Alors que le débat sur les théories intersectionnelles et les droits des minorités s’impose avec force dans les champs académique et médiatique français, les autrices de l’ouvrage Beurette. Un fantasme français se penchent sur un terme problématique utilisé depuis les années 1980 pour désigner les femmes françaises issues de l’immigration arabe et critiquent à juste titre les usages normalisés du mot Beurette dont l’analyse révèle une multitude d’imaginaires racistes et de pratiques discriminantes.
Sans prétention académique ou scientifique, l’ouvrage se présente comme un essai destiné à un public non spécialiste et assume ses limites méthodologiques. Pour autant, Sarah Diffalah et Salima Tenfiche souhaitent se situer dans la lignée d’une production scientifique rigoureuse et foisonnante sur les parcours et vies d’enfants d’immigré.es en France. En effet, le livre abonde de références aux importantes recherches de la sociologue Nacéra Guenif-Souilamas (Guenif-Souilamas, 1999). Que peut-on dire de plus aujourd’hui sur les Beurettes ? Le livre tente de répondre à ce défi difficile tant les travaux de la sociologue ont déjà balayé tous les aspects de la problématique qui y est posée. Il ne s’agit pas là d’une critique, mais plutôt d’un constat sur l’inertie de la condition sociale des femmes arabes françaises depuis plusieurs décennies.
Le livre se compose de quatre parties qui abordent différentes thématiques : le corps, la culture, la croyance et la visibilité. Partant d’entretiens avec plusieurs femmes concernées par la dénomination Beurettes, les autrices ont fait le choix de parcourir plusieurs objets tels que la sexualité, le couple, la religion, le racisme, l’école, la famille. Les entretiens menés en 2019 sont présentés par les autrices telle une « galerie de portraits, plurielle mais non exhaustive » (p. 33). Elles assument la part non représentative de ces entretiens qu’elles présentent comme des discussions dont l’objectif est de permettre : « d’une part à nos concitoyens de mieux nous connaître, et d’autre part aux plus jeunes filles d’origine maghrébine de se construire loin des caricatures, de la honte de soi et du déni de leur héritage culturel » (p. 33). Le choix des autrices de s’inclure dans les témoignages se manifeste par l’usage du « nous » et le recours au témoignage personnel. La parole des concernées donne ainsi au livre un aspect dynamique et incarné. Recueillant un ensemble de témoignages de femmes maghrébines en France, les deux autrices tentent de saisir ce qu’il y a de commun dans ces parcours de vie différenciés.
La honte, la classe et la race
À l’origine de ce livre se trouvent en effet la prise de conscience d’un sentiment de honte de soi longtemps refoulé et le désir de le rendre visible aux autres, de le partager pour s’en défaire (p. 26)
C’est ainsi que Sarah Diffalah et Salima Tenfiche annoncent l’idée originaire de leur projet. La honte, thématique transversale dans leur enquête, est étudiée comme un sentiment commun et incontournable dont fait l’expérience toute femme française de parents arabes. Les personnes interrogées ainsi que les autrices décrivent cette honte qu’elles expérimentent à différents niveaux : la honte de soi, d’une esthétique kitch, d’un napperon brodé, des fleurs en plastiques ou encore d’un accent très marqué chez un parent. Les témoignages oscillent entre le récit de la honte des origines et la dénonciation de l’imposition d’un modèle de légitimité qui provoque ce sentiment. Une question essentielle est formulée : « En déballant la liste des détails honteux du quotidien, avec le soulagement de celles qui les avaient gardés longtemps secrets, nous nous sommes demandé s’il s’agissait davantage d’une honte culturelle ou d’une honte sociale ? Avions-nous honte d’être arabes ou d’être pauvres ? » (p. 137). L’ouvrage peine à répondre à cette interrogation tant il est difficile de discerner les deux origines de la honte : la classe et/ou la race. Les témoignages décrivent une honte des habitus populaires, ceux des banlieues et ceux des milieux ouvriers maghrébins, mais narrent aussi la honte du corps, de l’apparence, de la langue, d’un physique marqué. Le racisme, le sexisme et le mépris de classe s’entremêlent pour constituer une double ou triple peine dans les parcours de vie des femmes françaises maghrébines.
