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Essai Société

Francophonies plurielles


par Dominique Combe , le 19 septembre 2013


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Partant des débats qui ont récemment entouré la notion polémique de francophonie, Dominique Combe revient sur les politiques plurielles qui en ont fait usage, pour souligner ses évolutions et les nouveaux enjeux qu’elle recouvre à l’heure de la mondialisation.

Le projet de loi Fioraso sur l’enseignement supérieur et la recherche, voté le 9 juillet 2013, n’a pas manqué de raviver la querelle des langues. Proposant d’assouplir la possibilité de dispenser des enseignements en langue étrangère (en anglais, notamment) afin de rendre les universités françaises plus attractives, ce projet a suscité, à droite comme à gauche, une réaction véhémente qui montre à quel point la question de la langue française et de la francophonie reste sensible. Selon le code de l’éducation, « la langue de l’enseignement, des examens et concours, ainsi que des thèses et mémoires dans les établissements publics et privés d’enseignement est le français, sauf exceptions justifiées par les nécessités de l’enseignement des langues et cultures régionales ou étrangères, ou lorsque les enseignants sont des professeurs associés ou invités étrangers » (article L. 121-3). Le gouvernement envisage d’élargir le champ des exceptions en y ajoutant la close : « ou lorsque les enseignements sont dispensés dans le cadre d’un accord avec une institution étrangère ou internationale tel que prévu à l’article L. 123-7 ou dans le cadre de programmes bénéficiant d’un financement européen ». Très vite, une pétition a circulé pour en appeler à la défense du français, qui serait plus que jamais menacé par l’anglais dans la concurrence universitaire. Des voix s’élèvent non seulement de l’opposition, mais de la gauche même, contre un projet jugé dangereux pour la francophonie et pour la République.

Pourtant, le français se porte mieux qu’on ne croit. Selon les estimations fournies par l’Organisation internationale de la francophonie en 2010, il compte environ 220 millions de locuteurs, répartis entre 75 pays, sur 5 continents Europe : 87,5 millions ; Afrique subsaharienne et Océan indien : 79,1 ; Afrique du Nord et Moyen-Orient : 33,6 ; Amérique et Caraïbe : 16,8 ; Asie et Océanie : 2,6. 29 États ont inscrit le français comme langue officielle dans leur constitution, 13 d’entre eux comme langue officielle unique. Outre la France et Monaco, tous ces États sont situés en Afrique subsaharienne (Bénin, Burkina Faso, Congo, Congo RD, Côte d’ivoire, Gabon, Guinée, Mali, Niger, Sénégal, Togo). Selon les projections des démographes et des linguistes, en 2050, 90% des 700 millions de francophones vivront dans cette partie du monde. Si la mondialisation économique a bien évidemment été favorable à l’anglais, la croissance démographique en Afrique est, elle, favorable au développement du français qui, selon les mêmes estimations, pourrait représenter environ 8% de la population mondiale, au lieu de 3% en 2010. C’est donc en Afrique, où se joue l’avenir de la francophonie, que les enjeux diplomatiques, géopolitiques et économiques de la langue française et de la francophonie apparaissent au grand jour sur la scène internationale.

