-delà, on peut se demander si la froideur du constat ne reflète pas un choix théorique discutable, qui consiste à évacuer hors de l’analyse les pratiques de contestation et, précisément, parmi les actes de démontage ou de destruction, les pratiques illégales. Faire des hackers les apôtres du faire, c’est alors oublier une dimension fondamentale de leur pratique : la curiosité inquiète pour les technologies de contrôle, l’idée d’ouvrir les choses, de les « fendre » à la hache (hack), et de pirater les télécommunications [14] pour susciter une prise de conscience. Détruire plutôt que faire. Explorer plutôt que construire. Les hackers ne cherchent pas tant à construire qu’à explorer, au ras du sol, ce qui constitue les fondements non questionnés de notre démocratie : qu’est-ce, vraiment, que « l’anonymat » ? Qu’est-ce que la « propriété intellectuelle » ? Ils appellent en cela le regard des sciences sociales, parce qu’en déplaçant la description du monde ils se situent aux marges de la légalité, brouillant les frontières entre l’action innovante et la pratique illicite. D’ailleurs, en un sens large, la culture hacker donne une dimension technologique à la figure du « banditisme social », qui cherche à prendre aux pouvoirs et aux monopoles pour redistribuer un peu de capital (de savoir, de pouvoir, de richesse) aux multitudes éparpillées qui constituent le peuple de la « longue traîne ».
Ces nouvelles figures de subjectivité politique, inventées par les hackers, sont aussi travaillées dans une autre parution, concomitante, l’essai de Geoffroy de Lagasnerie L’âge de la révolte. Snowden, Assange, Manning. Il constitue l’envers parfait du livre de M. Lallement : il se centre sur la radicalité d’un geste politique, non sur des pratiques normalisées dans un espace légal. L’originalité de ce second ouvrage, qui porte sur la critique de la notion de « secret d’État » par trois personnages devenus à la fois héros et martyrs, a pour originalité de faire des hackers les inventeurs d’une subjectivité politique neuve, parce que faisant le choix de se désinscrire de la plupart des scènes habituelles de l’apparition dans l’espace public. En promouvant la « fuite », en faisant de la migration une politique, en se cachant, les hackers rompraient avec un impensé du contractualisme, qui laisse indiscutée la soumission spontanée et implicite à l’institution nationale et au bienfait du droit. En livrant des traces sur un mode « anonyme », ils refuseraient de comparaître auprès des institutions politico-judiciaires, récusant la légitimité de leur verdict. Ils repousseraient ce qu’acceptent encore un peu les désobéisseurs civils : reconnaître la légitimité de la punition et se laisser punir. En refusant de « signer » leurs actes, en agissant cryptés et masqués, les hackers pourraient ainsi vouloir se libérer des contraintes liées à l’injonction d’entrer en relation avec l’autre. Cet autre peut être l’adversaire, avec lequel on refuse de se voir imposée une entrée en dialogue, en diplomatie et en controverse, ou le pair, avec lequel on refuse que se nouent les jeux d’attachement et d’identification qui sont au fondement de l’éthique de la reconnaissance. En agissant ainsi, ils constituent selon l’auteur des blocs purs de solitude et de révolte (p.138-140), désentrelacés des formes classiques, ou « instituées », de la contestation. Ce mouvement de désinscription hors de l’espace et du temps social peut être vu aussi comme une possibilité d’élargir l’espace de la contestation, en faisant naître des germes de protestation hors des lieux institués où celle-ci prend des formes réglées. Ainsi s’inventent avec les hackers une nouvelle figure de militants : celle constituée de gens installés, des insiders : médecins, banquiers, informaticiens bien payés.
Que conclure de la comparaison de ces deux ouvrages ? Lagasnerie, contrairement à Lallement, voit bien ce qui, dans la pratique numérique, défait les logiques d’identification, spatiale, nationale, juridique : ce qui excède l’institution. Cet « excédent », quel est-il ? Il est d’abord ce qui émancipe la pratique de l’espace des limites du territoire : un arrachement, par le réseau informatique crypté, au cantonnement dans un cadre local, cantonnement auquel étaient traditionnellement limitées les utopies du XIXe siècle (qui dépassaient rarement la taille de 300 personnes). L’excédent est aussi cet excès de l’utopie par rapport aux compromis induits par sa nécessaire inscription dans un monde tangible, fait de territoires, et soumis au monopole de la violence physique légitime par des États. Comment prendre en compte ce double débordement dans une analyse sociologique ? Comment faire une sociologie véritable des « utopies concrètes », sans les confondre avec une analyse de la normalisation de ces pratiques dans des « hybrides » assujettis à des contraintes légales et policières ? Cette « part maudite » de la révolte, difficile à prendre en compte dans une approche empirique, est pourtant bien présente en filigrane dans les lieux visités par Michel Lallement. Jakob Appelbaum, membre du bureau de WikiLeaks, ennemi public numéro 1 du gouvernement des USA, est l’un des trois cofondateurs de Noisebridge. Le lieu fait l’objet de visites régulières du FBI, et certaines de ses activités, certains de ses membres, sont passibles de la législation antiterroriste. Ils sont souvent interrogés, parfois menacés, enlevés ou détenus, structurant une hostilité face à l’État. M. Lallement a pourtant choisi de se centrer sur la face « légale », en répétant comme principe de méthode tout au long de l’enquête que « les hackers ne sont pas des crackers ». Mais n’est-ce pas valider de manière rapide un discours de façade, produit par certains membres du groupe pour la devanture ? Ou plus simplement, se désinvestir des questions politiques qui touchent à la propriété privée et à la surveillance ?