Même si les autrices analysent à raison les effets de l’incorporation de la norme dominante dans la formation du sentiment de honte, l’absence d’une analyse sociologique distanciée des paroles récoltées donne parfois l’impression d’une étude qui minimise les conséquences des violences institutionnelles et idéologiques. Sans réfuter l’hypothèse du double mépris social et racial dont souffriraient les beurettes, nous pensons important de l’élargir en articulant les parcours personnels et familiaux, les rapports interpersonnels de racisme ou de solidarité aux violences institutionnelles et juridiques. L’arabophobie puise aussi ses sources dans un contexte néolibéral d’exploitation des forces humaines, celles de l’immigration, de la main d’œuvre et de la nouvelle fuite des cerveaux des pays arabes.
Pourquoi les médias ou la vie politique ne représentent-ils que certaines figures stéréotypées de femmes issues de l’immigration maghrébines ? Où sont celles qui réussissent activement dans la société ? Le dernier chapitre du livre intitulé « Nos modèles ? » pose la question de la représentation « positive ». Les autrices y déplorent le manque de figures médiatiques représentatives des femmes maghrébines et dénoncent à juste titre les représentations stéréotypées et racistes. Ne faut-il pas alors valoriser des figures à succès ? Le risque de ce parti pris est de mettre en avant des success story sur un modèle néolibéral oubliant les héros ordinaires pourtant bien décrits dans le chapitre dédié à la mémoire et les luttes anti-coloniales (p. 147-161). La transmission comme geste de réhabilitation valorise des figures invisibilisées par les programmes scolaires et le récit national. Rappelons aussi dans ce sens l’importance d’un travail de fond sur les archives comme dans le documentaire conçu par Hejer Ben Boubakr Une histoire des luttes des travailleurs arabes, (Ben Boubakr , 2021), ou dans l’ouvrage de Rachida Brahim, La race tue deux fois : Une histoire des crimes racistes en France (Brahim, 2020 [1], Boutros, 2021).
Si la dernière phrase de l’introduction énonce un constat important : « Que le fait d’être un "Arabe" en France ne soit plus un problème mais un simple fait. » (p. 33), la conclusion de l’ouvrage semble contredire ce simple fait et s’engage dans des réflexions géopolitiques complexes qu’il est difficile de résumer en quelques lignes au risque de tomber dans le piège de quelques raccourcis comme en témoigne ce passage : « la revendication du terme "berbère" plutôt qu’"arabe" n’est pas qu’un subterfuge verbal pour échapper vainement par le mot au groupe stigmatisé mais un refus de l’effacement de l’identité plurielle et de l’histoire millénaire des peuples maghrébins » (p. 311). Une telle affirmation mériterait d’être approfondie par des considérations sur la géopolitique du monde arabe et de ses peuples. La doxa de la honte de soi ne devrait-elle pas s’inverser en proposant une analyse qui articule les productions de subjectivités aux processus d’exploitation des richesses matérielles et immatérielles ?
Beurette, rebeu, arabe
Qui nomme qui ? Qui est nommé par qui ? Tout acte de dénomination/nomination est un geste éthique et idéologique qui révèle des rapports sociaux de classe et de genre tout en s’inscrivant dans une mémoire discursive et un processus dialogique. Les autrices reviennent sur les enjeux politiques des processus de désignation d’un groupe social représenté par les femmes françaises dont les parents proviennent de pays arabes et plus spécifiquement maghrébins. L’auto-nomination, en tant qu’acte politique est un processus de réappropriation à la fois individuel et collectif révélant une tension entre les désignations imposées et les choix des concernés. Les autrices se positionnent clairement quant au qualificatif beurette qu’elles considèrent tout comme les enquêtées interrogées comme étant dévalorisant et stigmatisant : « Pour en finir avec les stéréotypes de la ‘beurette’, de la musulmane, ou avec tout autre préjugé misogyne et raciste qui pèse sur les femmes d’origine maghrébine, nous avons décidé de les attaquer de front sans craindre de les nommer » (p. 32). Elles évoquent des tentatives d’émancipation langagière telles que le #pasvosbeurettes (p. 55) ou le travail artistique et engagé de Lisa Boutelja qui a inventé le terme de « beurettocratie » (p. 78).
