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Recension Société

Folie du Vieux Monde, folie du Nouveau Monde

À propos de : Emily Martin, Voyage en terres bipolaires : Manie et dépression dans la culture américaine, Rue d’Ulm


par Pierre-Henri Castel , le 29 janvier 2013


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À partir d’une lecture du livre d’Emily Martin, Voyage en terres bipolaires, récemment traduit en français, Pierre-Henri Castel réfléchit sur les raisons qui ont transformé la « psychose maniaco-dépressive », identifiée en Europe à la fin du XIXe siècle, en ce que la psychiatrie américaine a dénommé « trouble bipolaire ». Les médicaments y sont pour beaucoup, mais le contexte social et les valeurs dominantes aussi.

Recensé : Emily Martin, Voyage en terres bipolaires : Manie et dépression dans la culture américaine, traduit de l’anglais (États-Unis) par Camille Salgues, préface par Anne M. Lovell, éditions Rue d’Ulm, coll. Sciences sociales, 2013, 416 p.

Qu’est-ce que vivre sous la description « bipolaire » ?

Le moins qu’on puisse dire du dernier livre d’Emily Martin, paru en 2007 au Presses de l’université de Princeton, c’est qu’il donne beaucoup à réfléchir — non seulement à ceux qui sont concernés au premier chef par cette affection redoutable qu’est le trouble bipolaire, les patients, leur famille, leurs soignants, mais à tous ceux qui s’intéressent à la façon dont notre vie sociale met en forme, structure, voire conditionne intimement l’expérience de la souffrance psychique. Car son livre, si j’ose dire, raconte doublement de l’intérieur ce qu’est le trouble bipolaire aux États-Unis, mais aussi un peu partout dans le monde où domine le paradigme américain de la psychiatrie, la bipolarité. Doublement, car non seulement Martin a pu pénétrer les lieux où se constitue et se négocie ce diagnostic (présentations cliniques dans un hôpital psychiatrique, forums où les médecins discutent entre eux des cas difficiles et des meilleurs traitements, groupe de support des usagers, congrès internationaux, etc.), mais ayant elle-même été diagnostiquée bipolaire, c’est sa propre expérience qu’elle a exposée avec courage à toutes ces forces puissantes et souvent cachées qui en façonnent le contour, en imposent la thérapie médicamenteuse et, bien souvent, déterminent implacablement la trajectoire des malades.

Qu’est-ce donc que vivre sous la description « bipolaire » ? Voilà son fil conducteur, assez typique de l’anthropologie contemporaine de la médecine mentale, puisqu’on suppose en général acquis qu’en posant ainsi la question, les effets d’imposition de catégories sur le vécu n’en ressortiront que mieux.

La traduction française paraît préfacée par Anne M. Lovell, qui extrait à la perfection la substantifique moelle de l’ouvrage, le situant dans la trajectoire d’Emily Martin, laquelle enseigne l’anthropologie à la New York University, mais aussi dans le champ actuel des études sociales sur la psychiatrie. Cette préface est en soi si exacte et si complète qu’elle désarme les velléités pédagogiques du commentateur. Aussi voudrais-je dans ce compte rendu faire surtout sentir l’intérêt, pour des Français, d’une démarche comparative qui met en lumière tout ce qu’une expérience aujourd’hui massivement conceptualisée comme un trouble neurobiologique de l’humeur (exaltée dans la manie, abaissé dans la dépression, avec, dans la forme canonique, alternance cyclique d’un état puis de l’autre), et donc universelle-car-naturelle, doit en fait au contexte dans lequel on le diagnostique, et au monde de valeurs et de symboles qui en grossissent comme une loupe tel ou tel aspect au détriment de tel ou tel autre.

