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Essai Société

Génération climat ?


par Laurent Lardeux , le 21 novembre 2023


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Entre les « boomers », consommateurs sans complexe de l’essor économique d’après-guerre, et la nouvelle génération anxieuse et mobilisée face aux répercussions climatiques de ce même essor, le clivage est-il vraiment un conflit de génération ?

Le rapport des jeunes à l’engagement, plus particulièrement dans le domaine du dérèglement climatique, est généralement présenté dans l’univers médiatique en termes d’opposition, voire de fracture générationnelle. Cette dernière se jouerait entre jeunes activistes [1] regroupés sous l’appellation générique de « génération climat » et les plus âgés, qualifiés de « boomers », alors renvoyés à leur appartenance à une génération d’après-guerre avantagée par le contexte économique, avide de consommation et peu soucieux de l’environnement. Les expressions régulièrement reprises par les commentateurs de la vie politique sont alors celles de « clash », de « conflit », d’ « antagonisme » » ou encore de « rivalité » entre une jeunesse considérée progressiste et politisée, active dans la rue, mais absente des bureaux de vote d’une part, et des « boomers » apathiques et conservateurs et plus fortement mobilisés le jour des élections, d’autre part.

Ces mises en opposition ne sont pas nouvelles. Chaque temps de l’histoire donne en effet à voir des lectures homogénéisantes sur les supposées nouvelles valeurs des générations de citoyens qui arrivent, nécessairement présentées en opposition avec celles des générations plus âgées du fait d’évoluer dans un environnement présentant des spécificités socio-économiques, culturelles, politiques génératrices de nouveaux rapports au monde. Cette clé de lecture peut de la sorte contribuer à uniformiser des individus qui n’auraient pour seul point commun qu’une date de naissance proche et le fait d’avoir vécu des grands évènements collectifs (Covid 19 et crise climatique pour les plus jeunes ; après-guerre et Mai 1968 pour les plus âgés) susceptibles, à eux seuls, de créer un même socle de valeurs, d’aspirations et de préoccupations. Malgré ces limites, l’approche générationnelle peut néanmoins présenter l’avantage de pouvoir repérer des évolutions sociales importantes et des transformations progressives des systèmes de normes et de valeurs portés par les nouvelles générations de citoyens (Mannheim, 1990). Se donne ainsi à voir le rapport changeant que les hommes et les femmes peuvent entretenir avec la participation politique au fil des générations (Inglehart, 1977), et plus spécifiquement encore dans le rapport à l’environnement. Entre ces deux approches (uniformisation d’un côté, identification du renouvellement générationnel de l’autre) se pose surtout la question de la transmission et de la socialisation politique. Les « conflits de générations » n’opposent ainsi pas tant des âges que des modes de socialisation différents liés à des contextes d’élaboration spécifiques (Bourdieu, 1977).

À partir d’une enquête par entretien biographique réalisée à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire [2] (INJEP) auprès de 52 activistes répartis dans dix-sept villes de la France hexagonale, onze régions et douze collectifs différents (Extinction Rebellion, Youth for Climate, Alternatiba/ANV Cop 21, Amis de la Terre, Dernière rénovation, pour ne citer qu’eux), il s’agit ici d’interroger la pertinence du concept de génération dans l’analyse du rapport à la politique. Dans un second temps, on inscrira ces différents enseignements dans le cas plus spécifique de l’engagement pour la cause climatique.

Renouvellement générationnel et désalignement politique

Les représentations portées par les médias français sur les jeunes activistes du mouvement climat dépeignent souvent une génération de jeunes militants et de militantes susceptibles de déstabiliser les valeurs traditionnelles, sinon l’ordre établi, défendues par les générations plus âgées. On retrouve ici une lecture analogue à celle de la génération de l’après-guerre lorsque les évènements de Mai 1968 sont présentés par la presse comme une « révolte adolescente » (Burguière, 2001), ou encore comme un moment révolutionnaire dont la « force motrice n’aurait pas surgi d’une classe sociale, mais d’une classe d’âge » (Weber H., 1998). C’est ce qui fait souvent de Mai 1968 le « premier exemple dans l’histoire » d’un mouvement fondé sur la « classe d’âge adolescente » (Dhombre, 1998). Là où la « génération climat » est régulièrement décrite comme la première à subir les effets du réchauffement climatique, la « génération 1968 » a été présentée comme la première à grandir dans la société post-industrielle et à nourrir de la désillusion à l’égard des institutions sociales, ce qui aurait contribué à constituer les bases de la conscience historique de la jeunesse des années 1960 (Bantigny, 2008). Conscience qui provoquait déjà des oppositions entre générations lorsque les plus âgés pouvaient faire obstacle aux expériences de styles de vie alternatifs et aux protestations politiques des plus jeunes.

