Si la fonction publique apparaît comme un lieu moins inégal qu’ailleurs en termes de droit à la carrière et d’accès des femmes aux fonctions d’encadrement, cela ne signifie pas pour autant que la production d’inégalités en soit absente. Pour l’étudier, ce livre co-écrit par 5 chercheur.e.s s’interroge sur la disparition des femmes de la fonction publique au fil de la progression de carrière vers les sphères les plus élevées de l’État. Malgré une féminisation, les femmes rencontrent toujours des difficultés pour accéder aux positions dirigeantes de la fonction publique (la catégorie A+). L’enquête sur laquelle s’appuie ce livre se penche sur les élites « ordinaires » des administrations. Elle mobilise 95 entretiens réalisés en 2011-2012 dans 4 directions générales auprès de deux tiers de femmes, un tiers d’hommes, interrogés sur la féminisation de la fonction publique, leurs missions et leur proximité à l’État.
La fabrication d’inégalités de genre par les administrations n’est pas nouvelle et ce livre montre comment, derrière des mécanismes apparemment neutres, une reproduction des inégalités s’opère. L’organisation du travail présente en effet des « biais de genre » (p. 17) qui se traduisent dans la construction des inégalités de carrière par des pratiques informelles comme des dispositifs formels validant une norme idéale, masculine, du dirigeant. L’originalité de l’approche de cet ouvrage est de croiser « l’analyse des inégalités de carrières des cadres avec celle des appropriations des politiques publiques d’égalité et des idées féministes » (p. 23). Les auteur.e.s montrent que les discours et dispositifs égalitaires transforment la norme dominante du dirigeant, par essence masculine.
Origines sociales et sexuées
La distinction entre énarques et non-énarques semble très tôt constituer un marqueur important dans les carrières. Constater que les filles sont minoritaires dans la voie royale de l’ENA permet de s’intéresser aux liens entre le parcours et l’origine sociale et d’étudier les ressorts de l’ascension sociale. L’entrée dans la fonction publique croise donc des trajectoires de genre, mais également de classe (la distance sociale étant partiellement liée à l’origine géographique) puisque, parmi les cadres interrogés, ceux qui ont « grandi en province, se sont sentis en décalage avec les “héritiers et héritières” parisiens en arrivant à Sciences Po et l’Ena » (p. 34). Les entrées « par la petite porte » sont moins homogènes qu’il n’y paraît : ceux.celles qui entrent dans la haute fonction publique par un concours obtenu au titre de la promotion interne sont des individus moins dotés en capital (scolaire, économique ou social) ou bien des héritier.e.s déclassé.e.s ayant échoué au concours extérieur de l’ENA ou de l’ENS et qui « vivent alors dans l’amertume une carrière ralentie par cet insuccès » (p. 33).
La socialisation y demeure importante, car elle permet aussi d’acquérir des dispositions de classe et de genre qui comptent pour franchir les « barrières et hiérarchies sociales des concours » (p. 53). Ces dernières conduisent à un partage sexué des domaines d’activités (l’éducation et les affaires sociales étant parmi les plus féminins, quand les finances, l’intérieur ou les affaires étrangères les plus masculins) :
à résultat scolaire égal, les jeunes femmes vont davantage choisir des ministères dits « sociaux » (affaires sociales, santé et travail) par appétence pour ces domaines d’action publique, et refuser de suivre uniquement la norme sociale de prestige (et de rémunération). (p. 56-57)
À l’inverse des femmes, « aucun homme n’a fait le choix des ministères sociaux alors que leur classement [à l’ENA] leur aurait permis des ministères plus “prestigieux” » (p. 57).
