Renaud Dehousse est Professeur à l’Institut d’Études Politiques de Paris, directeur du Centre d’Études Européennes et conseiller scientifique pour Notre Europe. Il a notamment publié La fin de l’Europe (Flammarion, 2005), Politiques européennes (Presses de Sciences Po, 2009) et The Community Method : Obstinate or Obsolete (Palgrave, 2011).
La Vie des Idées : Les chefs d’État ou de gouvernements de 25 des États membres de l’UE [1] ont signé le 2 mars 2012 un « Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union économique et monétaire ». Si l’on prend en compte les différents traités, comment caractériser la dernière décennie par rapport aux décennies précédentes ?
Renaud Dehousse : On peine effectivement à se rappeler que le traité de Lisbonne, entré en vigueur il y a un peu plus de deux ans, était censé mettre un point final à une décennie de discussions difficiles sur la réforme des institutions européennes, marquées notamment par l’échec du traité constitutionnel. Depuis lors, nous avons eu non pas un, mais deux nouveaux traités (et je ne parle pas de la mini-révision à laquelle on a eu recours pour augmenter le nombre des parlementaires européens). D’abord le traité instaurant un mécanisme européen de stabilité, destiné à venir en aide aux pays menacés de défaut comme la Grèce, et que l’Assemblée nationale vient d’approuver ; ensuite le « pacte budgétaire », voulu par Mme Merkel.
Pourquoi cette accélération soudaine ? Parce que les crises que l’Europe a dû affronter depuis 2008 ont mis en lumière le caractère incomplet de l’union économique et monétaire : non seulement la coordination des politiques économiques est restée un vœu pieux, mais l’absence de mécanisme de solidarité empêchait l’Union de répondre aux menaces qui pesaient sur certains de ses membres, ce qui menaçait l’ensemble de la construction. Adoptés dans l’urgence, et sans dessein d’ensemble, les deux nouveaux traités s’efforcent de remédier à ces lacunes. À l’évidence, ils n’apportent toutefois qu’une réponse incomplète aux problèmes qui sont apparus au cours des dernières années. La zone euro n’a toujours pas de prêteur de dernier ressort [2], et la coordination envisagée vise avant tout à éviter les dérapages budgétaires. C’est un début, mais ce n’est sans doute pas suffisant.
Pas de changements majeurs
La Vie des Idées : Par rapport aux traités existants, qu’apporte le « Traité sur la stabilité » ? Comment s’articule-t-il avec les traités antérieurs ?
Renaud Dehousse : Le nouveau traité n’apporte pas de grands changements. La moitié des mesures qu’il contient figure déjà dans le paquet législatif par lequel a été réformé le pacte de stabilité en novembre dernier. Sa principale innovation est constituée par la fameuse « règle d’or », qui interdit tout déficit budgétaire.
Il est vrai que la voie était relativement étroite : conclu en marge des traités en raison de l’opposition britannique, il ne pouvait pas modifier les dispositions des traités européens. Il a donc fallu recourir à des acrobaties juridiques – d’une légalité parfois douteuse - pour réformer la gouvernance économique de l’Union.
Pourquoi alors lancer l’Union dans un débat sur la ratification d’un nouveau traité, dont on connaît les risques, et qui promet d’absorber une énergie considérable ? Comme souvent, la réponse est à rechercher au niveau national. Pour faire accepter par une opinion publique allemande profondément hostile le plan de sauvetage de la Grèce – qui constitue, rappelons-le, la plus grande entreprise d’assistance financière jamais réalisée – Mme Merkel a estimé qu’il était nécessaire d’obtenir de ses partenaires un engagement symbolique fort, qui garantisse aux Allemands qu’ils ne seraient pas sans cesse appelés à venir en aide à des pays trop « cigale » à leur yeux. La portée du traité est donc avant tout d’ordre symbolique.
La Vie des Idées : Ce traité a-t-il une utilité pour résoudre la crise ? Est-il inutile comme le dénoncent certains, voire néfaste ?
Renaud Dehousse : En soi, le « pacte budgétaire » n’apporte qu’une réponse partielle à la crise de la dette souveraine. Celle-ci a montré que le volume excessif de l’endettement des pays européens était une source de vulnérabilité : que le traité soit ratifié ou pas, il faudra bien s’y attaquer : on ne peut pas se contenter de refiler le problème – un de plus – aux générations futures.
Mais à l’évidence, l’attaquer sous l’angle de la dépense ne suffit pas. Le cas de la Grèce ou, dans une moindre mesure, de l’Espagne le montrent bien : sans croissance, la discipline budgétaire risque de déboucher sur une aggravation des déficits, faute de rentrées fiscales. Il apparaît donc indispensable de compléter le dispositif actuel – discipline budgétaire avec le pacte et solidarité avec le mécanisme européen de stabilité, qui fait l’objet d’un autre traité, conclu en juin 2011 – par un volet croissance.