S’agissant plus spécifiquement du rapport à la politique, rappelons par ailleurs que les différences générationnelles régulièrement reprises dans les analyses contemporaines ne sont ni nouvelles, ni spécifiques à la France. En 1960, des chercheurs américains soulignaient déjà la baisse de l’influence du milieu d’origine chez les jeunes électeurs comparativement aux générations précédentes (Campbell, Converse, Miller, 1960). D’autres ont par la suite évoqué un « effet de génération » plutôt qu’un effet d’âge, en observant qu’en vieillissant ces générations confirmaient leur « désalignement politique ». Les individus nés après 1969 ne voteraient ainsi pas différemment de leur milieu d’origine parce qu’ils sont jeunes (sous-entendant que la situation ne serait que transitoire), mais parce qu’ils appartiennent à une génération pour laquelle l’identification partisane est plus faible que pour les générations plus âgées (Abramson, 1979 ; 1983).

À ce changement de comportement politique s’ajoutent également des transformations de régime de citoyenneté marqué par le passage de citoyens « déférents » et allégeant à l’égard des partis politiques, des institutions et des élus (Tiberj, 2017) à des « citoyens critiques » (Norris, 1999). Les oppositions générationnelles perçues au moment des échéances électorales entre des électeurs âgés mobilisés et des nouvelles générations davantage abstentionnistes (Lardeux, Tiberj, 2022) ne pourraient de la sorte être assimilées à une forme de dessaisissement politique. Les différenciations à l’œuvre correspondraient davantage à l’avènement d’une nouvelle génération de citoyens au niveau d’éducation plus élevé, en mesure de décrypter la vie politique et de contester la légitimité de certaines figures d’autorité.

Peut-on parler de « génération climat » ?

Les transformations générationnelles observées dans le champ de la participation politique trouvent-elles des prolongements sur le terrain de l’engagement contre le dérèglement climatique ? Peut-on dès lors parler d’une génération spécifique, une « génération climat », composée de jeunes citoyens ayant connu un évènement majeur, le dérèglement climatique, susceptible de créer un système commun de valeurs au-delà de l’hétérogénéité des individus qui composent les classes d’âge ?

Rappelons en effet à ce sujet que, si l’on suit le cadre d’analyse du sociologue Karl Mannheim (1990), toute nouvelle génération se distingue de la précédente par des évènements importants susceptibles d’engendrer des socialisations collectives particulières qui la différencient des autres. Ainsi, la « génération effective » apparaît dans des contextes de changement social rapide ou de troubles politiques à partir desquels les nouvelles générations prennent conscience de leur différence avec celles qui les précèdent. Elle est constituée de personnes qui ont vécu le même évène¬ment fondateur pendant leur jeunesse, lequel va marquer durablement leur compor¬tement malgré un rapport à cet évènement pouvant être très variable. La jeunesse contemporaine se trouve ici confrontée à un évènement durable (le dérèglement climatique) et un autre plus ponctuel (crise sanitaire) dont les effets marqueront durablement les nouvelles générations par les conséquences que la pandémie a eues sur leur vie sociale, familiale, scolaire, culturelle, professionnelle (Amsellem-Mainguy, Lardeux, 2022). Plusieurs enquêtés nous rappellent d’ailleurs au cours des entretiens qu’ils ne seraient pas qu’une « génération climat », mais aussi une « génération covid ». Ils soulignent l’importance de ces évènements dans la conscience d’appartenir à un même groupe d’âge ayant vécu leur entrée dans l’âge adulte dans une période de trouble, voire, comme certains le précisent, d’ « insécurité permanente », d’« absence de confiance sur l’avenir ».