Le 14e sommet de la Francophonie. Du 12 au 14 octobre 2012, à Kinshasa, en République démocratique du Congo, le 14e sommet de la Francophonie accueille chefs d’État, ministres et représentants de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), dirigée par son Secrétaire général, Abdou Diouf, ancien Président de la République du Sénégal. La France, elle, est représentée par le Président François Hollande, Laurent Fabius ministre des Affaires étrangères et Yamina Benguigui, ministre déléguée chargée de la Francophonie. Des questions techniques, comme le rôle d’internet dans la diffusion de la langue et de la culture françaises, ou encore la coopération scientifique et universitaire, sont inscrites à l’ordre du jour ; mais l’essentiel est ailleurs. Reçu en France dans l’indifférence générale, en dehors du cercle restreint des acteurs et des défenseurs de la francophonie, le Sommet de Kinshasa continue à déchaîner les passions. Dans une République démocratique du Congo déchirée par la guerre civile, le Sommet prend une signification politique qui excède infiniment la question de la langue et de la culture françaises. Au-delà des discours et des conférences de presse, aucune décision politique d’importance n’est prise, mais les opposants au régime de Joseph Kabila organisent un peu partout en Europe, et en particulier à Bruxelles et à Paris, une « marche contre la francophonie ». La francophonie est dénoncée comme un alibi du régime et de ses rares alliés pour se donner une légitimité intérieure et internationale. Pour les opposants, le choix de Kinshasa — après Bucarest, Québec et Montreux, nettement plus consensuels — revient à cautionner un régime hautement controversé. Et pour la France, la participation au Sommet, qui n’a pas manqué de susciter également des polémiques, une telle réunion est l’occasion de réaffirmer sa présence sur un continent où les États-Unis et surtout la Chine jouent un rôle sans cesse grandissant. C’est Dakar qui, pour la deuxième fois, accueillera le Sommet en 2014. À travers la langue et de la culture françaises, il y va de la démocratie en Afrique, des relations politiques mais aussi commerciales entre l’Europe et l’Afrique, entre le Nord et le Sud.

Francophone, Français

Francophonie, francophonie, francophonies. Les sommets de la francophonie, vite oubliés par les médias, illustrent la place dans la vie publique d’une Francophonie officielle, incarnée dans ses institutions françaises et internationales. Les frontières de la Francophonie politique ne recoupent que partiellement celles de la francophonie linguistique. L’Algérie, restée largement francophone malgré une politique d’arabisation massive après 1962, commence à peine à se rapprocher des institutions de la Francophonie, qu’elle accuse de néo-colonialisme. L’Égypte, qui ne compte au contraire qu’une petite élite francophone, appartient depuis les années soixante aux instances de la Francophonie, que le Ministre des Affaires étrangères Boutros Ghali a contribué à fonder. L’emploi réputé neutre du mot francophonie, qui relève du registre linguistique, est en fin de compte peu répandu. Dans la presse et les médias, le mot se charge inévitablement de connotations politiques, qui rapprochent la francophonie de la Francophonie, avec une majuscule. Cette ambiguïté est à l’origine de malentendus et de polémiques qui, pour finir, contribuent à déprécier un mot dont la polysémie ajoute à la confusion. De manière somme toute assez vague, la francophonie est définie par le Trésor de la langue française comme l’« ensemble de ceux qui parlent français ; plus particulièrement l’ensemble des pays de langue française ». Étant donné la diversité des situations d’un pays ou d’une région à l’autre, mieux vaudrait parler de francophonies plurielles, de « polyfrancophonies » (S. Farandjis). Comment comparer le Gabon, Madagascar, Haïti avec la Suisse romande, la région Wallonie-Bruxelles, le Québec ? En France même, la situation de la métropole, même lorsqu’il reste des langues régionales, n’est guère comparable à celle des outre-mers, en particulier des Antilles et de la Réunion, où le créole est présent dans la vie quotidienne. Encore faudrait-il préciser que, bien souvent, la maîtrise du français reste très insuffisante et, de toute façon, socialement minoritaire. Il convient ainsi à tout le moins de distinguer les francophonies de l’aire européenne et nord-américaine, des francophonies postcoloniales.

Les Français sont des usagers, certes privilégiés, mais non exclusifs de la langue française — des francophones, mais qui ne se reconnaissent pas volontiers comme tels. Du fait de leur domination numérique et surtout symbolique, les Français sont enclins à considérer le français, auquel ils s’identifient, comme leur langue propre. À la différence de l’anglais, de l’espagnol et, surtout, du portugais, le français n’a pas connu le déplacement de son centre européen vers les Amériques. Le Traité de Paris en 1763, par lequel la France a cédé notamment le Canada et la Louisiane, a mis un terme définitif à l’épopée coloniale de la France en Amérique. Oxford et Cambridge, Salamanque, Coimbra continuent à jouir, certes, d’un grand prestige symbolique. Mais l’avenir de l’anglais, de l’espagnol ou du portugais ne se joue plus tellement dans « l’Europe aux anciens parapets », mais outre-Atlantique, à New-York, Buenos-Aires, Mexico, Rio de Janeiro ou São Paulo. Quelle que soit la vitalité de Montréal et des métropoles francophones, le destin du français, lui, reste indéfectiblement lié à Paris.

