Le travail de Florian Louis, dont le titre est une référence explicite à Tocqueville, porte sur les États-Unis et couvre la période des années 1920 à 1950. Il est tiré de sa thèse de doctorat soutenue en 2019 et intitulée : « La science de l’ennemi. La réception de la Geopolitik en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis (années 1920-1950) ». L’auteur est l’un des meilleurs spécialistes français de l’histoire de la géopolitique. Florian Louis nous plonge dans l’histoire intellectuelle et politique des États-Unis du début des années 1920 à la fin des années 1950 pour y retracer pas à pas, et avec un luxe de détails et de références, la réception qui y est faite de la géopolitique allemande. C’est le fruit d’un travail colossal s’appuyant sur de nombreuses sources de première main aux États-Unis et en Angleterre. L’étude de la correspondance de nombreux auteurs enrichit considérablement le propos : on y voit se déployer les rapprochements intellectuels, mais aussi s’aiguiser les querelles et inimitiés.
Florian Louis prend soin en introduction de présenter sa méthode qui consiste, dans les traces de Michel Espagne ou Pierre Bourdieu, en l’étude des « transferts culturels » entre Allemagne et États-Unis : non pas un aller simple, mais de multiples allers-retours, la géopolitique s’affirmant déjà à l’époque comme une discipline plastique et mouvante, en perpétuelle reconstruction. La courte période chronologique couverte par l’ouvrage peut a priori laisser perplexe, mais Florian Louis restitue des débats qui sont encore à bien des égards les nôtres : quelles sont les différences entre la géographie politique et la géopolitique ? Celle-ci peut-elle prétendre à la scientificité ? Quelle est la place du facteur géographique dans la politique des États ? Les géographes ont-ils l’apanage de la géopolitique face aux politistes, sociologues et autres spécialistes des relations internationales ?
Une nouvelle approche historique
Florian Louis casse le fil chronologique habituel qui soutient la thèse d’une éclipse de la géopolitique à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, après une floraison remarquable dans l’entre-deux-guerres. Elle ne réapparaîtrait que dans les années 1970-1980 sous l’influence de Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski aux États-Unis, Lacoste en France. Au contraire, pour l’auteur, après une première apparition au début des années 1920 (marquée notamment par le New World d’Isaiah Bowman en 1921), il y aurait un « abandon du champ d’investigation » jusqu’en 1939, avant sa « renaissance » durant la guerre. L’idée est intéressante, mais passe sans doute un peu vite sur les héritages antérieurs aux années 1920 (Mahan, Turner) et la fécondité des travaux de Nicholas Spykman dans les années 1930, comme le montre Olivier Zajec dans sa biographie [1]. Florian Louis concède que les universitaires états-uniens emploient beaucoup moins le terme de « géopolitique » après 1945, mais ce n’est pas pour autant qu’elle disparaît, bien au contraire : elle est omniprésente, tout en demeurant « insaisissable » pour reprendre ses termes, évoluant entre géographie, science politique et « Relations internationales ».
L’étude des origines de la réception américaine de la géopolitique allemande se révèle passionnante : c’est la renommée Geographical Review, émanant de l’American Geographical Society, qui informe dès avril 1925 de la parution en Allemagne de la revue Zeitschrift für Geopolitik dirigée par Karl Haushofer, avant que Foreign Affairs et Social Forces ne s’y intéressent en 1929. La nouvelle science allemande, dont Friedrich Ratzel et surtout Rudolf Kjellen sont présentés comme les fondateurs avant Haushofer, est alors objet d’un grand intérêt, notamment du fait de l’usage systématique de la cartographie. Mais les choses changent à partir de l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933, et plus encore avec l’entrée en guerre : la Geopolitik génère d’intenses polémiques, dont témoignent par exemple les écrits critiques de Richard Hartshorne, le premier à s’être inquiété de possibles dérives nationalistes, ou encore ceux d’Isaiah Bowman qui oppose géographie et géopolitique : « la géopolitique, une invention allemande, a migré vers l’Amérique et les idées fausses et fantastiques les plus ignorantes ainsi que les immoralités politiques ont été largement disséminées sous cette étiquette fallacieuse » (p. 195).