Au sein de chaque génération effective s’opposent différentes visions du monde sur les évènements vécus, que Mannheim appelle des unités de génération, qui discutent d’un même problème, mais en donnent des réflexions, des cadres de référence et des idéologisations distinctes. Les oppositions portent tant sur le degré d’adhésion accordée au réchauffement climatique (entre « climatosceptiques » et « activistes »), que sur le type d’action à entreprendre pour en limiter les effets. Les représen¬tations portées par les unités de génération peuvent alors devenir le ciment de l’action collective pour des groupes concrets, selon les termes de Karl Mannheim, c’est-à-dire des « noyaux durs » constitués sur la base de « la libre volonté » et permettant d’élaborer des « formes de sociétés » (associations, syndicats, mouvements, etc.), en parallèle des « formes de communautés » (familles, parenté). Au travers de ces groupes concrets, les générations deviennent les actrices de l’histoire en fournissant un sentiment d’appartenance à une même unité générationnelle.

L’appareillage théorique proposé par Karl Mannheim il y a près d’un siècle fournit des clés de lecture stimulantes sur le renouvellement générationnel, tout en soulignant l’importance de ne pas naturaliser la notion de génération. Néanmoins, il présente aussi certaines limites. L’analyse repose notamment sur une vision de la génération qui reste prisonnière d’une conception idéaliste où chaque période serait systématiquement scandée par de grands événements « historiques » susceptibles d’enclencher de nouvelles façons de voir et d’habiter le monde, minimisant ainsi l’influence potentielle des faits de « basse intensité » dans la construction des opinions ou des attitudes (Boumaza, 2009).

Ensuite, la perspective développée par Mannheim suggère qu’une génération se forge principalement pendant la jeunesse, esquivant la dimension évolutive et à travers elle les transformations des cadres normatifs et des systèmes de valeurs portées différemment par ces générations. Or, ces dernières continuer de se transformer au fil des âges : la « génération 1968 » a été par exemple perçue progressiste quand elle était jeune, pour devenir ensuite une génération composée d’électeurs votant plus fortement pour des partis conservateurs en vieillissant (Denni, 2011)). Enfin, et il s’agit de la principale limite, le risque est important de perdre de vue les clivages autres que générationnels, liés au genre, à l’origine sociale ou ethnoraciale, au territoire, à la religion, ou toute différence de statut entre les groupes. En somme, la clé générationnelle peut gommer toutes les autres clés explicatives des mobilisations. Il convient de ce fait de combiner à l’approche générationnelle d’autres variables sans quoi, l’analyse ferait preuve de cécité partielle et donc de partialité sur les mouvements sociaux et les mobilisations que l’on entend analyser.

De ce point de vue, si nous pensons avec Margaret et Richard Braungart qu’« il y a génération politique lorsqu’un groupe d’âge historique se mobilise pour œuvrer au changement social et politique » (Braugnart, 1989, p. 9), les jeunes activistes engagés contre le dérèglement climatique ne sont toutefois représentatifs ni de l’ensemble de leur groupe d’âge, ni des clivages qui le composent. En cherchant par ailleurs à repérer les traits distinctifs d’une nouvelle génération par rapport à la précédente, le risque est grand d’opposer artificiellement des générations entre elles sur la base de ce qui les distingue plutôt de ce qui les rapproche. Le rôle de la socialisation intrafamiliale et de la transmission d’une génération à une autre de normes et de valeurs se trouve ainsi placer au second plan, alors qu’elles contribuent aussi à établir certaines continuités générationnelles (Attias-Donfut, 2009), notamment dans le rapport à l’environnement avec des générations « intermédiaires » également impliquées depuis les années 1980 dans l’engagement pour la défense de l’environnement (Bozonnet, 2005).