À l’inverse, c’est non à la langue anglaise, mais à la couronne britannique que les États membres du Commonwealth of Nations prêtent librement allégeance.L’indépendance des États-Unis a fait que, très tôt, il a bien fallu distinguer la langue anglaise de la nationalité britannique, quitte à dégager plus tard une spécificité « nationale » de l’anglais des États-Unis. Nul besoin, donc, de recourir à l’adjectif anglophone, et encore moins à l’idée d’une anglophonie. Les termes existent en anglais, mais ils ne sont guère utilisés que par analogie avec francophone et francophonie. Il n’existe pas à proprement parler une Anglophonie, mais plutôt une « Englishness », ou une « American way of life », à comparer avec ce qu’on appelle « francité » au Québec ou en Belgique, à la suite de Senghor.

En vertu d’un « pacte ancestral avec la nation » (Rouaud/Le Bris), la conscience collective qui forme la « communauté imaginée » française (Anderson) tend au contraire à confondre la langue et la nationalité. Le francophone, c’est toujours l’Autre, l’étranger — maghrébin, africain, québécois... C’est ainsi que la critique répugne à inclure la littérature française dans les littératures dites francophones. Molière, Voltaire, Hugo, Proust ne sont pas considérés comme des auteurs francophones — pas plus d’ailleurs que Rousseau, « citoyen de Genève » annexé à l’histoire nationale. Selon la logique nationale, la distinction entre littérature française et littératures francophones (encore dites de langue ou d’expression française) introduit fatalement une hiérarchie entre une littérature nationale « majeure », canonique, et des littératures « mineures », entre le « centre » et la « périphérie ».

Géopolitique de la Francophonie

Le sommet des chefs d’État et de gouvernement de Kinshasa marque l’aboutissement d’une politique qui, pour l’essentiel, remonte aux années soixante. Au terme d’un long processus commencé avec la première conférence intergouvernementale des états francophones en 1969, le Sommet des chefs d’État francophones s’est constitué au sein de L’Organisation internationale de la francophonie. Celle-ci est issue en 1986 de différents organismes et institutions qui réunissent les États ayant, selon la formule officielle, « le français en partage ». Ces organismes eux-mêmes — Agence de Coopération culturelle et technique devenue Agence pour la Francophonie, Agence universitaire pour la francophonie, etc. — sont nés au moment de la décolonisation par la volonté de quelques chefs d’État — Senghor, Diori, Bourguiba, Sihanouk de développer sur une base nouvelle leurs liens historiques avec la langue et la culture, mais aussi l’économie françaises, par le biais de l’aide au développement. De Gaulle, réticent au projet par crainte d’être accusé de néo-colonialisme, s’est finalement laissé convaincre. L’OIF a ainsi pris le relais de l’Union française qui, en 1946, a fait des colonies des départements et territoires d’outre-mer, sur un modèle inspiré du Commonwealth britannique.

C’est donc l’histoire coloniale et post-coloniale qui permet de mieux comprendre l’hostilité ou les réserves que la francophonie suscite. Car dès l’origine, le mot francophonie est intimement lié à l’expansion coloniale et à l’Empire. Dans un essai de 1880 intitulé France, Algérie et colonies, le géographe Onésime Reclus, frère du célèbre communard, recense les populations non plus seulement selon leurs « races », mais selon leurs langues. Il invente ainsi le néologisme « francophone » et « francophonie ». Convaincu que la République est investie d’une « mission civilisatrice », il fait l’apologie de la colonisation, tandis que, au Congrès de Berlin, en 1885, les puissances européennes se partagent l’Afrique, définissant autant de zones d’influence pour la France, l’Angleterre et l’Allemagne, qui construisent leurs empires dans l’Afrique de l’Ouest sur une domination militaire, administrative mais aussi culturelle. À l’apogée de l’Empire français, le mot francophonie fait ainsi son entrée dans les dictionnaires, mais il n’est alors que fort peu employé. Il faudra attendre les années soixante pour que le mot s’impose.

