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Recension Politique International

Dossier / Démocraties sous influence

Grandes entreprises, petits arrangements

À propos de : B. L. Garrett, Too Big to Jail : How Prosecutors Compromise with Corporations, Belknap Press - Harvard UP


par Pierre Lascoumes , le 2 mars 2018


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Alors qu’un dispositif inspiré de la procédure de plaider coupable vient d’être introduit en France, B. L. Garrett montre les avantages et les limites de cette pratique aux États-Unis. Si elle accélère le processus judiciaire et minimise les risques de déstabilisation de l’économie, les sanctions qui en résultent, souvent faibles, ne reflètent pas la gravité des transgressions commises.

L’ouvrage de B. L. Garrett, professeur de droit pénal à l’Université de Virginie, développe un paradoxe original. Depuis le début des années 2000, les poursuites judiciaires contre les grandes entreprises ont fortement progressé, mais cela ne s’est pas traduit par l’augmentation attendue des condamnations. En effet, les procureurs fédéraux ont systématisé, avec les grands transgresseurs économiques, le recours au compromis (Non-prosecution Deals, NPD). Il s’agit de transactions qui permettent d’accélérer les procédures, d’éviter les querelles d’experts et l’aléa des audiences, enfin, d’obtenir pour l’avenir des engagements de mise en conformité.

L’auteur met en évidence un changement dans la pratique judiciaire à l’égard des milieux économiques. Celui-ci est intervenu après le scandale Enron et a été renforcé à la suite de la crise financière de 2008.

Une transformation des pratiques judiciaires au bénéfice des grandes entreprises

Cette réorientation est double. D’une part, des actions beaucoup plus offensives sont menées par la justice et la police ; d’autre part, le procès pénal et son rituel stigmatisant ne sont plus leur but principal. Une pénalité restitutive est substituée à la pénalité privative de liberté. Le contrôle normatif des grandes entreprises par l’intervention judiciaire a été accentué tout en intégrant les rationalités financières et en privilégiant les sanctions monétaires. Ce type d’intervention judiciaire veut éviter la déstabilisation de l’économie en réduisant les conséquences économiques des poursuites, préservant les intérêts des actionnaires et ceux des salariés, en ménageant la réputation de l’entreprise et en incitant les entreprises à des réformes internes.

En France, la loi Sapin 2 a introduit en décembre 2016 une procédure similaire (Convention judiciaire d’intérêt public, article 41-1-2 du code de procédure pénale). Pour la première fois, en novembre 2017, le Parquet national financier a utilisé cette mesure pour régler le dossier de la filiale suisse du groupe HSBC, poursuivi pour démarchage illicite et blanchiment de fraude fiscale [1]. L’établissement a accepté de payer 300 millions d’euros pour échapper à un procès pour « blanchiment de fraude fiscale ».

La démonstration de B. L. Garrett repose sur l’analyse d’un corpus de 255 dossiers de NPD. Il en avait identifié 4 fois plus, mais beaucoup étaient incomplets. L’analyse des résultats est dans son ensemble assez critique sur la portée de cette procédure. Il soutient tout d’abord que ces nouveaux modes de réaction judiciaire ont été largement imposés à l’appareil fédéral par les grandes entreprises. Il montre que les rapports traditionnels entre juges et accusés ont été inversés. C’est ici le procureur qui est en position de faiblesse face à un interlocuteur cumulant une multitude d’atouts qui lui permettent de résister aux mises en cause. Cette situation est l’aboutissement d’une évolution amorcée en 1909, lorsque la Cour suprême étatsunienne a reconnu la responsabilité des « personnes morales ». La Cour a considéré qu’au delà de la responsabilité pénale individuelle des dirigeants, il est possible de condamner une organisation économique en tant qu’entité juridique. Selon la Cour, sa responsabilité est engagée par les actes transgressifs commis par ses salariés, qu’elle les ait incités, tolérés ou simplement ignorés. Cette décision a eu une double portée. D’une part, elle a permis de prononcer des amendes beaucoup plus importantes qu’à l’encontre d’individus ; d’autre part, en amont, elle est censée inciter les directions à prendre en interne des mesures aussi bien préventives que correctives.

Une autre étape a été franchie en 1991, à la suite de différents scandales financiers. Le Comité du ministère fédéral de la Justice qui formule les recommandations en matière de sentence (sentencing guidelines) a élaboré un document sur les poursuites à l’égard des très grandes entreprises. Le guide gradue les sanctions selon la gravité des faits, des antécédents de l’entreprise et la valeur de ses pratiques de contrôle interne. Entre 1994 et 2009, 3500 entreprises ont fait l’objet de poursuites, soit environ 230 par an.

