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Grands et petits diplomates

À propos de : Vincent Pouliot, International Pecking Orders : The Politics and Practice of Multilateral Diplomacy, Cambridge University Press


par Médéric Martin-Mazé , le 9 mars 2017


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La diplomatie multilatérale favorise-t-elle l’égalité entre États ? À partir d’une comparaison entre l’ONU et de l’OTAN, Vincent Pouliot montre que la scène internationale est structurée par des logiques hiérarchiques dont les diplomates peinent à s’extraire.

Recensé : Vincent Pouliot, International Pecking Orders : The Politics and Practice of Multilateral Diplomacy, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, 352 p.

Pour nombre d’internationalistes, en l’absence d’autorité centrale, les rapports entre États constitueraient un environnement anarchique où le recours à la violence est toujours possible. Dans cet ouvrage, Vincent Pouliot soumet à son tour ce postulat fondateur à examen empirique. Il met notamment au jour la hiérarchie qui s’instaure entre les diplomates en poste aux sièges de l’ONU et de l’OTAN. En se montrant plus compétents que d’autres, certains font une différence dans la conduite des affaires mondiales. Cette différence ne se réduit ni à des coups de génie individuels, ni à la puissance de l’État qu’ils représentent. Le principe d’égalité souveraine sur lequel repose l’édifice multilatéral masque une inégalité réelle entre États dont la reproduction tient d’un miracle qu’il s’agit d’élucider.

L’auteur formule son étonnement sociologique et son cadre théorique en des termes empruntés à Pierre Bourdieu. La première partie de l’ouvrage situe l’appareillage théorique dans le champ disciplinaire. Le livre se place ainsi dans la continuité du « tournant pratique », dont V. Pouliot s’est fait l’un des promoteurs les plus actifs. Selon ce courant, on rend mieux compte des relations internationales en partant de ce que font ses acteurs : diplomates, activistes, migrants, etc. Cette idée semble aller de soi en France, où les approches sociologiques sont bien ancrées. Elle est pourtant révolutionnaire dans le champ nord-américain où un tel « réductionnisme » a encore mauvaise presse.

Une sociologie de l’ONU et de l’OTAN

Professeur associé à l’Université McGill de Montréal, V. Pouliot paraît bien placé pour faire travailler la sociologie des relations internationales « à la française » sur un objet dont la science politique nord-américaine s’est emparée depuis longtemps : les organisations internationales. Comme ces dernières permettent aux États de se coordonner, elles tiennent une place de plus en plus centrale dans le système international. Ce sont plus précisément les représentations diplomatiques (les institutions permanentes des États membres auprès des organisations internationales) qui retiennent l’attention de l’auteur. Loin d’être de simples « courroies de transmission » (p. 34), celles-ci forment des « bulles autoréférentielles » (p. 35-37) partiellement closes sur elles-mêmes, où se fabriquent les politiques mondiales.

Contre les approches libérales selon lesquelles le multilatéralisme effacerait les différentiels de puissances entre États, V. Pouliot maintient qu’il reproduit des « ordres sociaux hiérarchiques » (pecking orders). Pour comprendre d’où vient cette stratification qui s’établit entre les États et leurs diplomates, l’auteur fait porter l’analyse sur les manières de faire de ces derniers. Dans leurs interactions quotidiennes, ils luttent pour faire reconnaître leur maîtrise pratique par leurs pairs. Aussi est-ce du caractère public des pratiques que naissent des inégalités durables entre ceux qui réussissent et ceux qui échouent. Si les interactions entre diplomates demeurent un point d’entrée incontournable dans les pratiques multilatérales, V. Pouliot ne souhaite toutefois pas en rester là. Il abandonne donc la geste goffmanienne de la première partie pour construire le reste du livre comme le mouvement d’une caméra qui dé-zoomerait lentement.

Le sens du placement diplomatique

La deuxième partie de l’ouvrage est ainsi consacrée à l’étude du sens du placement des diplomates. Ce dernier consiste à incarner au mieux le statut qu’un État tire de sa position dans le système international, tout en jouant selon les règles de chaque forum multilatéral (p. 78). En d’autres termes, les attributs de la puissance n’ont d’efficacité qu’en fonction des logiques pratiques inscrites dans chaque organisation d’une part, et du sens pratique qui permet d’autre part aux représentants permanents de plus ou moins bien appréhender ces logiques. Pour illustrer cette première thèse, V. Pouliot se tourne vers la renégociation du concept stratégique de l’OTAN en 2009-2010 – document-clé qui définit le but que poursuit l’alliance dans son environnement stratégique.