On dira : ce n’est guère original, quantité de travaux de ce genre sur la dépression par exemple ont largement établi la dimension sociale de troubles que les penchants naturalistes de la psychiatrie contemporaine aimeraient souvent représenter comme des dysfonctions cérébrales. Mais il existe beaucoup moins de travaux sur des désordres psychiatriques plus rares, réputés beaucoup plus graves, et pour lesquels il n’est par rare de devoir subir de longues semaines et même de longs mois d’hospitalisation. Les états maniaco-dépressifs ne sont pas, en ce sens, une affection sociale, au sens où par exemple Alain Ehrenberg en fait le corrélat de l’expérience de l’autonomie dans les sociétés individualistes contemporaines [1]. Ses symptômes, d’excitation et de dépression alternantes, donnent aussi le sentiment d’être non seulement naturels, mais anhistoriques : on a bien l’impression de les reconnaître dans les traités des médecins de l’Antiquité, comme chez Alexandre de Tralles, à peu près sous la forme nous les connaissons. Bref, ce serait une folie « essentielle », et plutôt une affection qu’on imagine imperméable dans ses grandes lignes à nos représentations culturelles, nos valeurs, à nos institutions. Et pourtant, la très grande force du livre d’Emily Martin est justement de nous faire voir qu’il n’en est rien, sans jamais, précisons-le, que l’auteure nie une certaine sorte d’objectivité neurobiologique de l’état maniaco-dépressif, en particulier parce qu’elle considère le traitement psychopharmacologique de tels troubles comme un acquis réel de la médecine d’aujourd’hui.

Les surprises d’un lecteur français

Ce qu’il en est en réalité, je le dirai plus loin, dans la mesure où il paraît intéressant de prolonger la trajectoire par Emily Martin, et de traiter son anthropologie à la fois objective et « en première personne » des états maniaco-dépressifs dans son contexte propre : les États-Unis, et de laisser parler les réactions spontanées d’un observateur de phénomènes qu’on imagine (un peu vite) tout à fait similaires chez nous.

Je partirais ainsi volontiers du choc moral, sinon affectif, qu’inflige à un observateur français des pratiques psychiatriques les retranscriptions des présentations de malades auxquels Martin a assisté dans un grand et célèbre hôpital américain, sur lequel je dirais plus loin deux mots, bien que son nom ait été anonymisé. Elles occupent l’essentiel du chapitre 4, et elles constituent un document de première main dont il faut souligner la rareté. Cette manière d’interroger les malades outragerait en effet probablement bon nombre de nos psychiatres : dans les fragments qu’Emily Martin restitue, on s’aperçoit très vite que le médecin ne s’adresse pas du tout à une personne, mais au cerveau dans la personne, et qu’il traite les propos qu’on lui tient, les réponses à ses questions, comme de simples indicateurs qui lui permettent de cocher oui ou non dans une liste de critères préétablis, dont la destination mais strictement rien d’autre que le meilleur traitement pharmacologique possible. Il en résulte d’ailleurs des pratiques de prescription qui, là encore, feraient tiquer bon nombre de psychiatres de ce côté-ci de l’Atlantique. Dans les ordonnances que mentionne Emily Martin, il n’est pas rare, et c’est même plutôt la règle, que cette approche symptôme par symptôme aboutisse à juxtaposer les médicaments de référence de plusieurs affections psychiatriques, chacune s’ajoutant à l’autre, X pour les états d’agitation, Y pour les états dépressifs, Z pour le trouble de l’hyperactivité avec déficit de l’attention (THADA) qui semble affecter les intervalles entre crise de manie et crises dépressives, sans oublier les antipsychotiques correspondant à plusieurs degrés possibles de troubles délirants. Les malades se voient donc prescrire 6, 7 voire 10 et plus de sortes de molécules, et les prescripteurs semblent particulièrement satisfaits de choisir chacune en fonction des données evidence-based de la psychopharmacologie la plus récente. Mais l’exercice confine à l’absurde, dans la mesure où il n’existe en revanche tout simplement aucune étude evidence-based sur les interactions entre chacune de ces classes de médicaments. Tout se passe alors comme si le cas singulier, démembré en amont au niveau d’une rationalité psychiatrique qui prend à part chacun de ses symptômes pour en faire une cible pharmacologique rigoureusement circonscrite, était reconstitué en aval, au niveau de l’ordonnance, puisqu’on lui confectionne un cocktail sur mesure, mais avec une prise de risque considérable sur les effets cumulés (sur le rein ou sur le cœur, et sur le métabolisme en général) de substances tout sauf anodines.