La généralisation des peines négociées

C’est dans ce contexte que les procureurs fédéraux ont développé une nouvelle stratégie. Sa référence centrale n’est plus la sanction, mais la réhabilitation. Comme indiqué plus haut, le but principal est de substituer une approche pédagogique et pragmatique à l’approche répressive classique. Il s’agit moins de sanctionner un comportement passé que d’agir pour faire pression sur les pratiques futures. Les poursuites doivent tenir compte de la capacité des entreprises à modifier leur gouvernance, à renforcer l’auto-surveillance et à développer une culture de responsabilité vis-à-vis des normes légales. Les transactions de NPD ont été conçues dans cette perspective. KPMG est l’une des premières entreprises à en avoir bénéficié. Ce « nouveau régime » suppose en préalable une reconnaissance de culpabilité (Acceptance of Responsability for Violation of Law) de la part de l’entreprise. Selon B. L. Garrett, le détail des transgressions est connu dans 80 % des cas. Les sanctions financières qui accompagnent ces mesures sont très élevées, souvent supérieures à une centaine de milliers de dollars. Les montants les plus élevés sont prononcés pour violation des législations pharmaceutiques et anti trusts.

Pérennité de la criminalité en col blanc et faiblesse des victimes

B. L. Garrett revient sur la notion classique de white collar criminality qu’Edwin Sutherland avait forgée dès 1945 dans son travail pionnier sur les transgressions commises par les entreprises. Pour B. L. Garrett, ces analyses gardent toute leur pertinence, en particulier en ce qui concerne le rapport laxiste que les acteurs économiques entretiennent avec les normes légales. Malgré plus de 60 années de régulation publique tous azimuts, ces organisations demeurent fondamentalement centrées sur elles-mêmes (self-centered) et privilégient les normes de fonctionnement internes. La réalisation des objectifs stratégiques des compagnies est une fin supérieure au respect des lois. Dans certains cas, même quand les directions ont demandé à leur personnel de coopérer avec les autorités judiciaires, certains salariés ont refusé ou l’ont fait a minima, au nom de leur loyauté envers leur entreprise.

L’auteur envisage aussi la question de la place accordée aux victimes dans la procédure (action individuelle ou de groupe, class actions). Depuis l’affaire de la Pinto (1977) mettant en cause la responsabilité de Ford dans la production d’une voiture dangereuse ayant causé une centaine de décès, on observe toujours une dissociation entre le degré de responsabilité attribué aux auteurs et le niveau des réparations allouées aux victimes. Les atteintes mortelles et graves à la vie humaine sont indemnisées à un niveau élevé, mais il en va très différemment pour les autres situations, en particulier les atteintes aux consommateurs, à l’environnement et aux finances (perte de l’épargne et protection sociale des salariés, perte des actionnaires). Les faillites d’Enron et de Worldcom ont montré à quel point les victimes peinent à se faire entendre. Sur les 255 négociations étudiées par B. L. Garett, seules 93 (36,5 %) se sont accompagnées de procédures d’indemnisation civiles, et seules 35 class actions (13,7 %) ont été intentées.

Quelle efficacité ?

Quel est l’effet des transactions négociées sur le niveau des sanctions accompagnant l’accord ? Dans quelle mesure cette procédure permet-elle aux entreprises de bénéficier de sanctions moindres ? La décision de référence est la condamnation en 2002 du cabinet A. Andersen à une amende de 500 000 $, le maximum prévu par le guide de sentence. Suite à l’affaire Enron (2001), son cabinet de révision comptable a été poursuivi pour obstruction à la justice (destruction de documents internes), non-respect des obligations de vérification comptable et, enfin, pour récidive (condamnations antérieures pour des faits similaires par la Security Exchange Commission, l’organisme de contrôle des opérations boursières). Finalement l’entreprise a été liquidée et son réseau mondial, dépecé par ses concurrents [2]. À partir de ce cas extrême, Garrett montre clairement l’effet modérateur des accords sur les peines : 47 % des entreprises n’ont pas été condamnées à des amendes pénales. Les 3 critères de gravité maximale retenus sont : l’accomplissement d’un crime fédéral, les antécédents judiciaires (récidive), l’obstruction à l’action judiciaire. La taille de l’entreprise et son niveau d’autocontrôle jouent également. L’absence d’un de ces facteurs se traduit par une atténuation de la peine. À l’inverse, les facteurs qui conduisent à une sanction atténuée sont : la reconnaissance de responsabilité, la coopération à l’enquête et l’existence d’un programme interne d’éthique et de surveillance des pratiques crédible.

Souvent des obligations de suivi (monitoring) accompagnent les transactions. Cette dimension pose une question centrale : jusqu’à quel point une organisation est-elle réformable ? Lorsque les pratiques de fraude ou de jeu avec les marges de la loi ont eu cours pendant des années et sont de fait intégrées dans la culture de l’entreprise, comment s’assurer que des mesures adéquates sont prises afin qu’il n’y ait pas récidive ? Par exemple, Siemens, durant les années 1990, réservait un budget de 40 à 50 M$ annuels pour pratiquer la corruption sur les marchés étrangers. Une peine de 4 années de mise à l’épreuve lui a été infligée et l’entreprise a élaboré, avec des consultants externes, un ensemble de dispositions anti-corruption. Mais toute la question est d’évaluer leur degré de mise en œuvre et leur impact. Selon B. L. Garrett, ce suivi n’a lieu que dans 25 % des cas.