Âge et clivage dans l’activisme climatique

Que ce soit pour la défendre ou la pourfendre, s’en référer ou s’en défaire, la variable de l’âge reste centrale dans la compréhension des activités militantes des activistes du mouvement climat. Elle agit sur les parcours et leurs représentations, les structure et les transforme en fonction des contextes d’interaction. Selon les situations, elle peut être ignorée ou effacée, que ce soit par les activistes d’une part, ou les élus et les médias d’autre part. À contre-courant de l’idée répandue d’une plus forte sensibilité des jeunes à l’environnement ou de pratiques écologiques plus affirmées par rapport à leurs aînés, plusieurs enquêtes statistiques ont à ce sujet nuancé le propos en soulignant la faible influence de la variable de l’âge sur les valeurs et pratiques environnementales (Crédoc, 2019 ; Alexandre, Gougou, Lecoeur, Persico, 2021).

Les activistes de notre enquête font également ressortir cette « convergence intergénérationnelle » et la nécessité d’engager des liens forts et sans ambiguïté sur le dérèglement climatique afin de ne pas s’exposer aux tentatives de division de leur mouvement. Dès lors, ces variables apparaissent comme davantage liées à des degrés différents d’insertion dans la société d’un individu à un autre et à des rapports à l’environnement et l’engagement qui peuvent de ce fait plus fortement fluctuer. Pour Pauline, 21 ans et activiste dans une antenne locale de Youth for Climate en Région Auvergne-Rhône-Alpes, ce qui divise les « jeunes et les vieux » ne serait pas tant les enjeux climatiques que le fait que « les jeunes sont plus souvent précaires et les plus âgés plus souvent propriétaires ». Aguerrie aux théories de la stratification sociale en ayant suivi, comme d’autres activistes, une formation universitaire en sciences humaines et sociales, elle déplore à ce sujet l’injustice climatique et les effets différenciés du dérèglement selon la classe sociale à laquelle on appartient, et non selon l’âge, « même si les deux se recoupent naturellement  ». Il importe alors de surmonter ces différences de situations et de conditions de vie liées à l’âge pour présenter un mouvement qui se veut solidaire et non exclusif. Pour Léonie, 34 ans, militante à Alternatiba et soucieuse d’entretenir des liens de solidarité entre activistes, une opposition générationnelle ferait courir le risque d’une « décrédibilisation » de leur mouvement :

L’opposition générationnelle n’est pas le bon message. Avec l’accélération du changement climatique, ce ne sont plus les enfants de demain, mais les enfants d’aujourd’hui, leurs parents et leurs grands-parents qui vivent ou qui vivront dans des conditions terribles ça nous impose d’avoir un combat qui implique toutes les générations. (Léonie, 34 ans, Alternatiba.)

Mais l’apaisement intergénérationnel auquel aspirent de nombreux activistes rencontrés ne peut exister sereinement sans replacer « dans le sens de l’histoire » (Jules, 22 ans, les Amis de la Terre) les difficultés rencontrées par chacune de ces générations selon les contextes historiques et les conjonctures socio-économiques. Plusieurs, comme Laure, se réfèrent à ce sujet à la vidéo, devenue virale, de Camille Étienne intitulée « Réveillons-nous » dans laquelle elle évoquait la nécessité de trouver des points de convergence avec « des générations qui ont connu la guerre » afin d’insuffler dans l’ensemble de la société les valeurs environnementales et raffermir une conscience écologique :

ce que dit Camille Étienne, c’est que chaque génération a eu ses défis, ses challenges et je ne peux pas en vouloir à mes grands-parents, parce qu’eux, ils ont vécu la Seconde Guerre mondiale, ils vivaient dans de la paille, dans le froid et après, ils ont connu les Trente Glorieuses, tout le développement économique et la technologie. Forcément, on se laisse endormir après et c’est normal. Et le plastique, c’est formidable. Ça apparaissait comme la bonne solution à l’époque, mais maintenant, ça ne l’est plus. C’est difficile de leur faire comprendre que ce n’est pas un retour en arrière, que ce n’est pas une perte de confort, mais qu’au contraire, c’est de la sobriété heureuse. (Laure, 25 ans, Extinction Rebellion.)