Il y a maintenant sur ce principe un accord assez général. En revanche, on entend plusieurs sons de cloche dès que l’on aborde la question des moyens par lesquels la croissance doit être encouragée. Une douzaine de gouvernements ont récemment écrit à M. Barroso pour demander un effort accru de libéralisation (réforme du marché du travail, déréglementation de certaines professions, etc.). La gauche européenne, elle, pousse à la mise en place d’un système d’Euro-obligations, qui pourrait financer certains grands travaux d’intérêt stratégique. Vu les contraintes qui pèsent sur les finances publiques nationales, il serait logique que l’initiative vienne de l’Europe. Cependant, nombre de gouvernements ne l’entendent pas de cette oreille : dans les négociations sur les perspectives financières qui s’ouvrent, plusieurs d’entre eux ont annoncé qu’ils espéraient obtenir une réduction du budget européen.
Une Commission renforcée, en théorie
La Vie des Idées : Existe-t-il des moyens efficaces de faire respecter le traité par les gouvernements ? Par exemple, par rapport au Pacte de stabilité et de croissance (1997), que la France et l’Allemagne, entre autres, avaient enfreint, le nouveau traité contient-il des moyens de contrainte plus efficaces ?
Renaud Dehousse : Sur ce terrain, la valeur ajoutée du « pacte budgétaire » est relativement modeste [3]. Il consacre un renforcement des pouvoirs de la Commission, mais ce principe, juridiquement contestable à mes yeux, était déjà prévu dans la réforme du pacte de stabilité. La Cour de Justice, elle, ne pourra intervenir que pour assurer la mise en œuvre de la règle d’or, et elle n’interviendra qu’à la demande des États, plutôt que de la Commission. Or ce qui fait la force du contrôle communautaire, en général, c’est la capacité d’action autonome de la Commission. Le contrôle mutuel des États n’a pas la même efficacité. Ils peuvent être tentés de s’entendre pour ne pas appliquer les règles, comme ils l’ont fait en 2003 à propos du pacte de stabilité, afin de ne pas sanctionner la France et l’Allemagne. Certes, cette dernière est aujourd’hui dans un tout autre état d’esprit. Mais qu’en sera–t-il dans deux ou trois ans ? Le pacte de stabilité ancienne manière avait lui aussi été réclamé par l’Allemagne ; cela n’a pas empêché un autre gouvernement allemand de l’ignorer !
La Vie des Idées : On peut avoir l’impression que la Commission européenne n’a jamais été aussi faible. Cette impression vous semble-t-elle juste ? Quelle a été son influence dans la rédaction du nouveau traité ?
Renaud Dehousse : La question est plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Certes, la Commission Barroso semble d’une grande faiblesse. On l’a peu entendue tout au long de la crise, où le devant de la scène a été occupé par le tandem « Merkozy ». Ce n’est pas elle qui a voulu ce nouveau traité et elle semble avoir peu pesé dans la négociation. Mme Merkel et M. Sarkozy ont d’ailleurs appelé, chacun à sa façon, à dépasser la traditionnelle « méthode communautaire », avant que la première ne revienne vers des positions plus orthodoxes.
Cependant, il est important de relever que, dès que l’on parle de réformer la gouvernance économique, la Commission semble incontournable. Lorsque l’on parcourt les textes qui ont été adoptés au cours des derniers mois – pacte budgétaire compris – on ne peut qu’être frappé par le renforcement des pouvoirs de la Commission qui s’y dessine. Elle peut désormais intervenir de façon très directe dans la confection des budgets nationaux - donc, en théorie, au cœur des systèmes politiques nationaux. Juridiquement, elle n’a sans doute jamais été aussi forte. Reste cependant à voir avec quelle autorité politique elle exercera ces nouveaux pouvoirs. La réponse tiendra sans doute à la qualité des personnes, mais aussi aux rapports de force qui se noueront avec les capitales nationales.
La Vie des Idées : En effet, l’article 7 du Traité renforce apparemment le pouvoir de la Commission : les membres de la zone euro « s’engagent à appuyer les propositions ou recommandations soumises par la Commission européenne lorsque celle-ci estime » qu’un membre de la zone euro « ne respecte pas le critère du déficit dans le cadre d’une procédure concernant les déficits excessifs. » Quel est le pouvoir contraignant de « propositions ou recommandations » de la Commission ?
Renaud Dehousse : Les propositions ne peuvent être modifiées par le Conseil des ministres qu’à l’unanimité, ce qui renforce évidemment la position de la Commission dans les négociations. C’est bien pour cela que le traité de Maastricht n’envisage que des « recommandations » lorsqu’il s’agit de se prononcer sur d’éventuels déficits excessifs. Le Pacte budgétaire s’efforce de renforcer le pouvoir de la Commission en envisageant une forme de « majorité qualifiée inversée » : les propositions de la Commission sont présumées adoptées, sauf si elles font l’objet d’un rejet explicite par une majorité qualifiée au Conseil. Mais, comme je l’ai indiqué, la légalité du procédé est douteuse. Si l’on veut modifier les traités européens, il faut passer par la procédure de révision de l’article 48 et obtenir l’accord de tous les pays membres ; on ne peut pas le faire à 25, par le biais d’un traité séparé.