La peur de déstabiliser le système financier

En conclusion, l’auteur s’interroge sur l’avenir de cette forme de poursuite. Il prend l’exemple de l’affaire de la fraude sur le Libor (indicateur du taux de prêt interbancaire) coordonnée par la banque Barclays. Ce cas est significatif, car un vaste réseau de banques participait à ces accords visant à dissimuler la réalité des niveaux d’endettement des établissements financiers. La responsabilité individuelle des agents qui ont fixé ces taux et effectué des manœuvres de lissage est indissociable de la responsabilité d’ensemble des établissements pour leur défaut de surveillance. Mais, selon les autorités judiciaires, le risque élevé de déstabilisation du système financier qu’entraînerait l’implication des plus grands établissements britanniques et étatsuniens fait obstacle aux poursuites. Ce qui a conduit l’Attorney General Eric Holder à declarer, devant la Commission Justice du Sénat étatsunien :

Je considère que la taille de ces institutions est si importante qu’il serait pour nous difficile de les poursuivre si les éléments de preuve s’avèrent suffisants, car il y aurait un risque d’impact majeur négatif sur l’économie nationale, voire mondiale. (cité p. 252)

Voilà résumée de façon explicite la doctrine du «  too big to jail ». Dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres où des accords sur les poursuites ont été conclus, la justice, en accord avec le pouvoir politique, est davantage préoccupée par la limitation des dommages économiques et sociaux que par la sanction d’infractions caractérisées.

L’analyse de B. L. Garrett sur l’évolution des pratiques de poursuites contre les grandes entreprises est extrêmement convaincante, tant par la base empirique quantitative de sa recherche que par les analyses de cas précis qui ponctuent sa démonstration. Les critiques qu’il adresse à cette forme pragmatique de poursuites judiciaires rejoignent celles qui ont été formulées en France à la suite de la décision HSBC. Certes, cette procédure est efficace en ce qu’elle est rapide (3 ans, dont 6 mois de négociation) et qu’elle permet d’éviter l’aléa des audiences, des délibérés et des appels judiciaires. Cependant ce pragmatisme pose une multitude de questions.

Tout d’abord sur la connaissance des faits transgressifs eux-mêmes. À l’évidence, la transaction porte en partie sur la qualification donnée aux faits : sont-ils tous révélés ou seulement une partie d’entre eux l’est-elle ? Quelle gravité leur est attribuée ? L’audience d’homologation de la Convention dont a bénéficié HSBC était censée être publique, mais elle a été organisée comme un huis-clos. Le détail des pratiques transgressives et des preuves obtenues reste inconnu.

Ensuite, le partage des responsabilités entre la direction, les salariés auteurs directs des faits délictueux et l’entreprise en tant que collectif, reste flou. La valeur du programme interne de mise en conformité adopté par l’entreprise demeure ainsi totalement aléatoire. Le parquet financier a indiqué que des obligations avaient été mises à la charge de HSBC, mais quelles sont-elles et comment ont-elles été suivies ?

La proportionnalité entre le montant de la fraude et la peine appliquée est également très incertaine. Dans le cas de HSBC, l’amende représente le cinquième des sommes détournées. Le montant de 300 millions d’euros est sans égal en France et, selon le Parquet national financier, jamais une telle somme n’aurait été décidée par un juge pénal [3]. Cependant, légalement, l’amende aurait pu aller jusqu’à la moitié du montant des opérations de blanchiment, soit 800 millions d’euros. Qu’est-ce qui justifie cette limitation ?

Enfin se pose une question de fond : le Ministère public a-t-il pour mission principale de poursuivre des infractions et de mener des actions exemplaires en conduisant au procès les dossiers qu’il estime les plus significatifs, ou bien se convertit-il en une agence de recouvrement de ressources pour les finances publiques ? Opacité des investigations et financiarisation des peines, cette évolution est pour le moins problématique. Et l’on comprend tout à fait qu’une association légaliste et batailleuse comme Anticor la conteste, alors que Transparency international y est favorable.

Recensé : Brandon L. Garrett, Too Big to Jail : How Prosecutors Compromise with Corporations, Belknap Press - Harvard University Press, 2014, 384 p.

par Pierre Lascoumes, le 2 mars 2018

Pour citer cet article :

Pierre Lascoumes, « Grandes entreprises, petits arrangements », La Vie des idées , 2 mars 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Grandes-entreprises-petits-arrangements

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Notes

[1Il était reproché à l’établissement d’avoir prospecté, en 2006 et 2007, des contribuables en France et d’avoir permis à ces clients de dissimuler des avoirs au fisc, pour au moins 1,6 milliard d’euros, « en toute connaissance de cause », a rappelé le Parquet national financier.

[2Quelques années plus tard, la Cour suprême annulera toutes ces sanctions. Mais l’entreprise n’existait plus.

[3Aux États-Unis, la banque suisse UBS a dû payer 780 millions de dollars (663 millions d’euros) pour des faits équivalents, soit le double qu’en France.

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