Dans une logique d’union plutôt que de division, et face aux interprétations régulièrement entendues en termes de « fossé générationnel », de « clash » ou d’ « opposition », l’enjeu d’une plus forte solidarité intergénérationnelle demeure central pour de nombreux activistes. Au-delà de la sincérité de la démarche, il s’agit aussi plus utilement de diffuser l’image d’un mouvement se devant d’apparaître comme « uni », « solidaire », « respectueux » et « consensuel » afin de contrebalancer les attaques en sectarisme ou en élitisme portées par les médias et reprises par certains adversaires issus du monde économique ou politique. Mais le souci d’union n’efface pas certaines variations intergénérationnelles sur lesquels certains activistes sont revenus au cours de l’enquête.

« Jeunes » et « vieux » face aux pratiques militantes écologistes

Malgré la volonté affirmée de nombreux activistes de défendre au sein de leur collectif la diffusion d’une solidarité trans-générationnelle, des oppositions d’ordre idéologique, politique, économique, militante demeurent toutefois, tout comme subsistent, selon plusieurs activistes, des conceptions différentes de la notion d’« urgence ». Plusieurs enquêtés évoquent par ailleurs certaines « pratiques écocides » des générations plus âgées, ou présentent des exemples précis de leurs grands-parents qui, « pour faire démarrer un barbecue jettera un litre d’essence dans le feu pour le faire partir. » (Laure, 25 ans, Extinction Rebellion.)

Des travaux entrepris ces dernières années ont tenté d’expliquer certaines différences intergénérationnelles dans le domaine environnemental à travers la notion d’« amnésie écologique », ou d’ « amnésie générationnelle » stipulant que chaque génération considère le point de référence initial d’un écosystème à partir de celui qu’il a connu depuis sa naissance, et non à partir d’un espace-temps plus vaste qui permettrait de prendre plus fortement la mesure des changements écologiques en cours. C’est le phénomène des shifting baselines (Dubois, 2012) : la perception et les valeurs d’un individu évoluent en même temps que son environnement. La nouvelle génération prenant appui sur l’état déjà « dégradé » qu’elle a toujours connu, cette situation devrait mécaniquement réduire sa perception de l’urgence et des changements environnementaux en cours, comparativement aux anciennes générations qui à l’inverse ont pu suivre au fil des âges les différentes phases du dérèglement climatique. Cette situation devrait donc, si on suit ce raisonnement, rendre ces derniers plus lucides sur l’ampleur des changements environnementaux.

Or, il semblerait que, dans le cas présent, nous soyons dans une situation inverse. Ce n’est pas l’expérience longue et concrète des évolutions du changement climatique qui accentue le degré d’alerte, mais plutôt le fait d’être né et d’avoir grandi dans un environnement incertain qui semble susciter une plus forte prise de conscience des nouvelles générations. Plus les conséquences du dérèglement climatique sur l’environnement sont visibles, plus les nouvelles générations idéalisent un monde passé qu’elles n’ont pas connu alors que les anciennes pourraient davantage accepter le dérèglement climatique en relativisant les changements subis. Pour Lucas, 18 ans, membre du collectif Youth for Climate en Pays de Loire, nous serions ainsi passés d’une génération pour laquelle le dérèglement climatique restait un « risque encore abstrait et lointain dans un monde encore sain  » à une autre pour laquelle « le dérèglement se perçoit chaque jour, de manière concrète et réelle. ». De ce point de vue, ces générations ne sont pas apparues dans le même contexte d’urgence climatique, ce qui implique à la fois, toujours selon Luca, des attentes plus fortes à l’égard du pouvoir et des élus pour parvenir à des accords importants.

Ces variations de perception sur le dérèglement climatique contribueraient à accentuer le déficit d’image du mouvement climat auprès des populations plus âgées. Sans confirmer le lien entre sentiment d’urgence et soutien à la cause climatique, l’enquête post-électorale Youngelect [3] réalisée en avril-mai 2022 atteste toutefois des différences importantes selon les catégories d’âge dans le soutien apporté au mouvement climat. Alors que les classes d’âge qui soutiennent le plus le mouvement sont les plus jeunes (59% de soutien chez les 18-24 ans et 61 % chez les 25-34 ans), celles qui déclarent ne pas soutenir le mouvement sont les catégories d’âge les plus âgés : 50 % chez les 50-64 ans et 48 % chez les plus de 65 ans).