Paradoxalement — du moins en apparence —, c’est la décolonisation qui assure alors le succès du mot francophonie. A l’époque coloniale, nul besoin en effet de l’adjectif francophone, et encore moins du substantif francophonie. Comme la République elle-même, « tout est français », selon la phrase de Rimbaud à propos de la poésie (qui ajoute, il est vrai, « c’est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ») : l’Empire, l’Afrique, l’Algérie, l’armée, l’administration, l’école, la littérature. La langue et la nation se confondent dans le « roman national », dont les Serments de Strasbourg, l’Édit de Villers-Cotterêts, la création de l’Académie française, le rapport de l’abbé Grégoire sur les patois et la langue française dans la République, les lois scolaires de Jules Ferry sont autant de chapitres. Ce « roman » trouve son dénouement — dans tous les sens du terme — avec l’expansion coloniale de la République, en Algérie tout particulièrement, où la politique d’assimilation est poussée le plus loin. L’Algérie est française, même si une minorité seulement de ses habitants jouissent de la nationalité. Même « hors de France », la littérature, comme la langue, ne peut être que française [1].

La Francophonie, une politique française ?

La France n’est pourtant pas seule en lice dans le combat pour la Francophonie. Le budget de l’OIF, certes principalement financé par la France, met aussi à forte contribution le Canada. Le Québec et les autres provinces francophones ont joué et jouent encore un rôle décisif dans la promotion d’une francophonie intérieure qui s’appuie sur la Francophonie mondiale. La Belgique (dont il faut rappeler qu’elle a été une puissance coloniale en Afrique) et, dans une moindre mesure la Suisse, contribuent aussi financièrement et politiquement à la Francophonie, en particulier en Europe centrale et orientale, ainsi qu’en Afrique et dans la Caraïbe. Quel que soit, naturellement, le poids diplomatique et économique de la France dans le réseau institutionnel, et les avantages que celle-ci en retire, il n’est pas possible d’assimiler purement et simplement la Francophonie à la « Françafrique », ni même aux relations de la France avec ses anciennes colonies.

La pensée « non alignée » de la francophonie a parfois même accompagné, il faut le rappeler, les luttes anti-coloniales. Ainsi, dans les années soixante, la Révolution tranquille au Québec s’est inspirée directement de la décolonisation en Afrique et au Maghreb. La défense de la langue et de la culture françaises contre la domination anglaise, qui définit la « nation » québécoise, est au cœur du combat pour la souveraineté, dans un climat hostile à l’impérialisme anglo-saxon. La proclamation fameuse du général De Gaulle : « Vive le Québec libre ! », en 1967, vient opportunément soutenir le combat nationaliste des « Nègres blancs d’Amérique », selon le titre d’un essai provocateur du militant Pierre Vallières. Écrivains, chanteurs, artistes participent activement au mouvement. La promotion de la francophonie se concrétise par une politique linguistique volontariste à l’œuvre, notamment, dans la fameuse charte de la langue française, dite « loi 101 », appliquée par le gouvernement de René Lévesque en 1977. Aujourd’hui, la présence d’une importante communauté de migrants francophones originaires d’Haïti, du Liban, d’Afrique, etc. fait que Montréal, pourtant bilingue, reste la deuxième métropole francophone.