La fabrique organisationnelle des inégalités de carrière
Les inégalités de sexe ne sont pas déterminantes qu’à l’entrée de la carrière. Elles continuent de jouer tout au long de celle-ci, selon un « processus cumulatif de sélections et de retards » (p. 65). Les carrières se déroulent en effet différemment en fonction des mécanismes genrés de « fabrication » des dirigeant.e.s mis en place par les organisations elles-mêmes. L’égalité de traitement qui prévaut dans la fonction publique a longtemps conduit à ne pas s’interroger sur les carrières inégales en son sein. Mais se pencher sur le « rythme » des carrières, les « horizons » possibles et la « structure des opportunités » permet de constater que certains mécanismes, tels que des « jeux de cooptation, de recommandation et de soutien personnalisé » (p.67), créent des biais de genre. La gestion de la carrière suppose également une disponibilité extensive, la capacité de saisir les opportunités, d’être reconnu « cadre à potentiel », mais aussi de pouvoir compter sur le soutien de la hiérarchie pour les promotions.
L’absence de soutien hiérarchique peut ainsi conduire à des blocages de carrière et renforcer le plafond de verre dans les administrations. La cooptation est également un mécanisme qui produit des effets sexués, car la sollicitation directe rend moins visibles les critères de sélection. Ainsi la mère de famille qui ne prend pas le temps de déjeuner pour partir plus tôt le soir « libérer la nounou » n’a pas l’occasion — ni au déjeuner, ni le soir — de « réseauter » avec ses collègues. Les activités sportives comme le golf ou le football, qui servent à souder l’équipe, « sont traversées par des logiques de classe et de genre qui renforcent les privilèges d’un certain type de masculinité » (p. 83).
La réputation et les relations interpersonnelles (le réseau) s’avèrent extrêmement importantes pour traverser le plafond de verre. La planification des mobilités n’est ainsi pas la même entre les cadres « héritier.e.s » et les cadres en ascension sociale : les premier.e.s planifient leurs mobilités dès leurs débuts de carrière quand les seconds s’adaptent davantage aux opportunités ou aux aléas (p.80). La mobilité, fonctionnelle, mais aussi géographique, apparaît d’abord comme une condition de la promotion, avec un impact fort sur la vie familiale en raison du célibat géographique et des mutations répétées. Imposant à l’un des conjoints de suivre les mobilités de l’autre, cette modalité de carrière constitue une discrimination indirecte qui n’est pourtant pas perçue comme telle. L’enquête met en lumière les arrangements asymétriques qui s’opèrent souvent entre carrière et conjugalité : dans les couples hétérosexuels, les hommes « bénéficient d’un soutien très net de leur conjointe, alors que les maris constituent plutôt un frein » (p. 95). Les femmes ont davantage à penser les deux carrières en interaction, dans la mesure où les hommes acceptent moins bien que les conjointes des hommes énarques de se voir imposer une « pause professionnelle ».
La difficile conciliation des vies professionnelle et familiale
L’ouvrage se penche aussi sur l’organisation du travail et le rôle des différents ministères dans le déroulement des carrières de leurs agents. L’idée communément admise selon laquelle la conciliation entre travail et famille relève de la responsabilité individuelle, et non d’une problématique organisationnelle, fait qu’on ne s’interroge ni sur la disponibilité illimitée ni sur les charges de travail et que les contestations restent marginales et coûteuses pour celles qui les entreprennent. Or le livre montre que la dimension sexuée du travail dépend de normes organisationnelles souvent implicites qui se fondent « sur un modèle de travailleur masculin déchargé de toute obligation familiale » (p. 110).
L’articulation entre « calendrier parental et calendrier professionnel » (p.111) varie en fonction des situations conjugales et du nombre d’enfants, mais ne prend pas la même forme pour les hommes et les femmes. La parentalité, et notamment son moment, peut ainsi être problématique pour les femmes, et cela d’autant plus que le congé maternité n’apparaît que peu légitime quand on occupe des fonctions d’encadrement. Il peut alors être fait un usage stratégique de ce congé en faisant coïncider, par exemple, la naissance et le passage entre deux postes.
