Recensé : Alain-G. Gagnon, L’âge des incertitudes. Essai sur le fédéralisme et la diversité nationale, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, 224 p.
Comment un État fédéral composé de plusieurs nations, dont une majoritaire et au moins une minoritaire, peut-il et doit-il être organisé ? Cette question est l’objet du dernier livre d’Alain-G. Gagnon [1], qui propose une histoire de la construction de l’État canadien et introduit aux débats sur la nature du fédéralisme qui ont eu lieu dans ce pays, et plus particulièrement au Québec, depuis la fondation de la fédération. Le cas canadien est considéré par l’auteur comme « un microcosme d’expériences mettant en dialogue les diverses nations à l’origine du pacte fondateur » (p. 175). Il peut donc selon lui éclairer l’histoire et le présent d’autres États, en particulier européens (par exemple l’Espagne et la Grande-Bretagne) qui sont confrontés à un problème similaire.
Un autre modèle de l’État fédéral
Le constat de départ de l’auteur est que la voie traditionnelle suivie par les États-nations unitaires est, lorsqu’il s’agit d’ensemble multinationaux, une impasse (p. 67). La logique de ces États, lorsqu’elle est appliquée à des ensembles politiques plus vastes (États fédéraux, Union européenne) ne permet pas d’articuler l’unité de l’ensemble et la diversité des communautés. Même si l’objectif de l’auteur n’est pas de construire une théorie générale du fédéralisme, il examine les différentes solutions qui ont été avancées par les États pour tenter de s’accommoder de leur multiplicité interne : fédéralisme territorial (USA), fédéralisme binational ou multinational, fédéralisme de type canadien (« un modèle hybride de fédéralisme territorial de jure et multinational de facto », p. 82), État multiculturel, unions d’États (sur le modèle de l’Union européenne), etc. S’agissant plus particulièrement des États qui reconnaissent en leur sein une pluralité de nations, l’auteur rappelle les formules qui ont été et sont encore proposées (dans le cas, par exemple, des relations du Québec et du Canada), en particulier l’idée d’un fédéralisme construit autour d’une nation majoritaire, certes disposée à accorder une autonomie culturelle aux divers territoires de l’État, mais réticente devant l’idée d’un fédéralisme multinational c’est-à-dire devant la reconnaissance d’une égalité des nations au sein de la fédération (p. 130-133).
Sur la base de cette enquête historique et théorique, et en prenant appui sur les acquis du Québec dans la conquête de son autonomie interne et externe au sein de l’État fédéral canadien, le projet de l’auteur est, à la suite de plusieurs théoriciens contemporains (entre autres le catalan Miquel Caminal Badia) de reconstruire le fédéralisme sur de nouvelles bases, « en abandonnant les éléments uniformisateurs et centralisateurs qui ont souvent servi d’ancrage à l’implantation du fédéralisme aux États-Unis », pour faire advenir une société « plus égalitaire et fondée sur le lien de confiance plutôt que sur la menace et la contrainte » (p. 6). L’idée centrale de l’ouvrage est qu’une telle fédération peut être construite sur la base d’un pacte passé entre les nations qui la composent, lequel instaure une « confiance conditionnelle et réversible » (p. 7, 89). L’auteur estime que les autres formes de fédéralisme ne peuvent résoudre durablement les conflits politiques entre les nations (l’État multiculturel, en particulier, reconnaît bien des droits aux diverses communautés, mais non l’égalité des diverses nations). L’ouvrage se présente donc comme un plaidoyer en faveur du renforcement ou de l’instauration d’États fédéraux multinationaux.
Le titre, L’âge des incertitudes, montre l’ampleur de la tâche. Alain G. Gagnon décrit finement la situation incertaine qui est aujourd’hui celle des nations au sein des États fédéraux, à une époque où les nations, comme unité politique, ne jouissent plus de la même considération, où l’accent est mis davantage sur les politiques de reconnaissance des identités culturelles, sexuelles ou ethniques, et où les institutions internationales ont tendance à penser le problème des nationalités en termes de droits individuels des membres des nations opprimées (p. 176). Et la mondialisation économique, en favorisant la constitution de grandes entités politiques, conduit souvent les États-nations, eux-mêmes menacés dans leur identité, à présenter les revendications nationales comme un risque d’affaiblissement (p. 176).