Les États-membres s’opposent à l’époque sur le retrait des armes nucléaires américaines du continent européen. C’est paradoxalement l’ordre hiérarchique de l’OTAN qui permet la formation du consensus sans lequel l’alliance ne peut prendre de décision. Parce qu’ils occupent une place inférieure dans la hiérarchie entre alliés, les membres opposés au nucléaire sont amenés à nuancer leurs ambitions initiales. Surtout, le secrétaire général de l’OTAN reprend les positions des pro-nucléaires dans les documents de négociation qu’il rédige. En lisant ainsi l’ordre hiérarchique, il favorise le ralliement au consensus. Sa lecture, toutefois, doit demeurer mutique : si chacun sent que certains sont « plus égaux que d’autres », nul ne peut le reconnaître explicitement sans éventer le mythe de l’égalité souveraine sur lequel repose l’alliance.

Les cliques du multilatéralisme

La troisième partie du livre prend pour objet les configurations sociales du multilatéralisme. Les représentations permanentes forment une « clique » ou chacun se connaît, ce qui incite les diplomates à séparer disputes personnelles et différends diplomatiques, surtout quand ces derniers résultent des instructions reçues depuis les capitales. Le microcosme multilatéral est ainsi encastré dans une structure diplomatique plus large, qui relie chaque représentation à sa capitale. Aussi les diplomates risquent-ils d’être marginalisés par les démarches bilatérales que les capitales peuvent entreprendre pour coordonner leurs positions sur certains dossiers. Le multilatéralisme suscite des regroupements dans lesquels les négociateurs peuvent jouer plusieurs rôles, dont celui de président. Les présidences coordonnent les positions entre les membres et négocient avec les autres groupes. Elles sont les « gardiennes de l’ordre hiérarchique » (p. 150) qu’elles doivent respecter sous peine de susciter des contestations.

La réforme du Conseil de sécurité de l’ONU offre un point de vue unique sur la stratification du multilatéralisme, puisque « nulle part ailleurs les États ne débattent aussi explicitement de l’ordre hiérarchique international » (p. 154). À partir de 2007, la proposition de réforme du Conseil de sécurité peut être votée aux deux tiers d’une assemblée plénière informelle. En droit, ce seuil critique parait alors à portée des pays en développement qui sont largement majoritaires à l’Assemblée générale. Mais en pratique, la réforme achoppe sur la question de savoir si les nouveaux membres permanents peuvent ou non bénéficier du même droit de veto que les membres permanents historiques. Le groupe des quatre (Allemagne, Brésil, Inde et Japon) y est favorable, tandis que le groupe des membres « Unis pour le consensus » (Italie, Argentine, Pakistan, etc.) s’y oppose. L’emprise des deux groupes est si puissante qu’elle interdit tout rapprochement. Une fois la position du groupe arrêtée, il est impossible pour la présidence de s’en écarter pour négocier une convergence avec un autre groupe. Aussi l’échec de la réforme résulte-t-il d’une logique endogène à l’ONU.

Quels sont donc les attributs de puissance que les États transmettent aux diplomates quand ceux-ci les représentent à la table des négociations ? Les États peuvent d’abord contribuer au fonctionnement matériel de l’organisation multilatérale. Ils déterminent ensuite les ressources humaines de la représentation permanente. Enfin, certaines lignes diplomatiques sont plus adaptées que d’autres aux ordres multilatéraux. Le rôle du « bon citoyen » qui recherche activement les compromis multilatéraux aux disputes internationales permet ainsi de gravir les échelons de l’ordre multilatéral.

Une méthodologie originale

V. Pouliot termine son enquête en mettant en évidence les structures sociales de l’ONU et de l’OTAN. Pour ce faire, il applique une analyse de correspondances multiples (ACM) à une base de données d’États participants. Les ACM permettent de voir, dans un plan bidimensionnel, comment se distribue une population statistique décrite par des variables qualitatives. Elles sont souvent utilisées en sociologie pour construire les oppositions qui structurent des espaces sociaux. L’objectif de l’auteur est ici de « capturer le plus possible de dimensions structurantes de la politique internationale » (p. 212) pour comprendre comment celles-ci tiennent ensemble dans le « champ multilatéral des États » (p. 153). Les ACM permettent par exemple de montrer que les contingents de casques bleus n’exercent pas autant d’effet sur le statut des États membres que la qualité de leurs missions permanentes. Les plus gros contributeurs compensent leur positionnement médian dans la structure, tandis que les dominants peuvent se permettre des contributions tendanciellement plus faibles. Finalement, le champ de l’ONU se structure en fonction de la richesse ou la pauvreté des États-membres, et de leur alignement ou non sur l’Occident. Celui de l’OTAN se divise entre membres anciens et récents d’une part, militaristes et pacifistes d’autre part.

C’est avec quelques hésitations que V. Pouliot fait surgir ces deux oppositions. Aussi se garde-t-il de nommer les axes des plans factoriels que les ACM dessinent, alors que c’est souvent ainsi qu’on met en lumière l’économie des luttes qui commandent l’espace étudié. On saura gré à l’auteur d’avoir introduit, de manière succincte et claire, cette procédure de visualisation des données auprès d’un public d’internationalistes mainstream nord-américains. L’usage qu’il en fait pourra néanmoins laisser dubitatifs les lecteurs pour qui les ACM servent tout autant à porter au jour des clivages structurants qu’à montrer comment les « choses tiennent ensemble ». Cette réticence à utiliser pleinement le potentiel des ACM fait écho à l’absence de théorisation structurale de luttes que V. Pouliot réduit au modèle du concours, c’est-à-dire à une compétition publique entre candidats qui s’affrontent pour la suprématie dans la maîtrise d’une pratique explicitement réglée (p. 55-59).