Après avoir sursauté, il faut toutefois s’interroger. Peut-être n’est-ce pas de très bonne politique que de prendre de haut, comme on en a d’abord envie, une pratique de la médecine mentale qui vient chatouiller si fort notre conception non seulement de l’humanisme élémentaire dans la relation au patient, mais même du bon sens médical. Et si ce dont Martin nous livre une peinture si précise nous obligeait à envisager tout l’univers, non seulement biomédical et scientifique, mais aussi culturel et moral à l’intérieur duquel de semblables pratiques constituent un véritable standard ? Interrogeant Emily Martin sur ces présentations de malades, si bouleversantes, j’ai ainsi découvert qu’elle avait porté son choix sur cet hôpital précisément parce qu’il est réputé aux États-Unis pour l’humanité avec laquelle on y prend soin des malades mentaux ! Bien loin d’être une incompétence cruelle, cette façon de faire attire les éloges du milieu. Pourquoi ? Sans doute parce que la façon dont sont agencés réciproquement les concepts de personne, de maladie mentale, de réponse rationnelle à la souffrance, se détache sur le fond d’une forme de vie, peut-être plus encore que d’une simple différence de culture ou de société, forme de vie qui rend évidents un certain nombre de gestes et de catégorisations, mais aussi de manières de sentir les choses, soi-même, autrui, en amont de tout raisonnement formalisé comme de toute justification empirique.

Le trouble bipolaire est-il la psychose maniaco-dépressive ?

À la lecture du livre d’Emily Martin, on sent ainsi tout d’abord le besoin de chausser les lunettes de l’historien. Il va en effet de soi, aux États-Unis, que le trouble bipolaire serait cliniquement, dans ses formes et ses symptômes typiques, l’héritier direct de l’ancienne psychose maniaco-dépressive. Il y aurait ainsi, de Kraepelin, le grand maître allemand de la psychiatrie à la fin du XIXe siècle, au DSM (le Manuel Diagnostique et Statistique de l’Association psychiatrique américaine), dont la cinquième édition est attendue au printemps, une sorte de filiation légitime. Les cliniciens américains seraient extrêmement étonnés, si on leur déclarait que le Kraepelin, et plus généralement toute la tradition psychiatrique européenne, dont ils s’imaginent être les continuateurs (on a ainsi qualifié les créateurs du DSM de « néo-krapeliniens »), n’avait franchement pas grand-chose à voir avec ce qu’ils en ont fait.

Et pourtant, le livre de Martin rend justement éclatante une différence entre l’Ancien et le Nouveau Monde, qui porte beaucoup moins sur le contenu strict des symptômes maniaco-dépressifs (une alternance cyclique d’état d’exaltation et de dépression) que sur leur sens et leur valeur à la fois morale et sociale. En somme, la bipolarité américaine, depuis les années 2000 au moins, constitue un type morbide qui conditionne aujourd’hui dans le monde entier la compréhension de l’ancienne psychose maniaco-dépressive, mais elle pourrait bien n’avoir qu’un très lointain rapport avec ce qu’était cette affection pour les psychiatres français et allemands qui l’ont identifiée dans la seconde moitié du XIXe siècle. La raison en est simple : l’existence du trouble bipolaire est aujourd’hui à ce point conditionnée par son traitement psychopharmacologique, qu’un psychiatre américain, sur un site d’information lue par presque toute la profession outre-Atlantique, Medscape ©, a récemment proposé de le rebaptiser « drugpolar disorder », le trouble « médicamentopolaire ». Et il a bien raison. En effet, il ne s’agit désormais plus que d’abraser les pics maniaques et de combler les gouffres dépressifs, avec l’espoir de trouver pour chaque malade le philtre magique qui lui convient. Les exemples d’Emily Martin sont éloquents : les malades y paraissent constamment en quête de la formulation miraculeuse qui les empêchera de sombrer trop bas, tout en leur permettant de profiter de l’excitation supposée « créative », et en tout cas clairement voluptueuse, des états submaniaques, avant qu’ils n’en perdent le contrôle et ne se mettent à délirer franchement.