La tradition pactiste
Il n’est pas possible, dans le cadre de cette recension, de faire justice aux riches interprétations historiques que contient l’ouvrage. Le lecteur français, qui ignore bien souvent l’histoire du Canada, pourra y trouver des repères précieux. S’il est davantage intéressé par l’élaboration de la théorie du fédéralisme, la fin de l’ouvrage retiendra plus particulièrement son attention.
Comment les nations minoritaires et majoritaires peuvent-elles être, dans un État fédéral, égales ? Comment les nations minoritaires peuvent-elles construire avec la nation majoritaire un partenariat négocié entre égaux ? (p. 137).
Tel est le problème que l’ouvrage explore, dans une série d’études qui éclairent tel ou tel aspect du fédéralisme ainsi compris (les divers modèles de l’aménagement de la diversité linguistique [2] ; le régime des citoyennetés dans un tel État ; le type de constitution qui convient à ce fédéralisme ; le type d’autonomie, interne et externe, dont jouissent les diverses nations ; la notion de pacte, etc.).
Le lecteur européen sera sans doute plus particulièrement intéressé par les élaborations conceptuelles de l’auteur qui, tout en prenant appui sur l’histoire du Canada, sont les plus universalisables [3]. C’est le cas de l’ensemble des réflexions de la deuxième partie de l’ouvrage, consacrées à la tradition pactiste. Un État multinational disposé à traiter à égalité les diverses nations qui le composent est un État où plusieurs demoï construisent une entité politique commune afin de partager leur souveraineté. L’auteur estime que le concept de pacte est celui qui permet le mieux de penser un tel État et de le construire. Même si Alain G. Gagnon ne développe pas ce point, la tradition pactiste est en effet très différente de celle du contrat social, en particulier dans sa version rousseauiste : le pacte instaure, comme le fait le contrat social, un corps politique antérieur à l’autorité qu’il met en place, mais ce corps politique est composé de communautés de force inégale et non d’individuségaux. Il débouche non sur un pouvoir suprême mais sur un équilibre des pouvoirs entre l’autorité politique et les assemblées diverses qui représentent les peuples (p. 157). L’auteur attire en particulier l’attention, dans cette tradition, sur l’œuvre du catalan Francesc Eiximenis (1330-1409) et sur l’élaboration ultérieure des principaux concepts du pactisme, au XVIIIe siècle, par Hume et Ferguson.
Alain G. Gagnon peut alors mettre en évidence comment l’histoire des États fédéraux peut-être comprise à la lumière de ce concept de pacte. Ce dernier constituant une étape historique à l’évidence moins mythique que ne l’est celle du contrat social, on comprend, rétrospectivement, pourquoi ce livre est à la fois historique et théorique : une partie de la construction de l’État canadien est effectivement conforme au processus que les théoriciens ont nommé pacte. Dans une section intitulée « Le fédéralisme des traités », l’auteur peut ainsi interpréter l’histoire de certains États fédéraux à partir du concept de « constitutionnalisme conventionnel », tel qu’il a été défini en particulier par le philosophe James Tully, comme un moyen de conciliation « qui permet à des peuples de se reconnaître mutuellement et d’en venir à un accord qui rassemble ou fédère les différences juridiques et politiques qu’ils souhaitent prolonger à l’intérieur de l’association » [4]. L’histoire du Canada et d’autres États fédéraux est cependant loin, selon l’auteur, de se laisser toute entière expliquer à partir de ce concept, les États-nations ayant souvent étouffé ce processus de construction conventionnelle des fédérations : « il est donc urgent de redresser la barre en réactualisant ces ententes au nom des valeurs d’égalité, d’équité et de liberté pour ces nations » (p. 170).
