L’Europe est une réalité politique et économique, mais c’est aussi une idée, à la fois défendue et dénigrée depuis très longtemps. Faire l’histoire des ambiguïtés qu’elle recèle est aujourd’hui particulièrement indispensable.
L’Europe est une réalité politique et économique, mais c’est aussi une idée, à la fois défendue et dénigrée depuis très longtemps. Faire l’histoire des ambiguïtés qu’elle recèle est aujourd’hui particulièrement indispensable.
Est-ce qu’une Europe culturelle et spirituelle existe, et, si oui, comment peut-on la définir ou décrire ? L’ensemble hétérogène des réponses apportées au fil des siècles à ces questions constitue la vaste matière de ce qu’on nomme « histoire de l’idée d’Europe » : une histoire conceptuelle tout à fait particulière, dans la mesure où l’on est tenté d’identifier ses matériaux avec une portion copieuse de la littérature et de la philosophie européennes, et qui se heurte à des enjeux politiques, sociaux et culturels toujours au centre du débat. À une telle entreprise, le volume The Idea of Europe. À Critical History de Shane Weller, publié en 2021 par Cambridge University Press, vient de donner une contribution remarquable.
Le chantier historiographique ouvert autour de l’idée d’Europe connaît, depuis une vingtaine d’années désormais, une transformation cruciale. Son objet d’étude a changé de nature : d’idéal positif à illustrer, l’idée d’Europe est devenue un objet historique et intellectuel douteux, mis sans cesse en question. Jusqu’au début des années 2000, les historiens s’attachaient principalement à cerner les contours d’un idéal européen qui, tout en étant controversé dans ses contenus, était généralement tenu pour fondateur ; depuis, un lourd soupçon a définitivement plané sur la nature et l’existence même de cet idéal. On se demande si l’idée d’Europe, au lieu d’être une projection noble, ne serait pas plutôt un poids accablant, un outil malfaisant d’exclusion et d’oppression, et finalement une notion à la fois vide et arrogante. Le revirement vient non pas tant (ou pas seulement) de la part des anti-européistes ou des eurosceptiques, mais aussi de la part d’historiens et de penseurs persuadés de l’utilité, voire de la nécessité, du projet européen.
Il s’agit là en réalité de la dernière étape d’une évolution longue que connaissent les études européennes. Les premières histoires de l’idée d’Europe virent le jour dans l’immédiat après-guerre, pendant les années 1950-60. La plupart d’entre elles furent élaborées par des historiens qui avaient aussi joué un rôle, parfois de premier plan, dans la construction de l’Europe unie, ou qui en tout cas étaient profondément solidaires de ce projet. C’est notamment le cas de Vingt-huit siècles d’Europe de D. de Rougemont (1961) ou de L’idée d’Europe dans l’histoire de J.-B. Duroselle et J. Monnet (1965) : des reconstructions historiques et conceptuelles qui n’étaient donc pas dépourvues d’une perspective militante. À partir des années 1970, dans le sillage de ces travaux, les études portant sur l’« identité » ou les « racines » d’Europe connurent leur essor, notamment dans le champ des études littéraires et philosophiques ; en même temps, l’histoire des relations internationales se chargea de reconstituer les étapes et les processus ayant mené à l’intégration européenne.
Mais une telle narration à certains égards téléologique et monolithique devait bientôt être problématisée : d’un côté on multiplia les points d’observation sur l’intégration européenne (en valorisant les perspectives des différents États-nationaux qui y participèrent, ainsi que les apports des acteurs multiples concernés – cercles politiques, intellectuels, scientifiques etc.) ; d’un autre côté on s’efforça de reconnaître les identités plurielles du continent (en valorisant par exemple les perspectives minoritaires, marginales ou extérieures portées par les minorités, par les classes sociales défavorisées, par les migrants etc.). Ainsi Edgar Morin parvint-il, vers la fin des années 1980, à présenter dans un essai célèbre l’identité de l’Europe sous le signe du paradoxe, en relevant qu’Europe est démocratie mais aussi dictature, paix mais aussi violence et guerre, justice mais aussi injustice (Morin, Penser l’Europe, 1987).
