Ce texte constitue la postface de l’ouvrage qui paraît cette semaine aux Puf, collection Vie des idées,
une jeunesse sacrifiée ?, sous la direction de Tom Chevalier & Patricia Loncle.
À la question régulièrement posée, la jeunesse est-elle sacrifiée ?, l’ouvrage que nous avons dirigé pour la collection Puf/Vie des idées répond : oui et non. La thèse de la « jeunesse sacrifiée » tient en effet en différents arguments :
– 1/ Il existe une tranche d’âge (les jeunes) défavorisée par rapport aux autres ;
– 2/ Il s’agit d’une exception dans le temps long du progrès générationnel ;
– 3/ Les jeunes actuels sont donc des victimes.
Si chaque argument contient une part de vrai, ils doivent tous être fortement nuancés et mis en perspective.
D’abord, Une jeunesse sacrifiée ? a bien montré dans quelle mesure les inégalités inter générationnelles étaient effectivement présentes, aux dépens des jeunes. Camille Peugny a rappelé que la recherche les avait amplement renseignées, tirées notamment par les transformations du marché du travail et de l’accès à l’emploi. Benjamin Vial et Léa Lima ont également montré dans quelle mesure les rapports d’âge institutionnalisés dans les politiques sociales peuvent produire des phénomènes de non-recours particulièrement significatifs chez les jeunes. Toutefois, alors que la thèse de la « jeunesse sacrifiée » tend à homogénéiser les situations au sein d’une tranche d’âge, il ne faut pas sous-estimer les inégalités intra-générationnelles et tous les clivages qui traversent les jeunes : il n’y a pas une, mais des jeunesses, comme Camille Peugny et Nicolas Charles ont pu le rappeler en insistant sur les inégalités intra-générationnelles.
Ensuite, l’argument de la « génération sacrifiée » suppose que la norme est le progrès générationnel et qu’une situation exceptionnelle (due à une crise) ne permet pas ce progrès pour une génération donnée. Or, il semblerait bien que ce soit la norme qui ait changé pour les cohortes post-baby-boom : désormais, c’est moins le progrès générationnel qui semble être la norme que le déclassement générationnel. Dès lors, est-il encore pertinent de parler de « génération sacrifiée » ?
Enfin, cette thèse voit les jeunes comme des victimes, glissant parfois vers une conception misérabiliste de la jeunesse, quand celle-ci n’est pas vue comme un danger pour la société. Or, les jeunes sont des adultes à part entière, dont le niveau d’éducation n’a jamais été aussi élevé, en comparaison des autres générations. Si leurs modes de prise de parole et de participation politique ne passent plus tout à fait par les mêmes canaux institutionnels (vote, partis politiques, syndicats), cela ne signifie pas pour autant qu’ils et elles ne s’engagent pas ou ne sont pas politisé.e.s. En effet, non seulement, les jeunes sont plus tolérant.e.s que leurs aîné.e.s, plus ouvert.e.s aux questions sociétales (égalité hommes-femmes, luttes contre l’homophobie, le racisme, protection de l’environnement…), mais leurs modes d’engagement tendent aussi à se diversifier, au-delà de la seule sphère électorale [1]. Sarah Pickard et Cécile Van de Velde ont ainsi montré dans quelle mesure la colère était une caractéristique centrale de la politisation des jeunes, bien qu’elle prenne des formes très différentes selon les profils de jeunes. Nous avons, quant à nous, donné l’exemple d’un mode de participation spécifique de jeunes dans le cadre d’une coopérative de conseil en politiques publiques de jeunesse à Rennes.
À l’issue de ce travail, une des questions qui se posent est la suivante : quels sont les effets du contexte dû au Covid-19 sur les jeunes ? Y a-t-il une spécificité de cette situation, pouvant déboucher sur le façonnement d’une « génération Covid » et éventuellement sur la constitution d’une « génération politique » [2], ou bien ne représente-t-elle qu’une crise comme une autre ?
Les enjeux sociaux : une crise comme une autre ?
La crise économique actuelle se concentre sur les jeunes, notamment en termes de chômage et pauvreté. Toutefois, loin de constituer une nouveauté à ce sujet, elle ne fait qu’accentuer des tendances déjà présentes.
La détérioration de la situation matérielle des jeunes
Comme lors de chaque crise économique, la jeunesse constitue la variable d’ajustement des entreprises. Cela débouche sur une augmentation du chômage des jeunes, ce qui n’a pas manqué de se produire en 2020 en raison du Covid-19. Le taux de chômage des 15-24 ans s’élevait ainsi à 21,8 % au troisième trimestre 2020 selon l’Insee (contre 9 % pour l’ensemble de la population), avec la plus forte progression sur l’année : +2,8 points (contre +0,6 pour l’ensemble de la population).