L’histoire de ces organisations et organismes et, plus généralement, de cette Francophonie institutionnelle a été faite par les historiens et les linguistes, mais aussi par les défenseurs de la Francophonie dans le monde. Il s’agit de réactiver le mythe de l’universalité de la langue française. Thierry de Beaucé, qui a été secrétaire d’État, publie un Nouveau discours sur l’universalité de la langue française (1988), Marc Blancpain, directeur de l’Alliance française, Les Lumières de la France, le français dans le monde (1967). Stellio Farandjis, délégué général à la langue française, mène le combat sur le terrain de l’humanisme : Francophonie fraternelle et civilisation universelle (1991). L’histoire héroïque de la francophonie assiégée, telle le général Montcalm à Québec, se confond alors avec un réquisitoire contre la menace de l’« anglo-américain » et du « franglais », dont Étiemble fait alors son combat. Gérard Tougas lance un appel à La Francophonie en péril (1967). Mais, selon cette grande geste épique, ainsi que le titre Hyacinthe de Montera, La Francophonie en marche mène « la guerre des cultures » (1966). Il faut lancer un appel, comme Gabriel de Broglie, au Français pour qu’il vive (1986), en adressant une Lettre ouverte à ceux qui en perdent leur français (1986), comme Philippe de Saint-Robert, ancien haut-commissaire à la langue française et ardent défenseur de la « francité ».

Francophonie et souveraineté nationale

La Semaine de la langue française et de la Francophonie, qui s’est tenue du 16 au 24 mars dernier sous l’autorité d’Aurélie Filipetti, Ministre de la culture et de la communication indique bien, à elle seule, que la langue relève du politique. Comme les autres événements et rencontres organisés en 2013 par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DLFLF) et par l’Institut français, elle a été dédiée aux « mots » français « semés » à travers les langues du monde. Même lorsqu’il ne s’agit, de manière semble-t-il bien innocente, que de choisir « dix mots semés au loin », les conditions mêmes de ce choix revêtent une signification politique. La francophonie linguistique, ici encore, ne peut guère être distinguée de la Francophonie. La langue française est à proprement parler une affaire d’État, comme l’atteste l’existence même d’un Ministère de la Francophonie, ainsi que d’organismes publics. La Délégation générale à la langue française et aux langues de France est placée sous l’autorité du Ministère de la culture et de la communication. Ce Ministère est lui-même défini par le site officiel de la DLLFLF comme « le ministère de la langue », ayant « une responsabilité particulière dans la mise en œuvre de cette politique, qu’il partage avec plusieurs autres départements ministériels ». Vue de l’étranger, l’existence d’un Ministère de la culture peut avoir de quoi surprendre. Mais qu’un tel ministère puisse faire en outre office de « ministère de la langue » frise l’incongruité [2].

Si la langue est en France une affaire d’État, c’est qu’elle participe de manière essentielle à la définition même de la souveraineté nationale. De manière significative, dans la constitution de 1958 révisée en 1992, la mention de la langue intervient dès l’article 2, au titre premier, intitulé « De la souveraineté » : « La langue de la République est le français ». La langue est si importante pour la définition de la souveraineté qu’elle précède les alinéas 2 et 3, désignant l’emblème et la devise de la République. Cette affirmation, qui a une très forte valeur prescriptive, découle directement en droit de l’indivisibilité de la République posée dès l’article 1er : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale », qui reprend mot pour mot la constitution de la IVe République, en 1946, elle-même inspirée de la constitution montagnarde de 1793 : « La République française est une et indivisible ». Le principe de l’indivisibilité, en lui-même, fonde l’article 1, selon lequel la République « assure l’égalité de tous les citoyens devant la loi, sans distinction d’origine, de race ou de religion ». L’égalité des citoyens passe par la référence à une langue commune unique, indépendante de l’origine des citoyens — qui est d’abord celle de la justice. Avant même la révision de 1992, l’arrêt Quillevère du Conseil d’État, en 1985, faisant jurisprudence, concluait déjà à l’irrecevabilité d’une requête rédigée en breton.

Les conséquences du principe de l’indivisibilité, qui permettent de mieux comprendre la portée du critère de la langue, sont tirées à l’article 2-3, qui prévoit à propos de la souveraineté qu’« aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en approprier l’exercice ». L’unité du peuple français — et donc de sa langue — découle encore du principe de l’indivisibilité, comme le montre la décision du Conseil constitutionnel, en 1991, de censurer la mention du « peuple corse » dans un projet de loi pour la décentralisation. Si le « peuple corse » n’a pas d’existence constitutionnelle, sa langue n’en a pas davantage.