La parentalité freine la carrière des femmes, du fait du coût temporel lié à la prise en charge des enfants ou de l’autocensure (les femmes se censurent davantage que les hommes face à leurs opportunités de carrière), mais accélère, semble-t-il, celle des hommes, qui bénéficient de l’image de stabilité que leur procure la parentalité. L’aménagement des horaires de travail pour s’occuper des enfants contrevient à la norme intériorisée de disponibilité totale des cadres vis-à-vis de leurs organisations, d’autant que dans certains ministères la contrainte temporelle (départ régulier du bureau entre 23 h et minuit) est forte et conditionne la progression de carrière. Ces situations obligent en outre les mères, qui ne peuvent être présentes le soir, à redéfinir autrement leur rôle maternel (p. 139) créant une double insatisfaction et « un sentiment de manquement des deux côtés » (p. 150) qui montre que l’« arbitrage faisant primer la culpabilité maternelle sur la culpabilité professionnelle n’apaise toutefois pas » la première (p. 151).
Les politiques d’égalité : l’intention et les pratiques
Des politiques d’égalité entre hommes et femmes existent dans la fonction publique ; la loi Sauvadet, notamment, impose depuis 2012 des quotas sexués dans les postes de direction. Ces politiques d’égalité « suggèrent que l’État, loin d’être un espace neutre et impartial, est structuré par les inégalités sexuées » (p.156), ce qui contrevient à l’idée que la fonction publique serait organisée selon des règles impersonnelles et neutres qui limitent, voire empêchent, les discriminations, et assurent l’égalité des chances et de traitement entre hommes et femmes. Les auteur.e.s s’interrogent donc sur la façon dont « les cadres supérieurs et dirigeants de la fonction publique s’approprient les discours égalitaires » (p. 155) qui sous-tendent ces politiques. Ils.Elles montrent que les facteurs d’inégalités ne sont pas — et c’est en soi un résultat intéressant — pensés comme illégitimes. L’impératif de mobilité géographique, le principe de présentisme au bureau ou de disponibilité totale ne sont pas perçus comme étant à l’origine de disparités entre les carrières féminines et masculines :
En dépit d’une tendance des femmes et des hommes cadres à euphémiser, voire à dénier, ces inégalités entre femmes et hommes dans leurs administrations, le développement des politiques publiques d’égalité favorise toutefois la critique de ces inégalités dans l’univers professionnel. (p.207)
L’injonction égalitaire portée par les politiques d’égalité est parfois contestée par les hommes, quand celle-ci passe par des mesures qui, comme les quotas, réduisent leurs chances de carrière (même si ces mesures peuvent également affecter positivement les carrières masculines, notamment dans les ministères féminisés dont les directions souhaitent masculiniser les effectifs). Quand les carrières des femmes rivalisent avec celles des hommes, d’autres difficultés apparaissent néanmoins. Petites phrases, blagues, sous-entendus concernant les motifs réels de la promotion, le sexisme est fréquent dans les 4 directions étudiées. Pour neutraliser les marqueurs du féminin, certaines dirigeantes adoptent alors des tactiques de virilisation pour « faire comme les hommes » (p. 172). Sauf que « ce travail de dissimulation des marqueurs du féminin (…) routinier et largement incorporé » (p. 174) présente le risque de faire perdre les attributs attendus de la féminité. D’où une injonction contradictoire pour ces cadres, et des rapports divers au féminisme, allant du refus d’y être associées à sa revendication ouverte.
Reste encore à distinguer les discours égalitaires des pratiques, souvent en décalage : même si certains hommes souhaitent « incarner une nouvelle génération d’hommes cadres, soucieux de leur vie familiale, mais aussi de la carrière de leur conjointe » (p.193), selon les auteur.e.s « les nouvelles normes d’engagement paternel constituent surtout une paternité “d’intention” » (p. 198).
Et les assignations institutionnelles ?