Le « mythe Haushofer »
Haushofer est rapidement devenu le point de cristallisation de toutes les peurs et toutes les haines des géopoliticiens outre-Atlantique. Une vision fantasmatique assez courante, portée non seulement par les revues spécialisées mais aussi par les news magazines, en fait l’éminence grise de Hitler et le cerveau de toute la politique de conquête nazie. Son institut de géopolitique munichois est présenté comme une pieuvre aux ramifications tentaculaires, composée de plus d’un millier de chercheurs. Comme l’écrit Florian Louis, « les Américains ont ainsi développé lors de leur entrée en guerre l’image fantasmatique de bataillons de géographes allemands œuvrant dans l’ombre de l’État nazi » (p. 250). Dans ce domaine, les États-Unis s’inquiètent de leur retard et de l’ignorance généralisée de leurs dirigeants, comme de la population dans son ensemble, en matière de géographie politique.
Alors que la mode de la géopolitique se répand rapidement durant la guerre, le débat académique s’envenime autour de la question de l’héritage de Haushofer : certains universitaires comme George Renner et Nicholas Spykman sont durement attaqués pour leurs analyses marquées au coin d’un réalisme cynique jugé très germanique. L’America’s Strategy in World Politics (1941) de Spykman, notamment, déchaîne les passions et vaut à ce dernier l’étiquette infamante de « Haushofer américain ». On peut toutefois le considérer comme l’inspirateur de la nouvelle politique de puissance des États-Unis après Pearl Harbor, dans la mesure où il prône l’abandon de l’isolationnisme traditionnel pour une « politique de puissance » du pays à l’échelle mondiale, en vue d’assurer l’équilibre des puissances (balance of powers, concept dont il est l’inventeur), seul garant de la paix.
Sa Géographie de la paix [2] , publiée à titre posthume en 1944, le réhabilite aux yeux de ses pairs en raison de l’introduction du concept heuristique de rimland, qui nuance et complète les analyses de Halford Mackinder sur le heartland (Eurasie). Ce géographe britannique, malgré sa réputation d’éminent géographe et son mandat de député conservateur, était resté très peu connu du grand public au Royaume-Uni. C’est aux États-Unis, sur le tard, qu’il gagne une notoriété inespérée avec la publication de Democratic Ideals and Reality en 1919 (et surtout sa réédition en 1942), permettant la diffusion de son concept de heartland. Pour Spykman, contrôler les rimlands nécessite que Washington concentre sa stratégie sur l’ensemble des terres et mers bordières du heartland, afin de contenir l’expansionnisme de la grande puissance continentale (Allemagne puis URSS). Avec Spykman, un large consensus se dégage progressivement pour considérer que les États-Unis ont perdu leur insularité géopolitique, ne serait-ce que par le développement de la puissance aérienne puis atomique, et que la politique extérieure du pays doit être refondée. Pour cela, il fallait connaître et réinterpréter Mackinder, promu au rang de véritable inventeur de la géopolitique. Une manière de « dégermaniser » la géopolitique et d’en faire une science anglo-américaine.
Redécouvrir Mackinder
L’apport majeur de la thèse de Florian Louis est que rapidement, durant la guerre, au moment où ils rejetaient Haushofer, les Américains ont cherché à voir dans le britannique Mackinder le véritable fondateur de la géopolitique. Celui-ci aurait par la suite été imité et dévoyé par Haushofer et par les nazis lorsqu’ils en ont fait un instrument de leur propagande idéologique. Il faut dire qu’à l’approche du procès de Nuremberg (1945-46), alors qu’Haushofer est interrogé pour savoir s’il peut être jugé, il invoque lui-même l’influence de Mackinder, qui aurait « contribué à [le] convaincre que la conquête de l’Est européen constituait la clé d’une puissance hégémonique allemande qu’aucune puissance navale n’aurait plus été en mesure de contrecarrer » (p. 280).
Florian Louis titre sur ainsi son chapitre 8 : « L’invention américaine de la tradition mackindérienne ». C’est l’occasion pour l’auteur de repréciser les théories du Britannique, dont on a retenu le célèbre apophtegme, qui se confond pour la postérité avec son auteur :
Qui tient l’Europe orientale contrôle le Heartland,
Qui tient le Heartland tient l’île mondiale,
Qui tient l’île mondiale contrôle le monde (p. 276).
Dans cette célèbre formule, il faut comprendre le heartland comme l’immense bloc eurasiatique (découpé en une partie septentrionale et une partie méridionale) et l’« île mondiale » comme l’ensemble Eurasie-Afrique placé au centre des cartes du monde, par opposition aux « îles satellites » (Grande-Bretagne, États-Unis, Japon, Océanie). Pour Mackinder, les Occidentaux doivent se méfier du risque d’une Allemagne ambitieuse qui serait capable de profiter de l’affaiblissement de la Russie, par suite de la révolution bolchevique, pour contrôler le heartland. Florian Louis montre donc que Mackinder a d’abord été récupéré et adapté par les Geopolitikers allemands (Haushofer au premier rang) à la fois en tant qu’« ennemi et mentor » (p. 278), avant de traverser l’Atlantique.