Explorer, découdre, recoudre – le triangle de l’innovation
Cela nous conduit réfléchir au rôle que pourraient tenir les sciences sociales dans l’étude de ces espaces. Il est évident que ces hétérotopies sont cruciales pour comprendre ce qui trouble notre présent, et pour dessiner la manière dont une société se renouvelle, en oscillant sous l’appel de ces futurs alternatifs. D’un côté, prendre comme objet d’analyse le « principe positif » (Lagasnerie) qui structure la nouveauté d’une politique est insatisfaisant, car il est difficile alors d’envisager comment les individus articulent ces « lendemains qui chantent » à un territoire et à un « jour d’après ». Comment ces gestes sont-ils spatialisés ? L’analyse reste quelque peu en apesanteur. De l’autre, étudier les ancrages spatiaux, forcément contextuels et locaux, de cette révolte est utile. Mais, dès lors, faut-il se fier à une enquête qui, en voyant les compromis entre un geste radical et des inscriptions légales et spatiales, en rappelant le poids des déterminismes sociaux, ne se saisit pas de la « part maudite » de la contestation ?
Les pistes de travail que l’on pourrait dessiner, sur la base de cette confrontation, pourraient être d’être attentifs à la différence entre la formation de subjectivité et la dynamique d’intériorisation de la critique au principe du renouvellement du capitalisme. La révolte et le travail. Il serait ainsi utile de s’intéresser de manière documentée et compréhensive aux différentes dimensions que prend le « rejet de l’assujettissement » trop rapidement sublimé dans l’air de la révolte. Qu’est-ce qui distingue les soulèvements contre la dimension juridique (l’ordre du droit), contre la dimension nationale (l’ordre du patriotisme), et contre la dimension étatique ? Qu’est-ce qui chez les hackers entretient une critique de l’identification de l’espace au territoire, et préfigure une nouvelle topologie, une pensée neuve des lignes et des surfaces, et du lien à distance [15] ? C’est par le refus d’écraser l’une sur l’autre ces quatre dimensions de l’État, du Droit, de la Nation et du Territoire que se forment les subjectivations collectives des hackers ; elles sont pourtant étrangement confondues dans l’ouvrage de Lagasnerie, qui emporte toute référence précise à la réalité des expériences dans le tourbillon d’une critique radicale, qui devient un peu de papier, comme de « l’art pour l’art », vindicative mais peut-être incantatoire.
Finalement, il s’agit de se demander comment être encore plus, et mieux, wéberien. Comment comprendre les formes émergentes sans que disparaisse leur objet ? Faut-il partir, comme le fait Lagasnerie, des « luttes » qui se dégagent autour de ces espaces, pour tenter d’en saisir la positivité interne et immanente, en le faisant parfois à l’insu de ce que disent celles et ceux qui s’y trouvent impliqués ? À l’inverse, faut-il partir de lieux définis, au risque d’en faire une analyse finalement durkheimienne [16], centrée sur les principes (souvent implicites) de vision et de division de ses membres ? Dans ce cas, comment prendre en compte l’opposition entre les dynamiques critiques et leur normalisation dans les formes légales ? Des enquêtes sur la face « sombre » de ces univers, certes bien plus difficile d’accès que les hackerspaces ouverts au passant, seraient ici très utiles. Comment par exemple sont fabriqués les virus et les attaques [17] ? Comment s’articule à l’économie cette délinquance informatique ? Dans toutes ces analyses, ce qui est perdu, c’est la manière dont les hackers, finalement, explorent les connexions entre objets et institutions qui font tenir le monde, de manière à en rendre à nouveau saillante la vulnérabilité. Au-delà de « vitrines » de l’innovation, un forage, de faux raccords et des accrocs. Les hackers mettent à l’épreuve ces fondements auxquels nous prêtons souvent une confiance institutionnelle aveugle, et qui doivent pourtant sans cesse être remis en chantier – « anonymat », « propriété », « sécurité », etc… Cette exploration des vulnérabilités, cette assomption de la condition de fragilité de nos démocraties et de la posture de précarité qu’elles réclament de ceux qui en prennent soin, c’est un peu cela qui est perdu dans ces deux ouvrages, qui ne voient que des luttes déjà là ou du travail en train de se refaire. Or l’innovation prend de plus en plus la forme d’un triangle, entre les ingénieurs qui fabriquent, des hackers qui décousent (ou veulent en découdre), et des utilisateurs contributeurs qui recousent autrement. Un tel monde est touffu, cela fait sans doute trop de sujets pour un seul homme, d’où ce paysage un peu éclaté des analyses.