L’objectif de l’auteur n’est pas d’explorer les divers montages institutionnels sur lesquels débouche un tel pacte, même s’il met précisément en évidence ce qui, dans le cas du Canada, en relève (p. 165). Il s’attache davantage à dégager, à la fin de l’ouvrage, les dimensions morales et normatives sous-tendant les États fédéraux, en d’autres termes la culture fédérale, dont les valeurs fondamentales sont le respect mutuel, la reconnaissance, la dignité de chaque nation, la tolérance, la réciprocité, l’intégrité (p. 160). L’auteur explore en détail les composants d’une telle culture, même s’il n’aborde pas les diverses manières dont elle peut être implantée et vivifiée dans les États fédéraux, au niveau de l’éducation en particulier.
Tout l’ouvrage vise finalement à montrer que la reconnaissance d’une telle souveraineté partagée (y compris dans le domaine de la politique extérieure, dans le respect de la compétence du gouvernement fédéral et du gouvernement national) permet de construire un État plus solide car plus uni.
Questions sur le concept de nation minoritaire
Sur bien des points cet ouvrage rejoint, à sa manière, c’est-à-dire dans une étude historique et théorique centrée sur l’expérience canadienne, les analyses qu’Olivier Beaud a consacrées à la fédération, où le juriste français cherche à émanciper ce concept du modèle dominant de l’État fédéral (celui des États-Unis) [5]. Un même souci est au centre des deux ouvrages : celui de la construction par un pacte, plus que par voie constitutionnelle, de relations égalitaires (entre les diverses nations composant l’État fédéral et entre ces nations et le gouvernement fédéral). Les deux auteurs ne résolvent certes pas le problème de la même manière. O. Beaud estime, qu’il faut renoncer, pour penser ce type original qu’il nomme la fédération, à la notion de souveraineté, qui ne peut selon lui s’appliquer à la fois au pouvoir fédéral et aux nations qui le composent ; et il qualifie de confuse la notion de souveraineté partagée qu’accepte et défend Alain G. Gagnon. Mais les institutions par lesquels tous deux caractérisent le fédéralisme sont en fait très proches. L’un et l’autre — et bien d’autres auteurs d’une tradition peu connue et peu vivante en France en raison du poids historique de l’État-nation dans notre pays — explorent l’idée d’une relation non hiérarchique entre les nations d’un même État fédéral, sans masquer les difficultés épineuses d’un tel concept. Celle, par exemple, de savoir si et comment la notion d’égalité peut s’appliquer à la fois aux relations des différentes nations entre elles et aux relations de chacune de ces nations avec l’État fédéral. À plusieurs reprises, le problème émerge dans l’ouvrage d’Alain G. Gagnon, même si l’auteur ne le prend pas explicitement pour objet ; et la synthèse d’O. Beaud tente, à partir d’une tripartition inspirée par Kelsen, de construire le concept de relations égalitaires entre la Fédération, comme ensemble englobant, la fédération, comme État central et les États fédérés [6].