Cette dégradation de l’emploi des jeunes a ensuite des effets sur leurs ressources monétaires. Malheureusement, les chiffres officiels de la pauvreté pour 2020 ne sont pas encore disponibles. Toutefois, d’autres sources font remonter des données soulignant là aussi une détérioration de la situation des plus jeunes. D’abord, les associations de lutte contre la pauvreté présentes sur le terrain ont tiré la sonnette d’alarme sur l’explosion de la pauvreté, avec une part de jeunes qui ne cesse d’augmenter. Et ce, alors même que la jeunesse est la tranche d’âge la plus touchée par la pauvreté en général, hors crise : en 2017, le taux de pauvreté monétaire (seuil à 50 %) s’élevait à 12,6 % pour les 18-29 ans, contre 8 % pour l’ensemble de la population, avec une augmentation de plus de 50% depuis 2002 [3].
Ensuite, plusieurs sondages ont souligné également cette détérioration. La crise sanitaire aurait ainsi selon le baromètre d’octobre 2020 réalisé par Prism’Emploi entraîné une baisse des ressources pour 41 % des jeunes, les obligeant à réduire leur niveau de vie (pour 34 % d’entre eux) et à compter sur les aides de leur famille (23 %) ou de l’État (18 %). Ce rôle accru donné aux familles vient ensuite renforcer les inégalités entre les familles qui peuvent aider et celles qui ne le peuvent pas, à moins que l’action publique ne vienne compenser cet état de fait – ce qui n’est pas le cas en France.
Les lacunes de l’action publique
Comme le montrent Léa Lima et Benjamin Vial, l’accès des jeunes aux droits sociaux est très limité, notamment en raison d’un fort non-recours. Mais, plus généralement, la jeunesse constitue un angle mort de l’État-providence en France du fait de la forte « familialisation » de l’action publique débouchant sur une citoyenneté « refusée ». Une telle familialisation signifie que les jeunes sont vu.e.s comme des enfants et ne peuvent donc accéder en leur nom propre aux prestations sociales : ils sont un angle mort de l’État-providence.
Si les lacunes de cette action publique étaient déjà visibles avant la crise due au Covid 19, elles se sont accrues avec le contexte actuel. D’une part, la limite d’âge à 25 ans pour accéder au RSA – situation quasi unique en Europe – semble pour le moins surprenante alors que c’est précisément les moins de 25 ans qui sont les plus touché.e.s par la pauvreté. D’autre part, la faiblesse des aides aux étudiants, malgré la présence des allocations logement, a débouché sur des problèmes de pauvreté très prononcés pour cette catégorie de jeunes qui n’est d’ailleurs pas toujours prise en compte dans les statistiques officielles de la pauvreté produites par l’Insee, qui ne couvrent pas les étudiants. En effet, en temps normal, cette faiblesse des aides publiques est compensée en partie pour les jeunes dont les parents ne peuvent pas les aider à hauteur de leurs besoins par l’obtention d’une activité rémunérée, qui peut prendre la forme d’un emploi étudiant, d’un stage ou d’un apprentissage : environ la moitié des étudiants ont une activité régulière à temps partiel, et près de 85 % des étudiants ont une activité rémunérée pendant l’année, quelles que soient sa forme et sa durée.
Or, tous ces emplois ont été directement touchés par la crise, laissant une grande majorité d’étudiants sans ressources et sans la possibilité d’accéder à des aides publiques pour autant. C’est la raison pour laquelle les associations de lutte contre la pauvreté ont souligné plus spécifiquement l’arrivée nouvelle de nombreux étudiants dans les rangs des bénéficiaires de l’aide alimentaire. L’Observatoire de la vie étudiante (OVE) [4] a également montré que 33 % des étudiant.e.s avait rencontré des difficultés financières pendant le premier confinement, avec une augmentation de 10 points, et alors que 19 % ont dû restreindre les achats de première nécessité.
Les enjeux éducatifs : la nouveauté de l’enseignement en ligne
Si ces enjeux sociaux sont plutôt similaires aux enjeux qui surviennent d’ordinaire en temps de crise économique, la situation sanitaire débouche néanmoins sur des enjeux plus spécifiques, touchant surtout les étudiant.e.s, dont le contexte d’apprentissage a été complétement bouleversé par le passage à un enseignement à distance.