Or que nous apprend l’histoire ? Tout d’abord que cette vision du trouble bipolaire, comme un déséquilibre neurochimique interne qu’il faudrait compenser au moyen de drogues diverses, et qui se traduirait en grande « sautes d’humeur » cycliques, complètement décontextualisées, et débouchant sur des états délirants qui n’ont rien à envier à ceux de la schizophrénie, ne ressemble que très superficiellement à la psychose maniaco-dépressive d’antan. Chez Kraepelin, comme chez ses nombreux critiques entre 1880 et 1914, la psychose maniaco-dépressive était une forme intermédiaire. Elle occupait l’espace entre ce que nous appellerions aujourd’hui les états « névrotiques », où le contexte existentiel et traumatique joue un rôle-clé, et les délires de la paranoïa et de la schizophrénie, qui impliquent pour les premiers une relative cité de la conviction délirante, et pour les seconds une désorganisation bien plus profonde de la personne et de la pensée. Ainsi, il n’était tout simplement pas vrai, et notamment pour les psychiatres de l’école française, comme Henri Ey, que les états maniaques « délirants » étaient délirants au sens de la schizophrénie. Bien au contraire ! Les cliniciens insistaient sur le fait que les malades y visaient des objets parfaitement intelligibles, certes, sur le mode de l’exagération grandiose des désirs pulsionnels (des envies effrénées d’argent, de gloire, de sexe), tandis que dans le pôle symétrique et inverse, où dominaient la culpabilité et la honte mélancolique, tout se passait comme s’ils se punissaient de leurs appétits transgressifs. Du coup, les hallucinations conservaient une note onirique, et le délire ne s’éloignait jamais trop d’une narration dont on ne perdait pas trop le fil. De toutes façons, à la différence des troubles délirants caractérisés, le délire maniaque apparaissait entièrement labile, et le maniaque en crise pouvait même être conduit, pourvu qu’on interagisse avec lui habilement, à abandonner des « certitudes » tout apparentes, voire à faire, après coup, son autocritique. Rien dans le livre d’Emily Martin n’incline à penser que la simple phénoménologie des « délires » maniaques ait à ce point changé. En revanche, une notion simpliste dudit délire, considéré en gros comme un propos ne correspondant à rien dans la réalité, permet de le traiter avec les mêmes neuroleptiques que ce qu’on emploie dans les troubles schizophréniques. Et voilà que, pour ce seul motif, la possibilité neurochimique de ramener les gens à leur bon sens abolit désormais les subtiles nuances du vécu de la folie.

Le contexte américain et la vieille clinique européenne

Il ne fait aucun doute que la pression du marketing des entreprises pharmaceutiques, qui se sont progressivement emparées de la « psycho-éducation » des patients, a joué là un rôle crucial. L’an passé, on a même révélé les montants d’argent spectaculaires investi dans la propagande scientifique dont s’étaient chargés un certain nombre de médecins qui, aux États-Unis, avait étendu le spectre des troubles bipolaires à un tel degré qu’un nombre considérable d’enfants, de moins de 6 ans, devenaient du coup des cibles pour la prescription de neuroleptiques puissants. Mais l’extension immense prise par le discours sur l’humeur et ses variations (mood swings) doit aussi énormément à l’environnement culturel et aux valeurs américaines et, peut-être au-delà, à celle des sociétés individualistes contemporaines.

Emily Martin en effet argumente de façon extrêmement convaincante pour montrer le poids qu’a progressivement pris, aux États-Unis, et dans le cadre de la compétition capitaliste l’idéal de la créativité, de l’inventivité, mais en réalité de la productivité indexée sur ses succès matériels et financiers. Elle a débouché sur ce qu’il faut bien appeler une idéalisation forcenée des états maniaques dans le trouble bipolaire à l’américaine. Emily Martin suggère même que cette idéalisation constitue un contrepoint méconnu du formatage des individus, non plus comme des agents économiques rationnels du système économique, mais comme des agents économiques passionnels de la compétition en régime libéral. L’état maniaque créateur, à la Theodore Roosevelt, à la Ted Turner, c’est en somme le genre de passion qu’il faut à la raison froide du calculateur utilitariste, pour faire la différence, et peut-être pour en jouir à fond. Et pourquoi pas ? Il est trivial, c’est sûr, de signaler que les humeurs des traders oscillent en fonction des hauts et des bas de la bourse. Il l’est un peu moins d’observer que des banquiers ont pu demander le conseil de psychiatres pour savoir comment remédier à la dépression des traders et faire repartir le marché...