On peut toutefois se demander pourquoi le législateur a jugé nécessaire d’introduire, somme toute bien tardivement, cet alinéa dans l’article 2 de la constitution, à une époque où l’unité de la République ne semblait plus guère menacée par les langues régionales. La jurisprudence du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel, on l’a vu, suffisait à tirer toutes les conséquences du principe de l’indivisibilité de la République, jusque dans l’usage de la langue en matière de justice et de droit. Il convient ici de rappeler le contexte européen dans lequel s’inscrit cet alinéa décisif de l’article 2, introduit en 1992 préalablement à la ratification du traité de Maastricht. C’est bien dans le cadre européen et plus généralement international, qu’il convenait alors de réaffirmer le principe linguistique de la souveraineté, du fait de la hiérarchie des normes puisque, en théorie, le droit de l’Union européenne devait s’imposer aux états signataires du traité de Maastricht. Or le traité prévoyait la reconnaissance des langues régionales. C’est justement au nom de l’article 2 que le Conseil constitutionnel a censuré le projet de ratification de la Charte européenne pour les langues régionales, en 1999. Il faut en effet attendre l’article 75-1 pour que soit reconnue l’existence de ces langues régionales, qui « appartiennent au patrimoine de la France ». Mais le mot même de « patrimoine », qui fait référence au passé, à l’Histoire, ne saurait ouvrir un quelconque droit à l’usage présent ou futur de ces langues. Le français reste en droit la langue exclusive de la République. Selon la loi du 4 août 1994, dont le contenu est réaffirmé par la Délégation à langue française et aux langues de France, il va de soi que la langue des citoyens ne peut être que le français, dont l’État est en somme le garant. Si la langue française s’impose à tous comme une obligation dans le domaine du droit et de l’administration, elle apparaît aussi comme un droit : « nos concitoyens ont le droit, garanti par la loi, de recevoir une information et de s’exprimer dans leur langue ».

Le monolinguisme du « français national » ne relève donc pas seulement d’une politique linguistique. Au fondement même de la souveraineté nationale incarnée dans les institutions de la République, le français est lui-même une « institution » (Balibar, 1985) dont l’histoire remonte à l’origine du royaume, aux « Serments de Strasbourg », en 842. La langue étant par nature intrinsèquement politique, la République doit mettre en œuvre une politique de la langue sur le territoire français, y compris outre-mer. Cette politique de la langue fonde une francophonie qui est la Francophonie, sur des bases qu’on peut bien qualifier de philosophiques : « De tous les liens que nouent les hommes dans la cité, le lien de la langue est le plus fort, car il fonde le sentiment d’appartenance à la communauté. Parce que la mondialisation des échanges et les progrès de la construction européenne ne cessent de le faire évoluer, les pouvoirs publics sont appelés à réaffirmer une politique de la langue qui, tout en veillant à garantir la primauté du français sur le territoire national, participe à l’effort de cohésion sociale et contribue à la promotion de la diversité culturelle en Europe et dans le monde. » Le préambule au site officiel de la DGLFLF rappelle ainsi les présupposés de l’idée de francophonie. Mais il prend également acte de la mondialisation dans laquelle la francophonie doit désormais s’inscrire.

La politique de la « diversité » et du « plurilinguisme » à l’heure de la mondialisation

Les textes récents permettent en effet de mesurer une évolution significative dans la conception officielle de la francophonie. En 1966, Georges Pompidou, alors Premier ministre, place sous son autorité un Haut comité pour la défense et l’expansion de la langue française. L’idée d’une « expansion », d’une « diffusion », d’un « rayonnement » de la langue française, explicitement francocentrique, est alors en plein accord avec les fondements philosophiques et politiques du monolinguisme d’État qui définit la francophonie dans toutes ses acceptions.