Les écueils de la formation à distance
Les universités ont dû passer à l’enseignement à distance en raison du contexte sanitaire. Alors que l’organisation de la « continuité pédagogique » a été un temps louée comme un moyen de faire face aux impératifs de « distanciation sociale », de plus en plus de voix s’élèvent, portées à la fois par les étudiant.e.s et par les universitaires pour alerter l’opinion publique et les décideurs sur les effets de la fermeture des campus.
Le premier danger concerne le décrochage scolaire. Il est en effet particulièrement difficile de rester attentif.ve devant un écran pendant plusieurs heures d’affilée : suivre tous ses cours en ligne est donc une gageure pour les étudiant.e.s et ce d’autant plus que le système d’enseignement supérieur français est fondé sur le présentiel. Cet état de fait met donc en danger l’assiduité des étudiant.e.s, a fortiori pour les nouveaux étudiant.e.s qui n’ont pas encore acquis les méthodes de travail et les connaissances débouchant sur une plus grande autonomie et donc un meilleur travail personnel.
Le deuxième danger concerne les conséquences de ce type d’enseignement sur l’apprentissage en tant que tel. En effet, on ne sait pas encore très bien dans quelle mesure les étudiant.e.s sont vraiment en capacité d’apprendre dans ce nouveau contexte. Les premiers résultats aux examens sont par exemple assez préoccupants selon certains témoignages : alors que les professeur.e.s avaient baissé leur niveau d’exigence pour tenir compte des difficultés d’apprentissage, dans certains cas, les épreuves apparaissent largement ratées.
Le renforcement des inégalités
Et cette situation va venir renforcer les inégalités dans l’accès à l’éducation. D’abord, les contraintes matérielles déjà mentionnées qui vont déboucher sur du décrochage scolaire vont concerner les jeunes venant des familles les plus défavorisées en premier lieu. Ces contraintes ont à voir avec le fait de pouvoir bénéficier de ressources permettant de poursuivre ses études, mais aussi pouvant contenir le choc du passage de l’enseignement à distance, par exemple l’accès à un ordinateur, le fait de disposer d’une chambre individuelle dans le foyer parental ou d’une ligne internet qui fonctionne convenablement.
Ensuite, si les enseignements à distance se révèlent moins efficaces que les enseignements en présentiel, alors les capitaux hérités prendront d’autant plus d’importance qu’ils n’auront pu être en partie compensés par ces enseignements. Ce sont, évidemment, les étudiant.e.s issu.e.s des classes sociales moyennes ou supérieures qui auront le plus de chances de pouvoir bénéficier de l’appui de leurs parents ou de leurs réseaux pour pallier les difficultés liées à la situation sanitaire.
Enfin, les inégalités se sont vues renforcées également en raison de la structure foncièrement inégalitaire du système d’enseignement supérieur, distinguant Universités et Grandes Écoles. On sait en effet que les élèves boursiers n’accèdent que difficilement aux Grandes Écoles et que quand ils et elles accèdent, leur taux de réussite est largement inférieur à celui des élèves non boursiers [5]. Or, pendant la crise sanitaire les écarts se sont encore creusés : alors que les Universités ont dû fermer leurs portes aux étudiants et passer aux enseignements à distance, les Classes préparatoires aux Grandes Écoles ont pu rester ouvertes.
Les enjeux de santé mentale : un contexte inédit dû à la crise sanitaire
La crise sanitaire, encore plus que la crise économique, en supprimant tout ce qui permettait les expérimentations propres à l’entrée dans l’âge adulte, a vu une forte dégradation de la santé mentale des jeunes.
Piégés dans les limbes de l’enfance
Ce qui constitue le sel de la jeunesse, c’est la projection dans le futur et la confrontation à la société, sortant du cocon familial pour s’en émanciper progressivement. Or la crise sanitaire, et les confinements en particulier, ont bouleversé ces deux aspects. D’abord en termes d’émancipation à l’égard de la famille, alors que le système de protection sociale place déjà la famille au centre des solidarités notamment en direction des jeunes (voir supra), la crise a renforcé ce rôle absolument central des familles et des parents : 60% des parents ont ainsi aidé leurs enfants dans les derniers mois, dont 17% de plus que d’habitude [6]. Et cette aide a pu se traduire par de l’hébergement : la situation sanitaire s’est notamment accompagnée d’un retour (plus ou moins forcé) de nombreux jeunes chez leurs parents. En effet, les jeunes disposent en moyenne de logements plus petits et sont plus souvent hébergés chez des proches, leurs parents notamment (29 % contre 7 %) [7]. Ainsi, un.e jeune sur trois a quitté son logement pendant le confinement, pour retourner vers le domicile parental dans 62 % des cas.