De façon générale, les ambitions théoriques qui se dégagent l’ouvrage – nonobstant la qualité des chapitres empiriques, comme celui sur la réforme de l’ONU [1] – pourront susciter une certaine circonspection. V. Pouliot place son entreprise sous la bannière de Bourdieu. Une lecture bienveillante pointera toutefois que le Bourdieu de V. Pouliot est plus celui de l’Esquisse d’une théorie de la pratique que celui de La Distinction. En effet, la théorie dispositionnelle de l’action inspire les deux premières parties de cet ouvrage – même si, faute d’une analyse des trajectoires socio-professionnelles, on ignore comment se forme le sens pratique des diplomates. Le concept de champ, pour sa part, est employé à contretemps du reste de l’enquête, et en contradiction avec la plupart des travaux d’inspiration bourdieusienne en relations internationales qui construisent des microcosmes constitués autour de luttes et d’enjeux spécifiques [2].

L’investigation empirique est pourtant parsemée d’indices qui signalent des effets de césure entre espaces sociaux relativement autonomes. Ainsi en va-t-il de la « bulle autoréférentielle » des représentations permanentes (p. 35-37, 121-123), et de l’autonomie que les diplomates multilatéraux parviennent à maintenir par rapport à leur capitale (p. 131-136). Ce n’est toutefois pas ce microcosme-là que V. Pouliot décide de construire comme un champ – ce qui l’empêche d’ailleurs d’empocher des profits heuristiques qui semblent pourtant à portée, surtout lorsqu’il s’agit de voir quels agents se trouvent en porte-à-faux par rapport aux logiques pratiques immanentes aux arènes multilatérales.

Pour tout dire, le champ que construit V. Pouliot s’apparente plus à un macrocosme : celui des États-membres de l’ONU et de l’OTAN. Mais construire un champ d’États a-t-il un sens, dans la mesure où le concept de champ vise à décrire ce qui résulte de l’autonomisation d’univers sociaux constitués autour d’enjeux singuliers ? De quel processus de différenciation social ce champ d’États serait-il, alors, le produit ? Peut-on, de manière plus générale, construire un champ en appliquant des ACM à tout type de population statistique – ici des États décrits par des variables qualitatives ?

Soulever de telles questions méthodologiques aurait conduit l’auteur à interroger les schèmes de perception profondément enfouis dans la théorie des relations internationales, laquelle découpe usuellement ses objets en niveaux d’analyse micro, méso et macro – assignant au dernier l’importance la plus grande. Faute d’un tel examen critique, l’économie générale de l’ouvrage reproduit cette hiérarchie à travers une démonstration qui remonte vers le niveau d’analyse de plus élevé. Cette progression est inscrite dans le zoom arrière que V. Pouliot choisit pour mettre en scène son enquête. Dès lors, on peut se demander s’il n’aurait pas été plus utile de privilégier un autre mouvement de caméra. Plutôt qu’un zoom arrière, n’aurait-il pas mieux fallu recourir à un travelling pour donner à voir dans un même plan les différents espaces sociaux que le multilatéralisme articule, espaces juxtaposés les uns aux autres (les capitales, les représentations permanentes, les secrétariats, les bureaux de terrain, etc.), mais socialement différenciés ?

V. Pouliot admet lucidement que ces derniers échappent au périmètre de son investigation et représentent un chantier de recherche futur qu’il appelle de ses vœux (p. 19). Les enjeux de telles enquêtes ne sont pas minces. Qu’en serait-il, en effet, des pratiques multilatérales comme l’aide au développement ou l’assistance technique si les ordres hiérarchiques des terrains étaient différents, voire inverses, de ceux des sièges ?

De tels travaux ne pourront en tout cas pas être entrepris sans prendre en compte, y compris de manière critique, l’enquête de V. Pouliot sur les ordres hiérarchiques du multilatéralisme.

par Médéric Martin-Mazé, le 9 mars 2017

Pour citer cet article :

Médéric Martin-Mazé, « Grands et petits diplomates », La Vie des idées , 9 mars 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Grands-et-petits-diplomates

Nota bene :

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Notes

[1En dépit des intentions inductivistes affichées par l’auteur, la construction même des parties, où le chapitre empirique suit le développement théorique, reproduit une articulation positiviste entre travail empirique et théorique où le premier vient toujours illustrer les choix faits préalablement dans le second.

[2Travaux qui sont nombreux, mais que l’auteur ne discute pas. Voir notamment le numéro spécial coordonné par Didier Bigo et Mikael Rask Madsen, « Bourdieu and the International », International Political Sociology, vol. 5, n° 3, 2011.

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