Or là encore, l’historien sursaute. Car pour les cliniciens qui ont isolé pour la première fois cette affection dans le champ psychiatrique, c’est l’apparence de créativité qui servait de critère pathognomonique de l’état maniaque. En fait, toute cette ébullition mentale révèle une pensée profondément pauvre. Un tel point que lorsque Ludwig Binswanger s’est posé la question de savoir s’il devait libérer de l’asile de Bellevue le célèbre critique d’art Aby Warburg, il a décidé d’un test qui consistait à lui demander de faire une conférence devant le personnel soignant et les autres malades, en sorte que tout le monde pourrait juger s’il avait ou non recouvré la plénitude de ses facultés, quelle que fût par ailleurs la note triste ou gaie, ou la relative cohérence de ses pensées ordinaires. Warburg non seulement passa haut la main le test de Binswanger, mais sa conférence a été conservée, et elle est aujourd’hui considérée comme une de ses productions-maîtresses. C’est qu’il y a une différence profonde entre la créativité, interprétée comme une ressource interne de l’individu, et l’enthousiasme, qui le saisit du dehors et qui peut parfaitement l’abuser avec des idées insignifiantes. Une telle distinction semble avoir complètement disparu dans une sorte d’immanence où avoir le sentiment subjectif d’être créateur et être véritablement créatif sont devenus indiscernables. Plus exactement, la contribution affective des individus au jeu du marché, autrement dit à une créativité qui se résout fondamentalement en une excitation à en développer tous azimuts les potentiels, tient lieu de sanction sociale, et brouille la frontière autrefois nette entre une hypomanie éventuellement bénéfique et l’immense souffrance de la crise d’agitation mentale du maniaque.

Les choses se corsent et deviennent alors plus polémiques, lorsqu’on observe ce qu’est devenu le contour global des épisodes successifs de manie et de dépression (ou de manie et d’état normal, ou de dépression et d’état normal, selon les différents sous-types de bipolarité). La succession cyclique est aujourd’hui tenue par les promoteurs de la bipolarité à l’américaine comme un critère définitionnel de la maladie. Et ils invoquent les grands ancêtres français et allemands à l’appui de cette vision des choses. Il y aurait certainement toute une histoire à faire de la façon dont la psychiatrie américaine contemporaine s’est imaginée avoir des racines européennes. Mais n’importe quel psychiatre bien au fait des textes originaux et des polémiques qu’ils ont suscités se rappellera le fait troublant suivant : lorsque Oswald Bumke revint sur le destin des 471 malades sur lesquels Kraepelin avait fondé sa théorie de la psychose maniaco-dépressive, il s’aperçut que moins de la moitié avaient en réalité connu une rechute qui aurait pu s’apparenter à un « cycle ». Et moins d’un huitième de l’échantillon initial avaient répété plus de deux fois l’alternance manie-dépression (c’était d’ailleurs dans une énorme majorité sur le versant mélancolique). Il en ressort que la cyclicité prétendument typique de cette affection existait bien jusque dans les années 1920 et 1930, mais dans une proportion bien moindre qu’aujourd’hui. Au point d’ailleurs que de nombreux observateurs, sans nier la cyclicité chez un petit nombre de patients, n’y voyaient guère de motif de centrer toute la doctrine de la psychose maniaco-dépressive sur elle.

En réalité, il y a de solides raisons de penser que ce qui a donné sa forme cyclique standard à la psychose maniaco-dépressive, c’est son traitement, et tout particulièrement l’introduction du lithium. Cette substance a en effet pour propriété de « régulariser » l’humeur des maniaco-dépressifs. Mais ce qu’on appelle la régulariser, c’est donner au cours de la maladie la forme d’une sinusoïde, où les malades se voient épargnés les sommets de la manie, comme les creux de la dépression, au prix d’un étalement temporel du malaise. Ils passent ainsi leur vie dans un état où ils ne sont jamais très bien mais jamais très mal non plus. Dans deux célèbres articles, le psychopharmacologue et psychiatre David Healy a comparé, au pays de Galles, les hospitalisations pour troubles maniaco-dépressifs sur deux années éloignées d’un siècle, 1890 et 1990, ainsi que leur prévalence sur le long terme [2]. Si, bien sûr, l’interprétation des faits si éloignés dans le temps pose toutes sortes de problèmes, son résultat immédiat est toutefois perplexifiant : il y avait tout simplement moins de recours à l’hospitalisation en 1890 qu’en 1990 pour un profil symptomatique largement similaire, la durée des crises de manie ou de dépression était sensiblement moindre qu’aujourd’hui et, du coup, les intervalles libres en étaient d’autant rallongés. Or, si les crises dépressives ou maniaques étaient indubitablement beaucoup plus violentes (on pouvait mourir par exemple du manque de sommeil, tellement on était agité, ou d’un ralentissement psychomoteur allant jusqu’à l’arrêt du cœur), et cela, faute du moindre moyen chimique de traitement, il n’est pas du tout évident, en revanche, dans l’ensemble, que les existences des gens aient été beaucoup plus malheureuses que celle de nos contemporains bipolaires.