Le prolongement de la cohabitation avec les parents s’est aussi accompagné d’une disparition progressive des projets, c’est-à-dire des capacités de projection dans le futur des jeunes. Dans la sphère des relations sociales, 84 % des individus qui avaient prévu de se marier, se pacser ou s’installer en couple n’ont pu le faire. De la même manière, les perspectives professionnelles et d’emploi se sont progressivement bouchées : 76 % de ceux et celles qui projetaient chercher un emploi, un contrat d’alternance ou un stage n’ont pas réussi. Si la jeunesse est d’ordinaire l’antichambre de l’âge adulte, les jeunes semblent aujourd’hui piégé.e.s dans les limbes de l’enfance.
La face sombre du « plus bel âge de la vie »
Le niveau de bonheur déclaré des jeunes a plongé pendant le confinement : alors que 62 % des jeunes de 18-30 ans se déclaraient souvent ou très souvent heureux (contre 65 % pour les plus de 30 ans) en janvier 2020, ils et elles ne sont plus que 57 % en avril 2020 (contre 62% pour les plus de 30 ans). En plus d’avoir été largement montrés du doigt comme les responsables de la propagation du virus pour leurs comportements jugés comme trop relâchés, c’est l’isolement qui marque leur situation : ils et elles sont ainsi 30 % à déclarer se sentir souvent ou tous les jours seul.e.s, contre 15 % pour le reste de la population, et ils et elles sont 39 % à estimer qu’ils et elles se sentent plus seul.e.s que d’habitude pendant le confinement (contre 24 % pour les plus de 30 ans). Le confinement ne les empêche pas seulement d’aller en cours ; il les prive de leurs lieux de sociabilité habituels (bars, concerts, festivals…) et donc de rencontres amicales, voire amoureuses. Même les relations nouées sur les sites de rencontres peinent à se prolonger faute de lieux neutres pour se rencontrer. Ainsi, plus d’un.e jeune sur deux estime que sa vie amicale et amoureuse a été bouleversée par la crise sanitaire [8].
Avec cette baisse du bien-être, la dégradation de la santé mentale des jeunes a pu être observée [9] : 24,7 % des étudiants déclarent des situations de stress sévère (contre 16 % hors contexte de pandémie), 27,5 % de l’anxiété sévère (contre 9,8 %), 16,1 % de la dépression sévère (contre 15 %), et 11,4 % des idées suicidaires (contre 8 %). Et ces chiffres concernent le premier confinement, alors qu’il a été montré par ailleurs que les aspects positifs de l’expérience du premier confinement ont eu tendance à diminuer [10]. Santé Publique France a ainsi alerté sur la dégradation de la santé mentale des jeunes adultes qui présentent la plus forte hausse des troubles dépressifs entre septembre et novembre 2020 : +16 points chez les 16-24 ans et + 15 points chez les 25-34 ans (+10 pour l’ensemble de la population). Plusieurs organisations de jeunesse et syndicats étudiants ont tiré la sonnette d’alarme à cet égard, en insistant notamment sur la multiplication des tentatives de suicide, dont le nombre officiel n’est malheureusement pas connu.
Pour conclure : quelles conséquences politiques ?
En matière sociale, les difficultés qui frappent les jeunes actuellement ne sont malheureusement pas nouvelles dans leur forme : la jeunesse représente souvent la variable d’ajustement en période de crise. C’est davantage l’ampleur du phénomène qui rend ici plus visible encore ces enjeux et les lacunes de l’action publique. En revanche, en ce qui concerne les enjeux éducatifs et de santé mentale, il s’agit au contraire de phénomènes inédits en raison, moins du contexte économique et sociale, que du contexte sanitaire qui pèse de tout son poids sur cet âge de la vie censé être celui de la découverte et de l’expérimentation. La situation sociale des jeunes, en particulier les étudiant.e.s, est ainsi devenue un enjeu politique.
Deux questions se posent alors. La première porte sur la persistance de cette situation sur les trajectoires des jeunes à long terme : il s’agit de l’enjeu des effets « cicatrice » (voir le chapitre de Camille Peugny). La deuxième porte sur les conséquences politiques de ces difficultés : dans quelle mesure cette situation peut-elle déboucher sur de nouvelles valeurs ou un rapport différent à l’État et à la politique ? S’il est difficile de se prononcer sur le contenu potentiel de ces valeurs, il est toutefois possible de considérer qu’il y aura sans doute des effets « générationnels » à l’œuvre, dans la mesure où les contextes de socialisation primaire (concernant l’enfance et la jeunesse) ont des effets de long terme sur les valeurs des individus, produisant des différences entre les générations à cet égard [11]. L’avenir nous dira si ces effets ont conduit à la constitution d’une « génération politique ».