Un autre problème, auquel un lecteur européen est sans doute plus sensible qu’un lecteur québécois est celui de la définition du concept de nation que met en œuvre une telle théorie du fédéralisme. L’identité linguistique, religieuse, culturelle, juridique et économique du Québec est si forte que l’on comprend aisément pourquoi l’interrogation sur le concept de nation n’est pas au centre de cet ouvrage. L’auteur est cependant parfaitement conscient des problèmes que pose un tel concept, en particulier lorsqu’il décide de limiter sa recherche au cas des identités nationales minoritaires existant déjà au sein d’un État (p. 129). Une telle limitation dessine en creux d’autres figures de la nation. Même si la situation en Europe est très variable (la Catalogne peut évidemment davantage prétendre au titre de nation que la Padanie, et il y a de nombreux cas intermédiaires) les Européens d’aujourd’hui sont particulièrement sensibles à ce que O. Beaud nomme le « fédéralisme par désagrégation » (p. 32). Il entend par ce terme le processus par lequel un État unitaire se transforme en fédération, une déconstruction très différente de la construction conventionnelle de l’État fédéral décrite par Alain G. Gagnon — même s’il est difficile de savoir, dans tel cas particulier, si cette déconstruction est à interpréter comme une manière, pour des nations déjà existantes, de recouvrer leur identité et leur autonomie (c’est ainsi qu’Alain G. Gagnon interprète la situation actuelle en Catalogne) ou comme un processus de décomposition de l’État unitaire exploité par des mouvements nationalistes ou totalitaires cherchant à forger des « nations » fictives, aussi peu viables que l’État unitaire, avec pour seul résultat prévisible un État fédéral plus impuissant encore. Y a-t-il encore place, dans un tel processus de « fédéralisme par désagrégation », pour un pacte, pour un foedus [7] ? Une fédération peut-elle être fondée sur un sentiment de méfiance ? À juste titre, Alain G. Gagnon met l’accent sur le fait que la culture des valeurs fédérales est une condition nécessaire du type d’État fédéral qu’il préconise. Mais force est de reconnaître que toute revendication nationaliste d’autonomie ne s’accompagne pas de la culture de telles valeurs. On sait que ce problème suscite un débat dans plusieurs pays européens. Qu’en est-il des entités qui ne se découvriraient une identité nationale que lors de l’intégration de leur État unitaire dans un ensemble plus large leur offrant la perspective de s’émanciper des contraintes de la solidarité dans le cadre de leur État, ou qu’à l’occasion des difficultés que rencontre leur propre État ?
Il serait injuste de reprocher à l’auteur, qui délimite plus étroitement, de manière explicite, son champ de recherches, de ne pas aborder ces questions. Et c’est un grand mérite de l’ouvrage que de susciter celles-ci chez le lecteur qui cherche à penser l’expérience européenne à partir des analyses que l’auteur fait de l’expérience canadienne.
Le fédéralisme pactiste et l’Union européenne
Le seul vrai regret, à la lecture de l’ouvrage, réside ailleurs. Le lecteur européen, à de nombreuses reprises, est tenté de mettre en relation la théorie du fédéralisme, élaborée par l’auteur pour rendre compte de l’État fédéral canadien, et la construction de l’Union européenne, qui par bien des aspects peut être lue comme un processus de construction d’un fédéralisme, ou quasi-fédéralisme, « par traités », pour reprendre l’expression de l’auteur. Mais les quelques pages consacrées à l’Union européenne paraissent insuffisamment convaincantes. L’Union européenne est-elle vraiment un « État supranational » (p. 56), sur le modèle des États-nations ou des États fédéraux qui ne sont pas multinationaux ? Il semble difficile de ranger l’entité politique sui generis et complexe qu’est l’Union européenne sous ces figures traditionnelles de l’État, de considérer par exemple qu’il y a une « concentration des pouvoirs à Bruxelles et à Strasbourg » (p. 56) — alors même que le concept de souveraineté partagée est au centre de la construction européenne (même s’il suscite d’âpres débats quant à son effectivité et sa validité), comme il est au centre de la théorie du fédéralisme que défend Alain G. Gagnon. La situation des États nationaux au sein de l’Union européenne peut sembler à bien des égards similaire à celle des nations au sein d’un État fédéral multinational, tout aussi incertaine — et tout aussi contradictoire du fait que les revendications de souveraineté ou d’autonomie peuvent aussi bien être inspirées par le souci d’une construction fédérale établissant une relation d’égalité entre les États européens que par le désir d’alimenter une résurgence nationaliste dans une Union en cours de désagrégation. On peut certes interpréter de diverses manières le processus de la construction européenne, mais il me semble avoir plus d’affinité avec la construction fédérale telle que l’interprète l’auteur qu’avec la construction de l’État fédéral classique, comme en témoignent le rejet de ce que les Européens nomment le « fédéralisme » (c’est-à-dire l’idée que l’Union européenne se dirigerait vers la construction d’un État fédéral sur le modèle des États-Unis) et la difficile recherche d’un équilibre entre le pouvoir des instances européennes (limité par le principe de subsidiarité) et celui des États-nations ou des États fédéraux membres de l’Union.