L’âge de cette francophonie tantôt conquérante, tantôt obsidionale paraît à présent révolu. Depuis la fin des années quatre-vingts, une conception plus ouverte, multilatérale, s’est imposée dans la doctrine officielle, en accord avec l’esprit de l’Organisation internationale de la francophonie. Ainsi, l’article 87 du titre XIV de la constitution, rétabli par la révision de 2008, « De la francophonie et des accords d’association », dispose que « la République participe au développement de la solidarité et de la coopération entre les États et les peuples ayant le français en partage ». Le thème du « partage » place en théorie, sinon dans les faits — les États signataires de la charte de l’OIF sur un pied d’égalité. La langue française n’ « appartient » à personne — pas même à la France, puisqu’elle est née sur un territoire qui, lui-même, ne se confond pas avec les frontières de la France contemporaine. Et surtout, la langue française, présente sur les cinq continents — la seule, avec l’anglais — ne peut être réduite à son existence territorialisée. « Déterritorialisée » dans les grandes aires de la francophonie en Afrique, aux Amériques, dans l’Océan indien et dans le Pacifique, la langue française est censée constituer un patrimoine commun légué en héritage par une histoire elle-même « partagée ». Comme l’observe l’écrivain algérien Kateb Yacine, le français est l’une des langues de l’Algérie qui, hormis le berbère, ont toutes été importées au fil de l’histoire, du latin à l’arabe. Il en est de même pour l’anglais en Afrique, lui-même « déterritorialisé » et « indigénisé » (C. Zabus). Le romancier nigérian Chinua Achebe, disparu en 2013, peut ainsi répondre que l’anglais est devenu une langue « africaine » à part entière au romancier kényan Ngugi wa Thiongo qui, entendant « décoloniser l’esprit », y avait renoncé au profit du gikuyu, sa langue maternelle.

Le thème du « partage » est lui-même évidemment indissociable de la métaphore du « trésor », lieu commun qui, depuis le XVIe siècle, traverse l’histoire des représentations de la langue. Aurélie Filipetti, en avant-propos à l’ouverture de la Semaine de la langue française, réactive la métaphore : « S’il y a là, naturellement, un enjeu d’influence (diplomatique, économique), il y a aussi un trésor à partager et à défendre pour que le monde des langues demeure pluriel ». Mais, comme chacun sait, le trésor peut aussi susciter la convoitise, et les héritiers se déchirer, voire se retourner contre les légataires — « trésor de guerre » ou « butin » dont s’emparent les colonisés, comme le dit encore Kateb Yacine. L’idée d’un « partage » vise à prévenir l’accusation d’« impérialisme ». Pour Aurélie Filipetti, « la langue française, et au-delà des frontières nationales, la francophonie, sont une cause majeure. Pas du tout par nostalgie d’une forme d’impérialisme de notre langue et du rôle qu’elle a joué aux XVIIe et XVIIIe siècles, la langue de la philosophie, de la diplomatie [...] ». Cette référence aux XVIe et XVIIIe siècles peut paraître singulièrement biaisée puisque l’« impérialisme » n’est pas tant celui du français des philosophes et des diplomates, que du colonialisme, ou du « néo-colonialisme ». Toujours est-il que, à défaut d’avoir pu ratifier la charte européenne sur les langues régionales, la République affiche une conception plurielle et tolérante de la francophonie, ouverte sur les autres langues de son territoire national et du monde. C’est sous le signe de la « diversité culturelle » que, à l’ère de la mondialisation, se place le combat pour la francophonie. La priorité de la DGLFLF est désormais le plurilinguisme : « La multiplication des échanges et des contacts entre les langues oriente notre politique vers la promotion du plurilinguisme, en particulier au plan européen ». L’Europe est certes un enjeu important pour la francophonie. Mais c’est en Afrique, où, selon les estimations déjà citées de l’OIF, sont appelés à se concentrer 90% des francophones en 2050, que se joue l’avenir du français, enrichi par le plurilinguisme, surtout si on y inclut également le Maghreb et l’Égypte. La situation du continent africain est telle que le français — même dans les États qui affichent un monolinguisme officiel — y est toujours associé à d’autres langues, qu’il s’agisse des langues africaines elles-mêmes, de l’arabe, du portugais ou de l’anglais. Dans un environnement économique et géopolitique où le Nigéria et l’Afrique du Sud anglophones pèsent d’un poids important, renforcé par des liens étroits avec la Grande-Bretagne et, surtout, les États-Unis, où se forment les élites, la francophonie ne peut se développer qu’en dialogue avec l’anglais, l’arabe et les langues africaines qui, pour certains d’entre elles, assurent un rôle véhiculaire transnational. Un développement appuyé sur des francophonies plurielles, ouvertes à un « co-linguisme » (Balibar), permettrait une forme nouvelle de pluralisme culturel et, il faut l’espérer, de démocratie.

