Une synthèse des travaux actuels sur le langage montre l’extraordinaire diversité des langues à travers le monde et en explore les implications cognitives.
Une synthèse des travaux actuels sur le langage montre l’extraordinaire diversité des langues à travers le monde et en explore les implications cognitives.
Depuis environ une vingtaine d’années, des recherches à l’intersection de l’anthropologie, de la linguistique comparée et de la psychologie ont permis de faire émerger un ensemble de phénomènes qui transforment notre compréhension du langage. Dans son ouvrage, C. Everett, chercheur en anthropologie et psychologie à l’Université de Miami et spécialiste du langage, se propose de faire la synthèse de ces travaux pour les présenter au grand public. Prudent, celui-ci ne tente pas de développer une vision synthétique ou théorique du langage. Il propose plutôt, à travers une série de vignettes, de montrer l’immense diversité à laquelle font face les chercheurs qui s’intéressent à cette faculté. Ce faisant, le livre tente de répondre à trois questions : quelle est l’étendue de la diversité linguistique ? Comment peut-on l’expliquer ? Et quels impacts cognitifs cette diversité peut-elle avoir, si elle en a ? Il est l’occasion d’une plongée dans un monde fascinant de phénomènes linguistiques étonnants et déconcertants.
La diversité linguistique qui existe sur le continent européen fait parfois oublier que la quasi-totalité des langues qui s’y parlent descend en fait d’une seule langue parlée il y a 6000 ans quelque part entre les rives du Don et de la Volga. Cela peut parfois donner l’impression que certaines propriétés typiques des langues indo-européennes sont des propriétés universelles du langage. Or s’il existe environ une centaine de langues parlées sur la planète qui descendent du proto-indo-européen, il y a soixante fois plus de langues parlées à travers le monde. On recense par exemple plus de 800 langues différentes parlées en Papouasie Nouvelle-Guinée, dont certaines sont des « isolats », des langues pour lesquelles il n’est pas possible de reconstruire de filiation avec d’autres langues vivantes.
Tout l’objet du livre est de donner un aperçu de cette immense diversité linguistique. Ses huit chapitres sont construits en deux grandes parties. Les quatre premiers chapitres portent sur les variations lexicales qui existent dans l’expression de l’espace et du temps, ou dans les termes employés pour parler des couleurs, des odeurs, ou des relations sociales. Les quatre suivants portent sur la diversité qui existe dans l’utilisation des phonèmes ainsi que sur les facteurs qui expliquent cette diversité et influent sur le développement des langues.
Dans le premier chapitre, consacré au temps, le constat que fait C. Everett, est que la structure du temps n’est pas quelque chose qui s’impose aux langues. Une vision eurocentrique du langage pourrait en effet faire croire que le temps qui s’écoule pour tous du passé vers le futur impose naturellement aux humains d’en parler d’une seule et unique manière. Pourtant, toutes les langues ne distinguent pas entre le passé, le futur et le présent. Le karitiâna, parlé en Amazonie, ne possède, par exemple, que deux temps, le futur et le non-futur. Pour les locuteurs de cette langue, ou bien l’on parle de quelque chose qui aura lieu, ou l’on parle de quelque chose qui a ou a eu lieu. Dans ce second cas, et sans information contextuelle particulière, il est impossible de savoir si une action s’est déroulée dans le passé ou se déroule dans le présent.
C. Everett rapporte aussi, plus surprenant peut-être, le cas du nheengatú (p. 39), parlé en Amazonie, qui ne dispose d’aucun mot pour se référer aux différents moments de la journée. S’ils souhaitent évoquer un moment particulier, les locuteurs de cette langue doivent pointer vers le ciel pour indiquer l’emplacement du soleil au moment où l’évènement dont ils parlent a eu lieu. Cet exemple est intéressant à plus d’un titre, d’abord car il montre à quel point les gestes peuvent être un élément important du langage. Il illustre aussi très bien l’idée qu’une langue est façonnée par l’environnement dans lequel vivent ses locuteurs. On imagine en effet difficilement un système comme celui du nheengatú émerger au-delà du cercle polaire où le soleil est absent du ciel 6 mois par année.
