Recensé :
André Sapir (dir), Fragmented Power : Europe and Global Economy, Bruxelles, Bruegel, septembre 2007, 331 p., 25,00 euros.
« L’Europe ? Quel numéro de téléphone ? », se moquait jadis le secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger. Depuis, il s’est passé une ou deux choses en Europe : l’ancienne « communauté », passée de 6 à 27 pays, est devenue « union » et a une monnaie commune (pour 13 d’entre eux), elle s’est érigée en gendarme de la concurrence face aux plus grandes entreprises, elle est probablement la seule à pouvoir sauver le multilatéralisme qui a permis d’arriver au degré de globalisation économique que nous connaissons, et enfin elle est désormais présente militairement dans des opérations de maintien de la paix à l’extérieur de ses frontières. L’Europe existe donc infiniment plus qu’il y a trente ans et pourtant la question de Kissinger reste d’actualité.
L’Europe n’a pas une mais des représentations extérieures. Elle n’a pas une mais des politiques extérieures. Elle est, comme l’écrivent les auteurs du récent ouvrage du centre de réflexion européen Bruegel, un « pouvoir fragmenté ». La première ligne de fragmentation est horizontale. Elle sépare les dimensions politique, économique et monétaire de son action, et s’explique par la construction incrémentale, traité après traité, de l’Union, par sa structure en piliers instituée par le traité de Maastricht et qui fait osciller le pouvoir exécutif entre le Conseil des ministres (pour les second et troisième piliers) et la Commission (pour le premier pilier). Fragmenté enfin du fait du manque d’unité de la Commission européenne, son organe exécutif, et des difficultés inhérentes à la coexistence de différents ressorts administratifs et politiques au sein de l’exécutif qui, pour le coup, n’est pas le propre du fait européen ; les périls de la coordination interministérielle en France le montrent assez. Fragmenté, le pouvoir européen l’est aussi sur un axe vertical, tiraillé qu’il est entre les niveaux national et européen.
En 2009, si le traité en préparation entre en vigueur, l’Union européenne aura en principe un ‘quasi’ ministre des affaires étrangères qui cumulera les fonctions de l’actuel Haut représentant de l’Union européenne pour la sécurité et la politique étrangère et du Commissaire européen en charge des relations extérieures, Benita Ferrero-Waldner. Gageons que ce « ministère », doté d’un corps diplomatique européen, figurera en tête des mérites à consentir au futur nouveau traité. Suffira-t-il à garantir l’unité européenne vis-à-vis de l’extérieur ? Non, mais il devrait permettre de progresser à condition que son mandat, ses compétences et ses moyens soient plus clairs. Le « Haut Représentant », Javier Solana, « grillé », selon le mot d’un fin observateur de la vie bruxelloise, illustre jusqu’à la caricature l’impasse d’une certain approche formaliste candide. Pas plus à Bruxelles qu’ailleurs l’organe ne crée la fonction.
C’est tout le mérite d’André Sapir, professeur d’économie à l’Université Libre de Bruxelles et chercheur associé à Bruegel, que d’apporter de la profondeur à ce lancinant débat de la politique extérieure de l’Union. « Fragmented Power. Europe and the Global Economy », publié sous sa direction, démêle le pourquoi du comment de cette « fragmentation ». La matière était suffisamment complexe pour que l’on s’épargne le luxe d’un plan sophistiqué. L’ouvrage est organisé en chapitres thématiques (commerce, développement, concurrence, migration, énergie, marchés financiers, politique monétaire) confiés chacun à des auteurs différents et spécialisés, tous économistes, européens ou américains. Ces analyses sectorielles sont précédées d’une étude de la « gouvernance des relations économiques internationales de l’Union européenne » cosignée par le directeur de Bruegel, Jean Pisani-Ferry, et Benoît Coeuré, professeur à l’Ecole polytechnique et directeur de l’Agence France Trésor, qui leur sert de cadre méthodologique. (On regrettera que l’environnement, traité dans cette première partie synthétique ne trouve pas sa contrepartie dans les chapitres sectoriels qui suivent.)