Martin connaît tout à fait cet article et faisait remarquer à ce sujet qu’il n’est justement devenu inacceptable, tant socialement et médicalement, que des individus soient totalement soustraits à leurs obligations professionnelles et familiales l’espace de six semaines à six mois — même s’ils vivent plutôt bien entre deux épisodes aigus, et cela pendant parfois de longues années. Les impératifs de la « productivité » économique et sociale (parfois idéalisée sous la forme de la « créativité personnelle ») interdisent complètement ces mises entre parenthèses ponctuelles, du moins aux États-Unis, et dans un système où la santé est entre les mains d’assurances privées. Modification du profil général de la maladie, désinstitutionnalisation massive, système assurantiel de soins privé ou public, utilisation des molécules modernes, reconfiguration de la catégorie maniaco-dépressive, perception qu’en ont les individus et intégration par ces mêmes individus des risques et des bénéfices de la maladie à leurs stratégies propres, tout cela conspire en faisant des grandes oscillations de l’humeur un fait social et moral où la neurobiologie de l’humeur n’est qu’un rouage parmi bien d’autres.

D’ailleurs, dans les années 1950 et 1960, au moment où la palette des médicaments disponibles commence à s’élargir, beaucoup de cliniciens se demandent s’il faut attribuer leurs bons effets à leur action neurochimique propre, ou au fait que, « naturellement », les états maniaco-dépressifs ont chez beaucoup de patients des durées paroxystiques brèves. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, personne ne connaît aujourd’hui la réponse à cette objection considérable, qui remet en cause le traitement médicamenteux du trouble bipolaire, puisque pour avoir une réponse claire, il faudrait d’immenses essais en double aveugle contre placebo, et que les cliniciens contemporains, tétanisés par la peur du suicide, dont le taux est particulièrement élevé chez ces malades, ne sont pas du tout prêt à tenter l’aventure. C’est la raison pour laquelle il n’existe pas de véritable comparaison traitement contre non-traitement, mais seulement des différences statistiques entre traitements médicamenteux concurrents du trouble bipolaire.

Mais qu’on y réfléchisse à deux fois. Ces deux contours de maladie (en sinusoïde avec le trouble bipolaire, ou comme un long tracé plat semé de loin en loin de pics et de creux avec la psychose maniaco-dépressive) décident de bien des choses. Il va de soi que si l’essentiel de l’existence se déroule sans « régulateurs de l’humeur », mais dans des « intervalles libres », ponctués de loin en loin de crises cataclysmiques, on comprend mieux pourquoi la psychanalyse, ou la phénoménologie psychiatrique, à peu près à la même époque, ont tenu pour évident que l’approche psychothérapeutique devait amener des modifications affectives et existentielles majeures de nature à retarder, voire à prévenir les rechutes maniaco-dépressives. J’ai cité plus haut Ludwig Binswanger, on pourrait aussi bien mentionner Karl Abraham, un des plus prometteurs élèves de Freud, qui a défendu précisément cette thèse. Elle est congruente avec l’idée (particulièrement répandue dans les milieux psychiatriques français) que parmi les malades hospitalisés qui bénéficient le plus de suivi au long cours par des psychanalystes, on trouve une forte proportion de maniaco-dépressifs.

C’est en déroulant ce fil, à la lecture d’Emily Martin, qu’on prend progressivement la mesure de l’autre « forme de vie » au sein duquel se comprennent les pratiques des psychiatres américains et leur vision de la prescription de neuroleptiques.