par Dominique Combe, le 19 septembre 2013

Aller plus loin

Références

Achebe (C.), Morning Yet on Creation Day, New-York, Doubleday, 1975.

Anderson (B.), L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, trad.fr., La Découverte, 2002.

Balibar (R.), L’Institution du français. Essais sur le co-linguisme, des Carolingiens à la République, P.U.F., 1985.

Césaire (A.), Cahier d’un retour au pays natal (1939, 1956), Présence africaine, 1983.

Esprit, novembre 1962 : « Le français, langue vivante ».

Kateb (Y.), Comme un boxeur. Entretiens 1958-1989, Seuil, 1994.

Ngugi wa Thiong’o, Decolonizing the Mind :The Politics of Language in African Literature, London, James Currey, 1986.

Ramuz (C.-F.), « Lettre à Bernard Grasset » (1924), Deux lettres, Lausanne, L’Age d’homme, « Poche suisse », 1992.

Senghor (L.-S.), Liberté III. Négritude et civilisation de l’universel, Seuil, 1977.

Starobinski (J.), Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle, Gallimard, 1971.

Vallières (P.), Nègres blancs d’Amérique. Autobiographie « précoce » d’un terroriste québécois, Montréal, Parti pris, 1967.

Pour citer cet article :

Dominique Combe, « Francophonies plurielles », La Vie des idées , 19 septembre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Francophonies-plurielles

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Notes

[1En novembre 1962, peu après les accords d’Évian, la revue Esprit consacre un numéro spécial au « français, langue vivante » qui, outre des linguistes, des critiques littéraires, des philosophes et des journalistes, réunit autour de l’idée de francophonie et de francité quelques-uns des acteurs politiques majeurs de la décolonisation, parmi lesquels Senghor, Bourguiba, Diori, Sihanouk. Senghor, ancien député de l’Union française à l’Assemblée nationale, Président de la République du Sénégal, est le principal penseur d’une francophonie politique qui se fonde sur les valeurs « spirituelles » d’un « humanisme » à vocation universelle, qu’il nomme « francité ». La francophonie est utopiquement définie par Senghor comme le « rendez-vous du donner et du recevoir », selon une formule inspirée du Cahier d’un retour au pays natal du poète Aimé Césaire, lui-même député-maire de Fort-de-France, et ancien rapporteur de la loi de départementalisation des Antilles en 1946.

[2L’« exception française » d’un « ministère de la langue » résume à elle seule plus de cinq siècles d’une politique linguistique d’État qui se confond avec l’unification du royaume, puis de la République. De l’édit de Villers-Cotterêts, en 1539, à la création d’un Secrétariat d’État à la Francophonie en 1986 puis, en 2001, d’une Délégation générale à la langue française et aux langues de France (et avant celle-ci d’un Haut comité, puis d’un Commissariat), la continuité de cette politique linguistique paraît évidente, par delà les régimes. Les institutions de la Ve République incarnent cette continuité : la francophonie se confond avec la Francophonie. La loi Bas-Auriol de 1975, qui impose l’affichage des produits de consommation en français, puis la loi Toubon de 1994 qui élargit la prescription de la langue française aux contrats de travail, s’inscrivent dans cette politique volontariste. Les institutions françaises et internationales de la Francophonie sont l’aboutissement d’une politique linguistique qui est d’abord une politique de la langue — celle du « français national » (Balibar/Laporte, 1974).

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