Le modèle narratif du couple n’existe qu’en France : il est très rare d’entendre les journalistes allemands parler de « couple franco-allemand ». Ce modèle relève d’une tendance très française à privilégier la mise en récit dans cette relation bilatérale, parfois au détriment des actions, et elle va de pair avec une tendance à la psychologisation de la relation, là aussi très française – et pas du tout allemande.
Dans son roman Les Services compétents, Igor Gran décrit des lieutenants du KGB qui s’arrachent les cheveux, car ils ont été chargés d’écrire un article sur Picasso. Comment faire l’éloge du communiste convaincu, tout en soulignant qu’artistiquement ses propositions ne sont pas du tout « dans les clous » ? En bref, ils transpirent à grosses gouttes sur la rédaction de cet article.
Dans le cas de la célébration des soixante ans du traité de l’Élysée, le gouvernement français a fait plus simple : passer sous silence l’intégralité des sujets qui fâchent et miser sur des formules vagues et ampoulées qui se voulaient lyriques.
Un moteur narratif
Le président Macron a décrit les deux États comme « deux pays jumeaux d’histoire et de destins [1] » et même comme « deux âmes dans une même poitrine », appelées à devenir « pionnières pour la refondation de notre Europe ».
La référence au Faust de Goethe, à travers ces « deux âmes dans une même poitrine » que seraient la France et l’Allemagne, est pour le moins surprenante ; car la phrase, si on la cite en entier, est connue pour exprimer au contraire un déchirement : « Deux âmes, hélas ! habitent ma poitrine, et l’une veut faire divorce d’avec l’autre » (parfois également traduit par : « chacune d’elle veut se séparer de l’autre »).
Je ne sais pas si le président Macron ignore la fin de la citation ou s’il s’agit d’une provocation cachée envers l’Allemagne ; mais cette référence, à tout le moins, peut étonner. Sans parler du fait que l’une de ces deux âmes est celle de Méphistophélès !
Peut-être que l’objectif était simplement de chercher une formule bien ciselée. Des deux côtés, la métaphore du « moteur franco-allemand », qui souvent « ronronne doucement » et avance par la « ferme volonté de toujours transformer les controverses » en « action convergente », a été filée à l’envi. Il n’y a eu aucune annonce d’une quelconque avancée concrète, mais le moteur narratif en tout cas, lui, est bien huilé.
Tout le monde a fait bonne figure pour célébrer ces soixante ans de mariage et faire mine de renouveler les vœux, comme il se doit : outre ce discours (à la Sorbonne), ont été organisés un conseil des ministres franco-allemand, un dîner en tête-à-tête d’Emmanuel Macron et Olaf Scholz, un discours conjoint des présidentes de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, et du Bundestag, Bärbel Bas, et même une invitation, par la Philharmonie de Paris et l’Office franco-allemand de la Jeunesse, de 70 jeunes de France et d’Allemagne de 10 à 17 ans à se produire au Panthéon le 22 janvier 2023 pour un grand concert.
L’objectif était de réaffirmer un couple fort face aux critiques des autres pays européens. Depuis plusieurs mois, la volonté des deux pays d’éviter toute escalade avec le Kremlin est mal vue par une large partie orientale de l’Europe (Pologne, États baltes, etc.), pays qui se félicitent de l’engagement des États-Unis, qu’ils regardent comme les véritables protecteurs face à l’agression russe.
En effet, Emmanuel Macron et Olaf Scholz sont restés évasifs, lors de ces célébrations, sur la question stratégique des chars de combat, dont la livraison est réclamée à cor et à cri par l’Ukraine. Depuis, le chancelier a annoncé, 25 janvier 2023, l’envoi de 14 chars Leopard 2 en Ukraine, ainsi que l’autorisation pour les pays qui possèdent ces chars allemands de réexporter vers l’Ukraine ce matériel de guerre.
Des divergences à long terme
Les célébrations des 60 ans du traité visaient à surmonter les tensions apparues au grand jour en octobre 2022, quand la France avait décidé de reporter sine die la réunion des deux gouvernements, à la suite de trop nombreux conflits entre les deux pays. L’Allemagne a annoncé en octobre 2022 un projet de bouclier antimissile européen associant quatorze pays de l’OTAN, sans la France, ce que cette dernière a mal pris (alors qu’elle-même développe avec l’Italie son propre système de défense anti-aérien « Mamba »).