Aujourd’hui donc, le chercheur qui s’intéresse à l’idée d’Europe ne peut ni négliger ni contourner les interrogations que Shane Weller énonce dans l’introduction à son volume : comment envisager l’ambiguïté indéniable qui est contenue dans l’idée d’Europe ? Quel rôle attribuer, dans l’histoire de l’idée d’Europe, aux bêtes noires de l’« eurocentrisme », de l’« euro suprématisme » et de l’« euro universalisme » – trois péchés qui ont incontestablement appartenu à l’histoire européenne et qui lui sont reprochés de plus en plus sévèrement par ses ennemis tout comme par ses amis ? Dans ce sens, l’histoire écrite par Weller se veut « critique » (comme le précise le sous-titre de l’ouvrage, « A Critical History »).
Les éclairages récents sur l’histoire de l’idée européenne sont venus à la fois des recherches conduites sur des pans chronologiques ou thématiques spécifiques [1], et d’ouvrages collectifs encyclopédiques portant plus généralement sur l’histoire d’Europe [2]. L’étude de Weller est dans ce cadre précieuse, puisqu’elle adopte une perspective chronologique large (de l’Antiquité à nos jours) et est systématique et exhaustive comme aucune autre. Depuis Hérodote jusqu’à Emmanuel Macron, les contributions d’un grand nombre d’écrivains, de politiciens et d’intellectuels se trouvent synthétisées et contextualisées d’une manière rigoureuse et efficace. Le volume procède selon des partitions chronologiques qui se rétrécissent au fur et à mesure que le débat s’intensifie : le premier chapitre prend en compte la période large qui va de l’Antiquité aux Lumières ; le deuxième chapitre examine le long XVIIIe siècle (1712-1815) ; tandis qu’à la première moitié du XXe siècle, époque d’or pour le débat sur l’Europe, sont consacrés trois chapitres successifs, qui analysent respectivement la période 1848-1918 (« Homo europaeus »), 1918-1933 (« The European Spirit ») et 1933-1945 (« A New European Order »). Cela permet d’explorer le vaste débat de la première partie du XXe siècle avec un excellent niveau de détail, et à travers des champs disciplinaires et idéologiques variés : sont examinées les contributions d’écrivains plus ou moins connus – entre autres, R. Rolland, P. Valéry, T. Mann, S. Zweig, H. von Hoffmannsthal, K. Capek, H. von Keyserling –, ainsi que celles de politiciens et intellectuels – tels qu’A. Briand, T. G. Masaryk, R. Coudenhove Kalergi, ou bien même C. Maurras, A. Rosenberg et A. Hitler, qui proposèrent des visions d’Europe non dépourvues de retentissement et de conséquences pour l’histoire du continent. Le bilan esquissé pour la deuxième partie du XXe siècle offre également une vision d’ensemble complète et très utile : sont prises en compte notamment les réflexions des intellectuels qui ont quitté le bloc soviétique, comme M. Kundera, J. Kristeva, T. Todorov, et celles de philosophes et écrivains tels que H.-G. Gadamer, J. Derrida, J. Habermas, H. M. Enzensberger, U. Eco, O. Pamuk.
Au fil de ce parcours chronologique et par des touches successives, à partir de points d’observations variés, plusieurs questions cruciales qui ne cessent de revenir lorsque l’on discute d’idées d’Europe se trouvent éclaircies : entre autres, les différentes manières de concevoir la « crise » de l’Europe, de la part par exemple d’E. Burke, P. Valéry, J. Ortega y Gasset, E. Husserl, M. Heidegger ou P. Drieu la Rochelle ; les relations (problématiques) qu’Europe et Chrétienté entretiennent entre elles ; les contributions données au débat sur l’Europe par une Angleterre suspendue entre insularité et impérialisme sur échelle planétaire ; la définition d’un terme tel que celui d’« esprit européen », dont on a abusé particulièrement au début du XXe siècle.