La Vie des Idées : Angeka Merkel et Nicolas Sarkozy semblent avoir pris en main les commandes de la zone euro depuis quelques mois. Comment en est-on arrivé à ce déséquilibre dans la prise de décision ? Est-ce une faiblesse des dispositions institutionnelles qui l’a permis ?
Renaud Dehousse : Le rôle de la France et de l’Allemagne a effectivement été déterminant. Plusieurs facteurs y ont contribué. Sur le plan économique, ces deux pays représentent à eux deux près de la moitié du PIB de la zone Euro. Ils ont joué un rôle moteur dans la construction de l’Europe, dont la fonction première a été de pacifier leurs rapports. De surcroît, nourris par des traditions différentes, les responsables français et allemands ont tendance à réagir de façon très différente ; un accord franco-allemand se situe dès lors souvent aux alentours d’une position médiane dans l’ensemble des positions nationales. La gestion de la crise de la dette souveraine rentre largement dans ce cas de figure : Nicolas Sarkozy a très vite plaidé en faveur d’un soutien à la Grèce (où les banques françaises étaient très exposées) ; Angela Merkel ne l’a accepté qu’avec réticence, exigeant en échange des garanties de discipline budgétaire. Il est toutefois clair que dans le couple franco-allemand, c’est désormais Berlin qui mène le bal. Avec le pacte budgétaire, Nicolas Sarkozy a fini par accepter un renforcement d’une gouvernance européenne par les règles qui est à des années-lumière de sa conception de la politique.
Dans cette crise, la Commission n’a pas joué le rôle moteur que lui attribuent les traités en temps normal. Mais justement, nous n’étions pas en temps normal : en période de crise, la légitimité dont peuvent se réclamer des chefs d’État et de gouvernement investis par le suffrage universel est incontestablement plus forte que celle de la Commission. De surcroît, il s’agissait avant tout de combler un vide dans l’édifice institutionnel, le traité n’offrant pas d’indication quant à la façon dont devait être abordé la crise et, dans l’Union européenne, cette fonction « constituante » reste largement l’apanage des États. Toutefois, ne nous fions pas aux apparences : un bon nombre des solutions qui ont été retenues – comme par exemple l’idée de faire précéder les procédures budgétaires nationales par un « semestre européen » [4] –font partie d’une boîte à outils que la Commission essayait de faire adopter depuis longtemps. La vraie question est de savoir si les choses rentreront dans l’ordre une fois que la crise s’éloignera, ou si au contraire le nouvel équilibre du pouvoir qui a émergé à cette occasion se maintiendra.
Un nouvel accord est-il possible ?
La Vie des Idées : Certains candidats à l’élection présidentielle française parlent de renégocier le traité. Mais est-ce encore faisable à ce stade, et étant donné qu’il suffit que 12 des 17 États de la zone euro ratifient ce traité pour qu’il soit mis en œuvre ? Quelle serait la procédure pour une renégociation ? La même volonté de renégociation a-t-elle été exprimée dans d’autres pays signataires ?
Renaud Dehousse : Ici encore, une réponse purement juridique est insuffisante. Le pacte budgétaire peut effectivement entrer en vigueur sans attendre d’être ratifié par tous les États signataires. Cela change évidemment la problématique de la ratification. À la différence de ce qui s’est produit avec le projet de « traité constitutionnel », aucun pays ne dispose d’un droit de veto. Un non éventuel au referendum annoncé en Irlande n’empêcherait pas l’entrée en vigueur du nouveau traité, mais il priverait ce pays de la possibilité de bénéficier d’un nouveau programme d’assistance européen, le pacte budgétaire prévoyant désormais que ceux-ci sont réservés aux pays qui ont fait le choix de la ratification. Cela devrait normalement peser sur la façon dont les électeurs aborderont la question.
Juridiquement, il en va de même pour la France. Mais économiquement, et donc politiquement, la situation de celle-ci est très différente : le pacte en question perdrait une grande partie de son intérêt s’il n’était pas appliqué dans la deuxième économie de la zone Euro. À supposer que François Hollande soit élu et qu’il insiste pour rouvrir le dossier, il est peu probable qu’on lui claque la porte au nez. Non seulement parce que cela reviendrait à faire peu de cas du mandat qui – par hypothèse – lui aura été donné par le peuple français mais aussi parce qu’il n’est pas le seul responsable politique européen à plaider pour une action en faveur de la croissance. Certes, on voit mal l’Allemagne accepter de revenir sur ce qu’elle a obtenu à la fin 2011. En revanche, rien n’empêcherait qu’un nouvel accord – un de plus ! – ne vienne compléter l’édifice. Quoi qu’il advienne, les mois à venir devraient être importants pour comprendre les nouveaux rapports de force.