Dans un contexte organisationnel qui favorise « la reconduction des privilèges masculins » (p. 200), la corrélation qui apparaît entre le degré de prestige des voies d’accès à l’élite de l’État et le milieu social d’origine invite à s’interroger sur les conditions de reproduction des élites et sur la pérennité du « plafond de verre ». Le lien constaté entre le prestige des ministères et la part de femmes qui y sont cadres supérieures, qui indique plus spécifiquement la rémanence de « parois de verre » (qui fait que tous les ministères ne se valent pas), permet quant à lui de comprendre, sans tomber dans le déterminisme, comment certains atouts peuvent être utilisés pour déjouer les contraintes organisationnelles. Les organisations employeuses ont encore un rôle important à jouer pour transformer les modèles de carrière en ne les calquant plus seulement sur un modèle neutre (« masculin »), mais en offrant à ses agents non pas un, mais des modèles de carrière qui tiennent mieux compte des différentes dimensions de leur vie.
L’intérêt majeur du livre est de proposer une analyse croisant plusieurs variables : le sexe, mais aussi l’origine sociale, la trajectoire sociale (ascension, reproduction, déclassement), les héritages familiaux, le soutien des familles, la socialisation de genre vers des domaines d’activité différents. Cela permet de comprendre que, s’il y a peu d’époux exceptionnels qui acceptent le coût de la conciliation payé par leurs épouses, c’est peut-être aussi en partie parce que l’incidence de la parentalité n’est pas la même sur les carrières des hommes et des femmes, dans la mesure où les carrières construites au masculin-neutre se conjuguent à un modèle familial traditionnel dominant qui réfrène les ambitions professionnelles féminines au motif d’une inquiétude à l’égard du divorce et de la réprobation des maris face à des choix de carrière chronophages. En cela, l’accent mis sur la dimension organisationnelle de la conciliation entre vies professionnelle et familiale permet de ne pas en rester à une interprétation individuelle, en général culpabilisante pour les femmes, mais d’appréhender les inégalités de carrière dans leur dimension collective.
Si cet ouvrage souligne utilement que les institutions publiques conservent une approche psychologisante et individualiste de la question de l’articulation entre travail et famille, il est dommage qu’il n’aborde pas plus largement les assignations sociales sexuées qui, exercées en dehors du travail, s’imposent également à lui. Le fait par exemple que les employé.e.s des crèches attendent la plupart du temps de voir la mère pour exprimer une demande à propos de l’enfant (renouveler des vêtements trop petits, par exemple), alors même que le père se rend régulièrement à la crèche et ne demande qu’à jouer son rôle oblige la mère à gérer davantage de parentalité. Pour que l’égalité entre hommes et femmes soit réelle, il faudrait encore que l’ensemble des organisations de notre vie sociale, et pas seulement celles du travail (bureau, usine ou ministère), permette à chacun.e d’investir sa parentalité.
Comment agissent alors les réformes de la fonction publique ? Constituent-elles un frein ou un tremplin pour les femmes ? Ces questions, les auteurs se les posent en étudiant les parcours ascensionnels au regard du sexe du fonctionnaire — d’autres s’y intéressent sous l’angle du statut ou de l’âge et de la génération. Dans tous les cas de figure, le rétrécissement du nombre de postes d’encadrement a entraîné une lutte pour les places restantes et un resserrement des opportunités :
ces réorganisations créent un goulot d’étranglement, d’autant que des corps de prestige et de taille différents s’affrontent désormais pour les mêmes postes. (p. 104)
L’impératif légal de féminisation de l’encadrement supérieur participe également à changer la donne en favorisant l’accélération de certains parcours, accélération de fait individuelle dont les effets collectifs sont pour cette raison plus difficiles à retracer.
Recensé : Catherine Marry, Laure Bereni, Alban Jacquemart, Sophie Pochic, Anne Revillard, Le plafond de verre et l’État. La construction des inégalités de genre dans la fonction publique, Paris, Armand Colin, 2017, 228 p., 22,90 €.