Nicolas Auray, « Hackers à l’ouvrage »,
La Vie des idées
, 27 avril 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Hackers-a-l-ouvrage
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[1] S. Sassen, 2006, « Vers une analyse alternative de la mondialisation : les circuits de survie et leurs acteurs », Cahiers du Genre, n°40, p. 67-89.
[2] En 2012, selon un rapport de la FING (« Tour d’horizon des FabLabs, F. Eychenne), seulement 51% des 150 « ateliers de fabrication numérique » recensés sur le sol français étaient d’origine associative, mais ils étaient tous appelés « hackerspaces », car ceux qui avaient le statut d’entreprises ou de laboratoires de grandes écoles étaient appelés respectivement « techshops » ou « fablabs ». 70% de l’ensemble de ces lieux français étaient ouverts au public ½ journée par semaine.
[3] En France, ils s’inscrivent dans une économie de la précarité puisqu’ils obtiennent des loyers à tarifs préférentiels par le biais de conventions d’occupation précaire (formant ainsi des « squatts légalisés »). En contrepartie de cela, ils sont forcés de nomadiser en différents lieux de la même métropole, et cela tous les 6 mois.
[4] Pour une reprise de la notion d’utopie concrète forgée par Bloch dans Le principe espérance (1954), cf. Sébastien Broca, 2013, L’utopie du logiciel libre. Du bricolage informatique à la réinvention sociale, Neuvy-en-Champagne, Le Passager clandestin.
[5] Foucault, M., conférence de 1966, retranscrite dans Les hétérotopies. Le corps utopique, Lignes, Fécamp, 2009.
[6] Laud Humhreys, 1965, Le commerce des pissotières (traduction française 2007 par H. Peretz, La Découverte) : watch queen, pointeur, pointé, etc.
[7] L’ouvrage de Coleman, Coding Freedom. The Ethics and Aesthetics of Hacking, (Princeton University Press, 2012), qui s’inspire du constructivisme social de Berger et Luckman, consacre de nombreuses pages aux joutes marquées par l’échange d’écrits en langage de programmation, et aux métamorphoses matérielles du code informatique (sur des T-shirts, dans des musiques, etc.).
[8] Pour une analyse de l’engagement au travail de techniciens informatiques, cf. A. Bidet, 2011, L’engagement dans le travail, PUF, Paris. Pour une approche unifiée en sociologie pragmatique de l’action, cf. L. Thévenot, 2010, L’action au pluriel, La Découverte, Paris.
[9] Turner, F., 2006, From Counterculture to Cyberculture : Stewart Brand, the Whole Earth Network, and the Rise of Digital Utopianism, Chicago (Ill), The University of Chicago Press. Traduction française Laurent Vannini, 2012, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un home d’influence, Caen, C&F.
[10] H. Mintzberg, 1982, Structure et dynamique de l’organisation, Éditions d’Organisation.
[11] Cf. dans une inspiration opéraïste et négriste, Corsani ou Lazaratto (qui voit au contraire l’émergence d’un âge de la paresse) ; ou, dans une inspiration anarchiste, cf. le chapitre assez bien documenté sur les hackers et reposant sur un témoignage de première main écrit dans À nos amis, par le groupe de Tarnac (La Fabrique, 2015).
[12] Sur le lien Silicon Valley et libertariens : H. Lebret, Silicon Valley. L’émancipation par l’argent ; sur l’histoire de la Silicon Valley, cf. Lecuyer, Making Silicon Valley. Innovation and the Growth of High-Tech 1930-1970.
[13] Freeman « The tyranny of structureness », IC.org ; Gary Moffat, “Community Axioms”, Communities, n°11, déc. 1972, pp. 6-7.
[14] Un moment rituel des hackerspaces : les ateliers « woot devices », woot étant un terme signifiant « We Owned Other Team », « on a terrassé l’équipe adverse », et renvoyant à la contraction entre wow et root, joie et contrôle de la racine d’un système, ou bien tout simplement à l’énergie pulsionnelle, à la prédation : « wow, loot ! »
[15] Pour une étude du rapport entre le numérique et une nouvelle pensée de l’espace cf. B. Beaude, 2012, Internet. Changer l’espace, changer la société, FYP éditions.
[16] Michel Lallement est un fin connaisseur de l’œuvre de Max Weber (Tensions érotiques 2013), et son analyse du lien entre l’éthique « hacker » et la transformation du travail reprend des passages de l’analyse wébérienne de Pekka Himanen qui voyait chez les hackers un rejet de l’éthique puritaine de la besogne (L’éthique hacker. L’esprit de l’ère de l’information, 2001, Exils). Toutefois, c’est beaucoup vers Durkheim que se tourne ce dernier ouvrage, et de sa sociologie des Formes élémentaires de la vie religieuse, dont une citation constitue l’épigraphe du livre.
[17] Pour une esquisse de ce genre d’études sur les virus, cf. le dernier numéro (64) de la revue Terrain intitulé « Virus » (2015).