Refusant les assignations langagières, elles analysent le terme Beurettes le traitant comme une formation discursive qui révèle une multitude de pratiques racistes et discriminantes et proposent de mettre la lumière sur une contradiction bien connue dans les représentations des femmes arabes en France à savoir l’axiologie classique qui les oppose entre figures de soumission et figures pornographique (Guenif-Souilamas, 2006, Durand et Kréfa, 2008). Dès l’introduction, les autrices rappellent l’engouement pour les femmes « rebeu » dans l’industrie pornographique et impute ce phénomène à une doxa coloniale et orientaliste qui façonne les imaginaires projetés sur les corps et les sexualités arabes et des arabes : « Ainsi, quel que soit le stéréotype ‘beurette 2.0’ hypersexualisée ou ‘femme voilée’ soumise et aliénée, le corps de ces femmes d’origine maghrébine est toujours l’enjeu de débats ». Le livre étaye ses propos en se référant à l’analyse parfois peu satisfaisante de Malek Chebel oubliant de référer à des ouvrages académiques majeurs portant sur les rapports entre sexualité et Islam tels que par exemple ceux de Dakhlia (Dakhlia, 2005, 2007 ) et de Lagrange (Lagrange, 2007)
Afin de compléter ce débat, il nous semble important de rappeler que les mouvements féministes du monde arabe ont souvent été articulés aux luttes sociales, politiques et anticoloniales mais les productions arabophones peu valorisées et traduites en France ont souffert d’une invisibilisation dans le champ féministe européen. Une prise en compte de la complexité socio-langagière arabe dévoile aussi des phénomènes de distinction sociale entre celles et ceux qui maîtrisent la langue arabe « classique », la lise et l’écrive et celles et ceux qui ne pratiquent que la forme dialectale orale non reconnue officiellement par les pays arabes. Ces idéologies langagières marquent une double peine subie par certains enfants d’immigré.es dans leur accès à la culture et la littérature arabe. Le statut de la langue arabe et ses politiques d’enseignement en France ont ainsi favorisé ce malaise et la coupure intergénérationnelle entre les Arabes de France et ceux de l’autre rive.
Le livre circonscrit l’analyse au vécu des femmes de parents maghrébins en France mais pouvons-nous séparer ces vécus de la circulation des pratiques et des discours entre les pays du Maghreb et la France ? Au-delà du rapport subjectif qu’entretient chaque femme au « bled d’origine », il est aussi important d’analyser la complexité des rapports institutionnels et politiques entre les pays. Les conditions politiques dans les pays arabes participent aussi à forger les représentations de soi en tant qu’arabe de France. Rappelons d’abord que plusieurs pays arabes subissent des régimes qui tendent à réprimer avec acharnement les mouvements sociaux et syndicaux dont la lutte des ouvriers qu’ils soient nationaux ou immigrés sans oublier le rôle des politiques libérales des pays du Nord dans l’exploitation de ces forces vives. Ensuite, ces régimes, dans le cadre de leur lutte contre les partis islamistes, ont aussi largement discriminé les femmes voilées et ont fait du port du voile un emblème de résistance politique. Enfin, dès les années 1980, la classe bourgeoise maghrébine et arabe a manifesté des formes de mépris social vis-à-vis des enfants d’immigré.es en France souvent désignés lors de leur retour au pays par des expressions dévalorisantes telles que « zmigiris », les « chez nous là-bas » [2]… Toutes ces considérations permettraient d’aborder la question de la Beurette dans son épaisseur historique et au-delà des vécus personnels ou des fantasmes français mais telle une problématique internationale déterminée par des processus politiques et économiques.
Est-il possible de ne chercher ni à renverser le stigmate ni à le déconstruire, ni à réclamer l’hybridité ou la double culture mais assumer notre condition d’arabe de France et comme l’appelle de ses vœux Luisa Yousfi (Yousfi, 2022) : « rester barbares ». L’épilogue du livre défend un choix, celui du terme rebeu que les autrices et les femmes interrogées semblent préférer pour s’auto-désigner. Elles y voient un terme qui reflète la double culture, articule l’origine maghrébine à leur identité française. Il est alors légitime de se poser une dernière question : mais qui a peur de (se) dire arabe ? Tout simplement arabe.
Sarah Diffalah et Salima Tenfiche, Beurettes. Un fantasme français, Paris, Seuil, 2021, 320 p., 21, 50 €.