Dans un autre ordre d’idée, C. Everett montre que quelques langues semblent posséder des termes d’odeurs primitifs (p. 122), c’est-à-dire des mots simples dont la fonction est uniquement d’exprimer l’odeur de toute sorte d’objets d’une manière qui sera comprise comme évidente par tous les locuteurs de cette langue. C’est le cas du jahai, parlé entre la Malaisie et la Thaïlande, ou encore du cha’palaa, parlé en Équateur. En jahai, le terme cnes renvoie à l’odeur de la fumée, d’une certaine espèce de mille-pattes et du bois du manguier. En cha’palaa, le terme sendyu renvoie à une odeur métallique ou de poisson.
Ces termes sont différents du vocabulaire dont on dispose en français pour parler des odeurs. Lorsque l’on dit d’un objet qu’il a l’odeur de la banane, on fait référence à l’odeur du fruit et non à une propriété partagée par ce fruit et toute sorte d’autres objets. Il en va plutôt de ces termes comme il en va des termes de couleurs primitifs, le rouge ou le jaune par exemple. Lorsqu’un locuteur du français décrit un objet en lui appliquant le qualificatif de rouge, tous les locuteurs de cette langue se forment une image sensiblement similaire de sa couleur. Lorsqu’un locuteur du jahai décrit l’odeur d’un objet au moyen du terme cnes, tous ceux à qui il s’adresse comprendront précisément de quoi il parle.
Les informations que présente le livre ne sont pas toutes nouvelles ou surprenantes. Leur intérêt vient plutôt du portrait qui émerge lorsqu’on met toutes ces observations bout à bout. Le langage n’y apparaît pas comme une faculté limitée, mais plutôt comme un outil profondément flexible et adaptable. C. Everett montre ainsi à de nombreuses reprises que le lexique d’une langue est quelque chose qui s’ancre à la fois dans un environnement écologique et culturel particulier, mais aussi dans le corps de ses locuteurs. Ainsi, l’alimentation semble avoir une incidence sur la prévalence de certains sons dans une langue. Celles parlées par les peuples de chasseurs-cueilleurs ont tendance à avoir moins de consonnes labiodentales (p. 155), comme le [f] ou le [v], que celles parlées par des peuples qui pratiquent l’agriculture. En effet, pour prononcer ce type de consonnes il faut que la lèvre du bas touche ou effleure la lèvre du haut. Or, l’alimentation de populations pratiquant l’agriculture requiert moins de mastication que celle des chasseurs-cueilleurs, et cela a comme conséquence que leurs mâchoires se développent de telle sorte que leurs incisives supérieures en viennent à chevaucher leurs incisives inférieures. Le mouvement requis pour prononcer des consonnes labiodentales demande donc plus d’énergie aux populations de chasseurs-cueilleurs qu’à celle pratiquant l’agriculture. Cela conduit les premiers à faire disparaître petit à petit ces sons de leur répertoire.