La géopolitique au service du pouvoir officiel
Florian Louis met en lumière un autre paradoxe : nombre d’universitaires et d’hommes politiques condamnent la géopolitique pendant la guerre, et pourtant les institutions d’État cherchent au contraire à s’en emparer. Comme l’écrit le géographe Kirk H. Stone en 1979 : « la Seconde Guerre mondiale a été la meilleure chose qui soit arrivée à la géographie depuis la naissance de Strabon » (cité p. 224-225). C’est le moment où la géopolitique passe de l’Université aux bureaux de l’État fédéral : Edmund Walsh et Edward Mead Earle travaillent pour les services de renseignements militaires (MIS), Richard Hartshorne pour les services secrets (OSS), Isaiah Bowman devient conseiller personnel du président Roosevelt. Cette soif de connaissances géographiques sur le reste du monde s’explique par le fait que les dirigeants américains en ont été privés par des décennies d’isolationnisme.
La discipline demeure cependant tiraillée entre deux extrêmes durant la guerre : d’un côté les géopoliticiens qui tentent de s’éloigner des héritages germaniques pour faire de la géopolitique une science au service de la paix et fondée sur la justice internationale (dans la lignée du Spykman de The Geography of Peace en 1944, ou des auteurs du Compass of the World de Weigert et Stefanson toujours en 1944), et ceux qui continuent à donner la prééminence à l’étude des conflits et des rapports de force (le Global Geography de Renner, publié la même année). Il faut attendre le déclenchement de la guerre froide pour que la géopolitique joue de toute son influence sur la nouvelle politique extérieure des États-Unis, dans le cadre de la stratégie d’endiguement du communisme. Dès 1947, le politiste de Yale A. Wolfers pointe « le caractère géopolitique de la politique de containment ».
L’influence des travaux de Spykman sur la pensée de George Kennan, diplomate américain en poste à Moscou à la fin de la guerre et auteur du fameux « long télégramme » (février 1946) qui inspire la politique de containment (endiguement), paraît évidente : Kennan prévient alors la Maison Blanche des velléités expansionnistes de l’URSS, prônant alors la fin de l’isolationnisme et un nouvel interventionnisme « ferme mais patient », formalisé un an plus tard par la « doctrine Truman », exposée par le Président devant le Congrès (avril 1947). Mais Florian Louis n’exploite pas réellement ce lien, du fait du manque de sources l’établissant de manière indiscutable, ce que l’on peut regretter. Les nombreux écrits de George Kennan mériteraient sans doute un traitement à part entière, tout comme la période très riche de la fin des années 1950 – début des années 1960 : l’école réaliste américaine se déploie avec les écrits de Hans Morgenthau et Kenneth Waltz, John Herz formule son « dilemme de sécurité », Henry Kissinger soutient sa thèse sur le Congrès de Vienne avant de publier ses premiers traités de politique internationale dans les années 1960, Zbigniew Brzezinski livre ses premiers ouvrages sur l’URSS. Tous ces développements pourraient sans doute faire l’objet d’une suite, d’autant plus que l’Amérique latine devient à l’époque un champ fécond de géopolitique (ce que Florian Louis note au passage sans s’y attarder), notamment sous l’influence des États-Unis (doctrine de la « sécurité nationale »).
En somme, l’ouvrage de Florian Louis restitue avec brio la complexité des débats sur la géopolitique qui sont toujours les nôtres, ainsi que l’existence de plusieurs « courants » difficilement réconciliables : Florian Louis préfère finalement parler « des » géopolitiques en Amérique plutôt que d’une géopolitique. Spykman lui-même donne un aperçu de cette diversité : une géopolitique issue de l’école allemande qui constitue « un ensemble de théories sur la nature de l’État et une doctrine promouvant l’expansion territoriale » ; une géographie politique qui se contente de « décrire les structures des États pris individuellement » et les subdivisions politiques des continents et du monde » ; enfin « une planification de la politique de sécurité d’un pays en fonction de ses facteurs géographiques » (p. 255). C’est sous cette troisième acception qu’elle triomphe aux États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale et surtout la Guerre froide, sous l’influence de Spykman, s’appuyant lui-même sur un double héritage critique : celui de Haushofer d’un côté, celui de Mackinder de l’autre. Ainsi, la géopolitique ne se contente pas d’être descriptive, mais constitue le fondement de stratégies de puissance : c’est désormais sa raison d’être pour des décennies.
Florian Louis, De la géopolitique en Amérique, Paris, Puf 2023, 443 p., 25 €.