La France avait également été très irritée du fait que l’Allemagne n’a pas répondu aux propositions de relancer l’Europe formulées par Emmanuel Macron lors de son discours à la Sorbonne en 2017. Il est vrai que l’Allemagne était alors dans les négociations pour former un nouveau gouvernement et que ces propositions tombaient au mauvais moment. Il y avait eu aussi un conflit autour du choix de la présidence de la Commission européenne en 2019, avant qu’un arrangement ne soit trouvé autour d’Ursula von der Leyen, très francophile.
Une grande partie des tensions s’explique aussi par le fait que la guerre en Ukraine a servi de révélateur, au sens photographique du terme, de divergences et de malentendus qui existaient depuis longtemps. Les deux pays ont un désaccord profond sur la politique énergétique : l’Allemagne mise essentiellement sur les énergies renouvelables, tandis que la France s’en remet au nucléaire pour pallier ses problèmes d’approvisionnement. Elle lui reproche aussi sa politique de soutien aux entreprises et aux ménages allemands, le gouvernement de Scholz ayant négligé d’avertir la France de la mise en place d’un fonds d’investissement de 200 milliards d’euros, dont la France craint qu’il n’engendre des distorsions de compétitivité, alors qu’elle-même a prévu un programme de 120 milliards avec les mêmes objectifs.
La France n’a pas apprécié non plus que l’Allemagne achète des avions américains F-35 pour remplacer ses Tornados, jugeant que c’eût été un geste de solidarité économique que d’acheter des Rafales français. Mais la France oublie (ou feint d’oublier) que les anciens Tornados de l’Allemagne participaient dans le cadre de l’OTAN au « partage nucléaire », ce pour quoi les Rafales ne sont pas équipés.
Photo de mariage
À l’inverse, selon l’Allemagne, la France devrait faire preuve de solidarité et céder son siège au Conseil de sécurité des Nations unies à l’UE, et aussi accepter le transfert du Parlement européen de Strasbourg à Bruxelles. Par ailleurs, même si la présidence Trump a fait évoluer la position allemande en interdisant de considérer les États-Unis comme un partenaire sur lequel on pouvait compter à chaque instant, la question de la bonne distance à adopter avec les États-Unis reste un point de discorde entre la France et l’Allemagne.
Depuis quelques semaines, Berlin met en avant la nécessité d’affirmer la « souveraineté européenne », reprenant en cela un souhait français ; en fait, il s’agit surtout de l’idée (déjà ancienne) d’un pilier européen au sein de l’OTAN, et non pas d’une émancipation.
Une autre source de divergence porte sur l’élargissement de l’UE. L’Allemagne souhaite l’étendre assez rapidement aux Balkans occidentaux, comme l’a montré le voyage de Scholz dans cinq pays des Balkans en juin 2022. Il pense que l’entrée de ces États (le Kosovo, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro et l’Albanie, les quatre derniers ayant déjà le statut de candidat) doit avoir la priorité sur celle de l’Ukraine, dont la préparation à l’intégration de l’UE durera plus longtemps, selon lui.
Et puis il y a les disputes qui ne portent pas sur le fond, par exemple l’absence de référence à la coopération franco-allemande dans le discours sur l’Europe prononcé à l’Université de Prague en août 2022 par le chancelier, qui a donné à Paris le sentiment que Berlin cherchait à marginaliser la France.
Tout ceci n’est pas nouveau. Il y a depuis longtemps, en Allemagne, la crainte d’une France qui utiliserait l’UE pour servir ses propres intérêts et, à l’inverse, il existe en France une certaine appréhension face à la puissance économique allemande. Il est vrai que, si l’on compare avec la « photo de mariage » de 1963, la mariée a pris de l’ascendant sur le marié : après l’unification, l’Allemagne a vu son poids économique et démographique augmenter d’un coup, en même temps que son rôle sur la scène internationale. De plus, Paris voit sa relation avec Berlin comme exclusive, alors que la réciproque n’est pas vraie : il y a du jeu dans l’interprétation du contrat de mariage !
Zéro crise
Rembobinons. Au moment où de Gaulle et Adenauer prétendent « fonder » l’amitié franco-allemande par la signature de ce traité en 1963, ils mettent en scène une réconciliation qui en réalité a commencé dès la fin des années 1940. La manière de raconter ce récit de réconciliation est très liée à une geste gaullienne qui déforme la réalité historique de l’après-guerre : les deux pays vivaient déjà en union libre, bien avant leur « mariage » !