J’ai parlé en effet de « psychose » maniaco-dépressive dans la tradition classique, alors que la conception régnante désormais du « trouble » bipolaire, en mettant l’accent sur l’humeur, fait des troubles délirants, qu’on se représente comme typique de la psychose, une complication gravissime mais non nécessaire du trouble basal de l’humeur. Or l’abandon contemporain du terme de psychose, en l’espèce, reflète peut-être des modulations très fines du rapport à autrui, dont les coordonnées sont à mon avis non pas cliniques (comme on si on s’était aperçu que les maniaco-dépressifs, en fin de compte, ne sont pas psychotiques), mais plutôt anthropologiques. Tous les manuels le répètent à l’envi, une spécificité caractérielle des maniaques et des hypomaniaques serait leur chaleur, leurs capacités empathiques, leur goût du jeu avec autrui, avant bien sûr que ce jeu avec autrui et cette chaleur ne tournent en autocélébration grandiose de leur moi, voire en agressivité brûlante. Le livre de Martin met tout particulièrement en valeur cet éthos dans le contexte américain, et notamment dans celui des groupes de self-help auxquels elle a participé, et comme malade et comme observatrice. Or, une raison fondamentale de considérer l’état maniaco-dépressif comme psychotique, dans la clinique traditionnelle (psychiatrico-phénoménologico-psychanalytique), était justement qu’on voyait là tout autre chose que de la chaleur empathique, mais une carence structurelle de la capacité à maintenir fermement la distinction entre moi et autrui. Et c’était en ce sens-là qu’on parlait bien de psychose. C’est beaucoup plus, en somme, le sans-gêne, l’insouciance poussée aux extrêmes, bref, la projectivité (« toi et moi, c’est tout comme »), qui apparaissaient au clinicien d’autrefois comme la clé de cette bizarre « chaleur », qui a tout de même l’étrange vertu de finir par laisser « froids » ceux vers lesquels elle se tourne.

La bipolarité à l’américaine, miroir de nos préjugés moraux et affectifs

Loin de moi l’idée de donner raison aux Anciens contre les Modernes, comme si la bipolarité américaine devait être a priori considérée comme le résultat d’une ignorance clinique lamentable, ou d’une grossièreté coupable dans l’examen diagnostique. C’est peut-être qu’il ne s’agit pas tout à fait de la même pathologie que la psychose maniaco-dépressive. Un bon argument en ce sens consisterait à faire remarquer que pour de très nombreux observateurs jusque dans les années 1930 et même 1950, dans les « intervalles libres », comme disent les psychiatres, les maniaco-dépressifs se présentaient souvent comme des individus particulièrement disciplinés, plaçant la maîtrise éthique d’eux-mêmes au-dessus de tout. Et je ne parle pas là uniquement du portrait classique dressé par Karl Abraham du maniaco-dépressif comme étant plus ou moins indistinguable, entre deux crises, d’un névrosé obsessionnel ordinaire. Au Japon, à la même époque que lui, Mitsuzo Shomida, un des pontes de la psychiatrie scientifique, avait isolé une curieuse affection frappant électivement les officiers d’élite, les hauts fonctionnaires, les étudiants soumis aux règles du système ultra-compétitif des universités, ainsi qu’un bon nombre de médecins. Ils décompensaient sur un mode triste ou sur un mode excité lorsque la pression sociale sur eux devenait exorbitante. C’était (et c’est toujours) le shuuchaku kishitsu, le tempérament shuuchaku. Shomida, pourtant formé à la neurophysiologie allemande, y voyait les effets affectifs et corporels, sur un certain nombre d’esprits « supérieurs », des tiraillements d’une société en pleine transformation, sous le signe de la modernisation et de la militarisation nationaliste. Cette dernière imposait à chacun tout un système de contraintes internes nouvelles, sans autre sanction morale que la contribution des individus à des idéaux politiques extrêmement abstraits. Dans un tel univers de valeurs, il aurait ainsi été anormal de ne pas rencontrer des individus poussant à l’extrême l’incorporation de ses idéaux, et y laissant leur âme, pour ainsi dire.

Dans ces mondes, qu’il s’agisse du Berlin des années 1920 chez Karl Abraham, ou du Japon de l’ère Taisho (1912-1926) chez Shomida, ce ne sont justement plus les valeurs de l’exaltation maniaque et de la « créativité » personnelle qui viennent au premier plan, comme aux États-Unis aujourd’hui ; mais, au contraire, la caution d’authenticité que donne à la maîtrise de soi la possibilité qu’elle débouche sur un épuisement majeur ou, inversement, sur un état d’élation pathologique.

Voilà des idées qui confortent certainement l’approche anthropologique de la maladie mentale dont le livre d’Emily Martin est déjà un classique. Toutefois, en mettant en regard ce qu’elle décrit si finement, la bipolarité américaine (qui d’ailleurs tend à devenir désormais la bipolarité tout court ou la version « scientifiquement correcte » de la psychose maniaco-dépressive) et ce qu’était cette psychose aux yeux de ceux qui l’ont inventée en Europe dans un contexte totalement différent, on mesure combien la loupe de nos valeurs sociales et culturelles grossit tel ou tel fait moral et psychologique, telle ou telle dimension affective, telle ou telle possibilité existentielle, au détriment de tel ou telle autre.