Cet effort méthodologique était d’autant plus nécessaire que les situations varient profondément d’un domaine d’action à l’autre, entre, d’un côté, la politique monétaire, gérée exclusivement par la Banque centrale européenne, et de l’autre, la politique de développement ou de migration, qui sont des compétences partagées entre l’Union et les Etats membres. Entre ces deux pôles, on trouve une série de politiques normatives, comme la régulation financière ou la protection de l’environnement, où l’Union joue un rôle fondamental dans la production des normes mais où le contrôle du respect de ces dernières, voire le détail de leur mise en œuvre, est décentralisé au niveau d’autorités nationales. Pisani-Ferry et Coeuré distinguent ainsi entre trois types de gouvernance : « délégation (de compétence) inconditionnelle » (politique monétaire ou de concurrence), « délégation supervisée » (dans le cas de la politique commerciale, le commissaire compétent agissant dans le cadre d’un mandat) ou enfin simple coordination (comme pour la représentation dans les grandes institutions internationales telles que le FMI).
Les auteurs se gardent d’entonner une ode à l’ « intégration » ou à la « communautarisation » systématique de ces politiques. Ils ne prophétisent pas davantage une marche inéluctable vers un modèle de délégation inconditionnelle. Ils partent au contraire du postulat selon lequel toute union politique résulte d’un « arbitrage entre les économies d’échelle [attendues d’une politique commune] et l’hétérogénéité des préférences » collectives. Néanmoins quel que soit le domaine examiné, ils constatent que l’actuelle fragmentation, entre institutions européennes ou entre Union et Etats membres, et notablement l’inefficience du modèle de la coordination, empêche les Européens de déployer leur puissance dans la sphère internationale. Une marge d’amélioration de la gouvernance des relations extérieures de l’Union européenne existe donc, qui passe, selon le directeur de Bruegel, par la convergence des différentes formes de gouvernance actuelles vers un modèle de délégation conditionnelle et supervisée.
Pour qui veut accéder à une réflexion poussée sur la gouvernance de l’Union et à une connaissance approfondie des domaines politiques étudiés, la lecture de « Fragmented Power » est particulièrement recommandée. Sur un point toutefois on restera sur sa faim. La question du « pourquoi » historique de tel ou tel modèle de gouvernance reste subsidiaire. Si bien qu’au fil des pages, l’envie de connaître les causes de ces inefficiences, la rationalité qui se cache derrière cette irrationalité apparente ne fait que croître. On repose « Fragmented Power » sans l’avoir satisfaite. Pourquoi la Cour de justice, un jour de 1971, décide que les compétences externes se déduisent implicitement des compétences internes, inventant cette théorie inouïe de la « compétence implicite » ? Pourquoi, alors que la première communauté était celle du charbon et de l’acier, l’Europe n’a-t-elle pas mis en place une politique énergétique commune dans les années 1970 ? Pourquoi, à l’inverse, la politique commerciale commune a tenu ? Pourquoi et comment, alors que jusqu’aux années 1990 la Commission européenne n’avait réussi à assoir son pouvoir que dans des domaines d’action nouveaux où la concurrence des autorités nationales était faible (commerce et concurrence), il lui a été soudain possible de faire de la plus fondamentale des fonctions régaliennes, la monnaie, une politique commune ? Si, comme l’avait compris la Cour de justice et comme le vérifie Bruegel, une compétence extérieure ne peut se construire que sur une politique commune, alors quelle est la méthode propre de l’intégration ?
Mais le propos de Bruegel n’est pas de réponse à ces questions. Sans se départir de son parti pris académique, le centre de réflexion dirigé par Jean Pisani-Ferry assume sa vocation de vecteur d’influence. Ce faisant, il apporte au débat politique une finesse et une rigueur qui lui font trop souvent défaut. C’est déjà beaucoup.
Pour aller plus loin :
Le premier chapitre de l’ouvrage en ligne sur le site de
BruegelUn point de vue de la page « Charlemagne » de l’hebdomadaire The Economist