Le chapitre le plus intrigant du livre est peut-être celui consacré à la question du lien entre les mots et ce qu’ils représentent. C’est un lieu commun lors que l’on s’intéresse à cette question, d’affirmer qu’une langue est un système de signes arbitraires. Platon, déjà dans le Cratyle, faisait affirmer à Hermogène qu’une langue n’était que le pur produit d’une convention. Bien qu’il ne remette aucunement en question cette thèse dans son ensemble, C. Everett rapporte plusieurs cas qui viennent en limiter la portée, notamment en montrant que cet arbitraire reposerait sur des fondations qui, elles, ne sont pas toujours arbitraires. Il mentionne par exemple le fait que certains sons encodent des émotions de manière assez claire. Le son [k] par exemple serait systématiquement perçu comme plus excitant que le son [b] qui lui serait perçu comme plutôt calme (p. 205). Ainsi, le mot « carnage » a une sonorité qui colle à ce qu’il dénote, au contraire du mot « calme » ; et une bagarre peut nous paraître moins violente qu’une rixe, du fait de leur sonorité respective. De plus, dans une étude portant sur environ 4300 langues, des linguistes auraient découvert, entre autres, que le mot pour désigner la langue inclut fréquemment le son [l], et celui pour désigner le nez, le son [n]. Ces associations qui ne sont pas dues au hasard pourraient s’expliquer par des associations non arbitraires entre un son et ce qu’il représente. Ainsi, la présence de [l] dans le mot « langue » pourrait s’expliquer par le fait qu’un mouvement de la langue est requis pour le prononcer. Dans le cas du son [n] dans nez, cela pourrait s’expliquer par le fait que la cavité nasale résonne lors de la prononciation de ce son (p. 198). Bien évidemment, tout cela n’est que conjecture, nous n’avons aucun moyen de vérifier de telles hypothèses, elles s’intègrent néanmoins très bien à l’idée qui ferait du langage un outil incarné.
Un ouvrage consacré à la diversité linguistique ne pouvait pas ne pas évoquer la thèse du déterminisme linguistique proposée par Sapir et Whorf, selon laquelle la langue détermine la pensée en ce sens qu’il n’est pas possible de penser quelque chose si la langue que l’on parle ne possède pas de mots pour décrire cette chose. L’exemple classique qui revient régulièrement est celui des Inuits qui seraient capables de percevoir de nombreux types de neige invisible aux yeux des Européens parce qu’ils possèdent de nombreux mots pour les désigner. Bien que maintes fois discréditée [1], cette thèse revient régulièrement dans le discours public sous une forme ou sous un autre. Le plus récent exemple en est le film Arrival de D. Villeneuve dans lequel l’apprentissage d’une langue extraterrestre permet de percevoir le temps.
Toutefois, si C. Everett évoque rapidement cette thèse, c’est surtout pour la mettre de côté au profit de celle de la relativité linguistique qui affirme plus subtilement que la langue ne fait qu’influencer, et non déterminer, la cognition. Dans son ouvrage précédent, Linguistic Relativity (2013), il soutenait que cette influence pouvait prendre deux formes : un effet d’habituation et un effet ontologique. A Myriad of Tongues n’est pas l’occasion pour lui de revenir en détail sur cette thèse, mais simplement d’illustrer rapidement ces deux types d’effets.
L’effet d’habituation est l’idée que la langue peut préparer la pensée par habitude : à force de parler du monde d’une certaine manière, on finit par penser spontanément le monde de cette manière. Pour comprendre cet effet, prenons l’exemple de la représentation de l’espace. La plupart des langues disposent, pour y parvenir, de repères égocentriques, prenant le corps du locuteur comme points de référence (ex. : droite, gauche) et géocentriques, prenant comme points de référence les points cardinaux ou des éléments géographiques du terrain environnant (ex. : en direction de la montagne, en direction du fleuve). Certaines, toutefois, comme le guugu yimithirr, parlé dans l’extrême nord du Queensland en Australie, n’ont de repères que géocentriques. Dans une série d’expériences, des scientifiques ont montré que cela n’était pas sans conséquence sur la cognition. En effet, lorsque l’on demande à un locuteur du français ou de l’anglais de regarder une série d’objets puis de se retourner pour placer des objets identiques dans le même ordre devant lui, celui-ci aura tendance à placer les objets en respectant la position qu’ils occupaient relativement à son corps. Ainsi, les objets qui étaient à droite iront à droite. Les locuteurs du guugu yimithirr procéderont différemment. Ils respecteront les positions relatives aux repères géographiques qu’ils utilisent, par exemple un objet qui était au nord restera au nord. L’habitude qu’un locuteur d’une langue a d’utiliser tel ou tel type de repères va modifier la manière qu’il a de penser l’espace.