S’il fallait cependant formuler une réserve à l’égard de l’analyse d’Emily Martin, je dirais que cette façon assez standardisée aujourd’hui de pratiquer l’anthropologie de la psychiatrie en examinant les vies des individus qui vivent « sous la description » de la bipolarité (ou de la dépression, ou de la schizophrénie, etc.), passe à côté de quelque chose. Elle tend en effet à faire du social quelque chose qui façonne du dehors, et d’une façon plus ou moins arbitraire selon les cultures, une réalité biologique qui a par elle-même une plus ou moins grande autonomie et consistance propre, et ce, jusque dans le contenu et la forme des maladies mentales, lesquelles sont traitées de ce point de vue exactement comme les faits psychologiques normaux. Peut-être serait-il temps de retourner à un des textes les plus profonds de Marcel Mauss, l’anthropologue exactement contemporain de Binswanger, Abraham et Shomida : « Effets physiques chez l’individu de l’idée de mort suggérée par la collectivité (Australie, Nouvelle-Zélande) » (1926). Mauss, dans ce texte génial, mais curieusement peu exploité par les anthropologues de la maladie mentale, défend en effet l’idée qu’il n’existe pas de rupture de continuité entre le biologique, le psychologique et le social, ni donc d’influence réciproque, de formes (sociales) qui modèlent des contenus (biologiques), etc. Penser l’homme total, selon son slogan célèbre, c’est penser l’incorporation des attentes sociales dans la vie même non seulement affective et relationnelle mais physique des organismes humain. En ce sens il est tout à fait superficiel (sauf à des fins militantes et pour s’opposer à des fraudes caractérisées) de dénoncer la « médicalisation » galopante de nos humeurs tristes ou bien gaies. Ce n’est pas la meilleure science sociale possible des faits psychopathologiques. Car c’est passer à côté du fait qu’il n’existe peut-être pas de véritable vie sociale dans laquelle on ne puisse pas devenir malade, et pourquoi pas psychiquement malade, et jusqu’à en mourir, de ce qui donne sens à l’existence collective : de ses valeurs incarnées. En prenant les choses par ce bout, on ne sera plus aussi choqué par les conséquences pratiques et institutionnelles de la généralisation du « modèle » de la bipolarité américaine. Car on peut mieux saisir pourquoi il n’existe pas tant de façons que ça, dans une culture donnée, d’exprimer sensiblement sa détresse, de vivre individuellement l’exaltation ou la dépression que nous promettent ses valeurs ultimes, et d’être entendu par ceux qui sont le plus susceptibles d’y répondre comme il convient.

Pousser si loin l’hypothèse, c’est accepter de jouer le jeu de la comparaison anthropologique à un tel point que, sous l’apparente transparence des traductions, et sous le faux universalisme d’une neurobiologisation approximative de nos états mentaux, surgissent soudain des modes de vie, des façons de sentir, des cultures morales hétérogènes, qui ne se mélangent en fait pas du tout, et dont le recouvrement de guingois ne peut produire que des malentendus cruels.

par Pierre-Henri Castel, le 29 janvier 2013

Pour citer cet article :

Pierre-Henri Castel, « Folie du Vieux Monde, folie du Nouveau Monde », La Vie des idées , 29 janvier 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Folie-du-Vieux-Monde-folie-du

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Notes

[1On se reportera notamment, pour une analyse des idées d’Emily Martin, mais aussi de Jerome Wakefield sur la dépression, à sa préface à la traduction anglaise de La Fatigue d’être soi : The Weariness of the Self : Diagnosing the History of Depression in the Contemporary Age, McGill-Queens’ University Press, 2009.

[2Harris M., Chandran S., Chakraborty N. & Healy D., The impact of mood stabilizers on bipolar disorder : the 1890s and 1990s compared, History of Psychiatry, 16(4) : 423-434, ainsi que Farquhar F, Le Noury J, Tschinkel S, Harris M, Kurien R & Healy D. The incidence and prevalence of manicmelancholic syndromes in North West Wales : 1875-2005, Acta Psychiatrica Scandinavica 2007 : 115 (Suppl. 433) : 37-43.

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