L’intention de de Gaulle et d’Adenauer était d’obliger leurs successeurs à s’écouter, à se rencontrer. Le traité stipule que les « chefs d’État et de gouvernement se réuniront chaque fois que cela sera nécessaire et, en principe, au moins deux fois par an ». Comme dans tous les mariages, si l’on veut que ça dure, il faut se parler : ça n’est pas suffisant, mais c’est nécessaire !
L’institutionnalisation du tandem en 1963 a fait rentrer la relation franco-allemande dans le champ du psychologique et même du familial, en inaugurant – surtout en France, beaucoup moins en Allemagne – un discours sur le « mariage » et le « couple ». Un mariage permet de raconter une histoire d’amour, d’en partager le récit avec les proches, frères et sœurs, cousins et cousines, c’est-à-dire ici avec le reste de l’Europe.
Par ailleurs, les tensions franco-allemandes sont toujours abondamment commentées, et les différends exagérés, afin que leur dénouement puisse être qualifié de « sauvetage » de l’Europe et que l’action du couple puisse être perçue comme démiurgique. Tout cela participe de la même logique : présenter le tandem franco-allemand comme incontournable en Europe.
C’est l’une des raisons pour lesquelles la presse parle souvent de « crise » franco-allemande, aussi bien en France qu’en Allemagne. Mais il n’y en a en fait jamais. Chaque problème, chaque divergence entre les deux pays a toujours fini par se résoudre. Il n’y a pas d’équivalent, entre la France et l’Allemagne, de différends comme il peut y en avoir entre la France et l’Algérie, ou entre la France et le Mali. Parfois, le fait de trouver un accord prend du temps, mais une vraie crise, réelle et profonde, n’a jamais existé entre les deux pays depuis 1945.
À titre d’exemple, les Eurobonds, rebaptisés Coronabonds, étaient sur la table depuis 2012. Les Français tentaient d’imposer ce principe depuis plusieurs années, mais les Allemands bloquaient. Il a fallu le Covid, un événement catastrophique et inattendu, pour arriver à un compromis. Mais cela a permis un pas en avant décisif pour l’UE.
De même, le fonds citoyen franco-allemand, destiné à « appuyer les projets conjoints d’acteurs de la société civile, notamment les initiatives citoyennes et les jumelages de communes », rencontre un grand succès depuis son lancement en 2020. Les noces de diamant (matériau qui a la réputation d’être le plus dur de tous) ne sont donc pas une célébration uniquement rhétorique.
Les futures avancées
On a souvent l’impression que tout était plus simple par le passé, mais c’est une illusion. On garde, par exemple, la mémoire idyllique d’un tandem Giscard-Schmidt, discutant sans interprète et qui aurait été d’accord sur tout, depuis les débuts de leur amitié en tant que ministres des Finances de leurs pays respectifs.
Or, entre 1971 et 1978, les deux gouvernements n’étaient d’accord sur rien en matière monétaire. Pourtant, le SME une fois acté, les choses sont allées très vite. La mémoire collective a occulté les sept années de dialogue de sourds derrière la mise en récit de l’entente « idéale » entre Giscard et Schmidt.
Il est indéniable que le centre de gravité de l’UE n’est plus le même aujourd’hui. Auparavant, les deux pays représentaient plus ou moins les deux grands camps de l’UE, l’Europe du Nord et l’Europe du Sud, mais l’Europe de l’Est est désormais partie prenante.
Pourtant, l’équation demeure simple. Depuis le Brexit, la France et l’Allemagne représentent à elles deux 42 % du PIB total de l’UE : c’est insuffisant pour une hégémonie totale, mais assez pour que rien ne se fasse sans elles. La situation, sur le papier, est favorable : le président français et le chancelier allemand sont tous deux très europhiles. Le président Macron a confiance dans la volonté allemande de faire progresser l’Europe et il y est lui-même très favorable.
Les planètes sont donc a priori alignées et on pourrait penser que des avancées importantes vers une Europe plus intégrée vont être possibles. Relire Heine incite à un peu moins de certitude : il se moquait jadis de ses compatriotes, en expliquant que « les philosophes allemands rêvent de manière radicale, mais préfèrent laisser aux Français le soin de passer à la pratique révolutionnaire [2] ». Verrait-il les choses différemment aujourd’hui ?