L’effet ontologique, quant à lui, est l’idée qu’une langue peut pousser ceux qui la parlent à catégoriser leurs perceptions du monde de manière précise, et faire ainsi croire que des catégories linguistiques ont une réalité ontologique. Ainsi, on aura tendance à discriminer plus facilement un stimulus lorsque celui-ci tombe dans une catégorie conceptuelle précise que possède la langue que l’on parle. Au contraire du français qui possède le terme « montagne » désignant une entité particulière, le lao, langue parlée principalement au Laos, ne possède qu’un terme pour parler de terrain montagneux, phuu2 [2]. Pour les locuteurs de cette langue, il n’existe pas, à proprement parler, de montagne, mais plutôt des parties de terrain montagneux. Cela ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas percevoir de montagnes, mais plutôt que leur rapport à cet objet est différent de celui d’un locuteur du français. C. Everett rapporte aussi des expériences qui tendent à montrer que l’on se souvient mieux d’une couleur si la langue que l’on parle possède un mot pour désigner celle-ci (p. 114 sq.).
A Myriad of Tongues est un livre bien plus prudent que Linguistic Relativity. Leurs objectifs et leurs publics ne sont pas les mêmes. C. Everett reconnaît que l’évaluation de la thèse de la relativité linguistique demande des expériences très rigoureuses, et que la recherche n’en est encore qu’à ses débuts. Les effets qu’il rapporte ne sont pas très forts, et font encore débat au sein de la communauté des chercheurs en psychologie et en linguistique. La position qu’il présente dans ce livre est, de ce point de vue, assez nuancée. Il insiste à de nombreuses reprises sur le fait que les effets cognitifs de la diversité linguistique ne doivent pas être compris comme exerçant des contraintes sur les locuteurs d’une langue, ce ne sont que des tendances. Une langue ne permet ni n’empêche de penser d’une certaine manière, elle ne fait que rendre plus probable certaine manière de penser.
Depuis les travaux de Chomsky, et jusqu’à peu, on pouvait affirmer sans grande crainte d’être contredit que le langage était une faculté innée permettant d’exprimer des pensées au moyen de symboles représentant de manière arbitraire des objets du monde, grâce à l’acquisition instinctive d’un ensemble de règles syntaxiques universelles. Il y a une vingtaine d’années, le psychologue canadien S. Pinker offrait une synthèse grand public de cette vision du langage dans une série de trois livres (The Language Instinct (1994), Words and Rules (1999) et The Stuff of Thought (2007)). Bien qu’il ne le dise pas ouvertement, la somme des phénomènes que rapporte C. Everett vient contredire cette vision classique du langage comme instinct. Il est vrai qu’il y a toujours eu des débats autour de celle-ci, mais le consensus qui a pu un temps exister semble aujourd’hui mis à mal, A Myriad of Tongues permet de comprendre pourquoi. Néanmoins, il ne s’agit pas d’un ouvrage polémique.
Le livre est, en fait, une sorte de cabinet de curiosité linguistique, plus qu’un traité. La présente recension ne peut pas faire justice à la diversité des phénomènes qu’il rapporte, comme la question de l’inexistence des nombres chez les Pirahãs (p. 185), celle de l’absence de langue tonale dans les régions très sèches (p. 161), ou encore celle du rapport entre les gestes et le langage (p. 166). Elle n’aura pas non plus pu traiter la question de savoir s’il existe vraiment une différence entre le lexique d’une langue et sa syntaxe, différence centrale dans la linguistique chomskienne, dont les fondements sont sapés au chapitre 8. On ressort de cette lecture avec plus de questions que de réponses, ce qui en fait une lecture à la fois fascinante et frustrante. Fascinante, car il ouvre les portes d’un monde, celui des langues d’Amazonie, de Papouasie. Mais aussi une lecture frustrante, car devant la diversité des phénomènes présentés, les 250 pages du livre ne permettent que d’effleurer la surface de sujets complexes, et l’on reste parfois sur sa faim.
par , le 8 février
Louis Sagnières, « Toutes les langues du monde », La Vie des idées , 8 février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Everett-A-Myriade-of-Tongues
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