Source : Young Elect 2022, Centre Émile Durkheim, Sciences Po Bordeaux
Lecture : En 2022, 59 % des individus de 18-24 ans déclaraient soutenir le mouvement climat

Selon plusieurs activistes, les représentations différenciées du mouvement climat selon les classes d’âge trouvent leurs origines tant dans la sphère idéologique que dans celle relative aux pratiques militantes et la place de la désobéissance civile dans les actions lancées.

Concernant la dimension idéologique, plusieurs activistes soulignent des divergences générationnelles importantes dans le champ économique, plus particulièrement sur la question de la place à accorder à la notion de croissance, qui serait perçue comme un « idéal permanent de réussite à atteindre » alors que les jeunes activistes prônent à l’inverse la « décroissance pour lutter contre la surconsommation et les déchets, et réduire les dépenses énergétiques et l’empreinte écologique » (Anne, 17 ans, Youth for Climate). Bien qu’étant source de frictions, la plupart des activistes se montrent toutefois régulièrement empathiques et justifient, à la manière de Cléo, activiste de 19 ans à Youth for Climate depuis 2020 dans le sud de la France, ces différences non par des caractéristiques individuelles, mais par des contextes socio-économiques antinomiques dans lesquels ont évolué les différentes générations : pour les plus âgés, un contexte d’après-guerre au cours duquel il importait de reconstruire un pays, et donc de « faire tourner la machine industrielle au max  » ; pour les générations les plus récentes, un contexte actuel où il importe de « consommer moins et mieux pour éviter de tout démolir ».
Ces oppositions idéologiques entre générations entendues à un niveau macrosocial pourraient aussi avoir des répercussions à l’échelle individuelle, sur les « critères de réussite » que chacun se donne pour évaluer son parcours de vie : « Pour les vieux, réussir dans la vie, c’est avoir un boulot, être proprio, élever des gosses et avoir quelques jours de vacances dans l’année. Je ne peux pas me satisfaire de ça, je veux surtout m’accomplir personnellement  » (Pierre, 18 ans, Extinction Rebellion.) Ce type de clivage générationnel sur les perspectives d’avenir s’explique selon Loïc, 21 ans, activiste dans un groupe local d’Extinction Rebellion dans la région Pays de la Loire, par des prises de risque qui seraient devenues dépendantes du degré d’intégration dans la société, de ce que « chacun serait prêt à mettre dans la balance ou pas  » avec des « vieux installés » perçus comme bien intégrés socio-économiquement, pour lesquels les « conditions matérielles sont tellement confortables qu’elles leur feraient perdre le goût de la révolution ».

À ces variations générationnelles sur le sens à donner aux études et aux activités professionnelles s’ajoutent par ailleurs d’importantes divergences sur les types d’action militantes à initier, et notamment la place accorder à la désobéissance civile et la légitimité de ce type d’action dans les orientations militantes engagées. Loïc, activiste de 21 ans dans le mouvement Extinction Rebellion y voit une source de désaccords avec des militants plus âgés, plus aguerris à l’« action syndicale traditionnelle », laquelle tournerait essentiellement autour « des piquets de grève, des manifs, quelques banderoles, la sono et des merguez » (Loïc, 21 ans, Extinction Rebellion) et ne serait pas adaptée à des actions plus dures de jeunes activistes souhaitant interpeller plus frontalement la société civile et les décideurs :

c’est souvent compliqué de faire des trucs ensemble [avec des personnes plus âgées] sur une lutte. Je sais qu’on avait déjà essayé de monter des actions avec plusieurs syndicats différents. Et c’était compliqué parce qu’on n’a pas les mêmes limites justement sur la « déter » et la définition de la non-violence, sur la désobéissance civile. Ils vont être plus frileux. (Loïc, 21 ans, Extinction Rebellion).

Au-delà de certains désaccords entre l’action collective traditionnelle portée par des générations plus âgées et celle plus radicale défendue par les jeunes activistes des collectifs du mouvement climat, apparaissent aussi des divergences sur la place accordée aux « discours », au « débat », au « blabla » qui serait spécifique, selon les activistes rencontrés, aux anciennes générations de militants. Pour Julia, 19 ans, membre d’un groupe local de Youth For Climate situé dans la région PACA, malgré la « coopération intergénérationnelle » qu’elle observe au cours des réunions inter-organisation dans le sud de la France, elle regrette toutefois des décalages persistants avec des associations composées d’anciennes générations de militants sur la trop grande place accordée aux discussions préalables pour activer certaines actions. On retrouve dans les propos de Julia la typologie régulièrement reprise de Jacques Ion (2012), qui distinguait déjà dans les années 1990 l’ « engagement timbre » des anciennes générations de militants et l’ « engagement post-it » des nouvelles.

La première est considérée avoir une dimension davantage idéologique, fondée sur le débat d’idées avec une fidélité forte à la ligne politique défendue par le syndicat ou le parti politique. La seconde, qui se réfère aux nouvelles générations de militants et de militantes, se distinguerait par la volatilité et la souplesse d’un engagement « à la carte », davantage orienté vers le pragmatisme de l’action collective. Cette ligne de partage, si elle détient une part de vérité dans certaines oppositions générationnelles observées, restent toutefois contestable sur le clivage opposant l’idéologique des anciennes générations et le pragmatisme des nouvelles, ce dernier étant régulièrement associé par les détracteurs du mouvement climat à l’absence de posture réflexive et de cohérence politique de ses militants et militantes.

Plus qu’un passage historique et générationnel du « total » au « distancié », c’est donc davantage dans la coexistence de ces deux formes dans le cours d’un parcours militant, qu’il semble plus juste de rendre compte afin de surmonter les clivages régulièrement entretenus aussi par les médias. Comme le signale à ce sujet Siméant et Sawicki (2006 : 101), « le fait de privilégier l’étude des formes de militantisme empiriquement nouvelles, au moins par la thématique qu’elles adoptent, n’est pas sans contribuer à ce biais consistant à confondre nouveauté thématique et nouveauté des militants ».

Conclusion

Le fait d’identifier des individus en fonction de leur âge n’est pas sans soulever un certain nombre d’imperfections sur la réalité sociale du groupe ainsi délimité. Cela contribue notamment à donner une illusion d’homogénéité sociale à l’intérieur des groupes concernés avec ses frontières en apparence fixes et immuables, mais en réalité toujours plus incertaines et provisoires. Dès lors qu’il est souvent fait référence aux « jeunes » plus qu’aux « seniors » lorsqu’il est question d’évoquer une supposée fracture générationnelle, les représentations sur la jeunesse peuvent toutefois être considérées comme l’expression des attentes de renouvellement exprimées par la société à l’égard des nouvelles générations et des systèmes de valeurs qui les structurent. Ces représentations ont en effet une fonction miroir, permettant de réaffirmer auprès des jeunes certaines valeurs attendues pour l’ensemble de la société, soit en les affirmant haut et fort à l’adresse de la jeunesse, soit en faisant endosser aux jeunes les idéaux de reconstruction idéale des valeurs.

par Laurent Lardeux, le 21 novembre 2023

Pour citer cet article :

Laurent Lardeux, « Génération climat ? », La Vie des idées , 21 novembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Generation-climat

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Notes

[1Les participants aux actions organisées par les collectifs des mouvement lié à la lutte contre le dérèglement climatique (Extinction rebellion, Alternatiba, Youth for Climate par exemple) sont régulièrement réunis sous le terme générique d’«  activistes  », préféré à celui de «  militants  » en raison à la fois du recentrage sur les activités et les mobilisations collective dans l’espace public en lien notamment avec des actions de désobéissance civile non violentes, et du souhait affirmé de s’éloigner d’une approche partisane et politiquement située parfois sous-tendue par le terme de militant.

[3Enquête pilotée par Vincent Tiberj et Amaïa Courty (Centre Émile Durkheim, Sciences Po Bordeaux), soutenue par l’INJEP et réalisée entre fin avril et fin mai 2022 auprès de 1 723 personnes, dont un suréchantillon de 499 jeunes de 18-35 ans, et un échantillon de 1 224 personnes représentatif de la population française (quotas par âge, sexe, profession, niveau de diplôme, lieu d’habitation).

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