Aussi et surtout, le volume suit les transformations et les incarnations successives de quelques contradictions majeures des discours sur l’Europe, que l’approche « critique » se propose de démasquer. L’attention se fixe tout particulièrement sur le contraste entre les aspirations européistes et universalistes (du XXe siècle notamment) d’une part, et une optique qui d’autre part reste souvent foncièrement nationaliste :
Like the nationalists, the Europeanists saw both Soviet Russia and America as existential threats. Like the nationalists, the Europeanists were concerned with regaining a lost power. And like the racial nationalists, the Europeanists generally considered the Jews as non-European, even if these particular non-Europeans were seen by some […] as having been a force for good in the shaping of the European spirit. […] Moreover, the Europeanists continued to find one particular national culture (almost always their own) as emboding the European spirit most fully. (p. 165).
/ Comme les nationalistes, les européistes considèrent la Russie soviétique et l’Amérique comme des menaces existentielles. Comme les nationalistes, les européistes étaient préoccupés par la reconquête d’un pouvoir perdu. Et comme les nationalistes raciaux, les européistes considéraient généralement les Juifs comme des non-Européens, même si ces non-Européens particuliers étaient considérés par certains [...] comme ayant été une force positive dans la formation de l’esprit européen. [...] De plus, les européistes continuaient à considérer qu’une culture nationale particulière (presque toujours la leur) incarnait le mieux l’esprit européen.
Dans ce cadre, la diffusion, les emplois et les résurgences de l’idée de race sont pris en compte par Weller, ainsi que l’attitude envers les Juifs, souvent exclus en effet du nombre des Européens.
Les limites d’un cosmopolitisme qui s’avère non rarement restreint et élitiste sont également dénoncées :
[…] they [Les pro-européens de l’entre-deux-guerres] tended to appeal to a high-cultural idea of Europe, vilifiyng what they saw as increasing massification. The rise of mass culture was, in short, seen as inimical to the European spirit. This was another aspect to the discourse on the idea of Europe that would return in the post-Second World War period, and would prove ultimately to be profoundly counterproductive.
/ Ils [Les pro-européens de l’entre-deux-guerres] avaient tendance à faire appel à une idée de l’Europe de haute culture, en vilipendant ce qu’ils considéraient comme une massification croissante. L’essor de la culture de masse était, en bref, considéré comme contraire à l’esprit européen. Il s’agit d’un autre aspect du discours sur l’idée de l’Europe qui reviendra dans la période suivant la Seconde Guerre mondiale et qui s’avérera finalement profondément contre-productif. (p. 144)
Weller parvient ainsi à décrire des apories fondamentales, en jetant une lumière sur la façon dont celles-ci parcourent intimement l’histoire des idées (et non seulement l’histoire de l’idée européenne). Ces apories se trouvent évoquées plutôt qu’analysées et contextualisées : cela ne pouvait pas être autrement, puisque le volume se fixe un autre but, à savoir d’esquisser les éléments et les directions d’une histoire de l’idée européenne. Et néanmoins, le lecteur garde la sensation que les contradictions évoquées restent à examiner de plus près. Peut-on réellement reprocher à Victor Hugo et à Julien Benda d’avoir une vision de l’Europe franco-centrée, ou à Stefan Zweig d’en avoir une solidement ancrée dans sa Vienne natale ? Dans quelle mesure est-il correct de relever des analogies par exemple entre la conception de l’Européen proposée par philosophe Hermann von Keyserling et celle de l’Aryen défendue par les nazis ? Les présupposés, intellectuels et historiques de chaque vision demandent à être attentivement identifiés et examinés ; aussi, il importe de distinguer ce que les différentes conceptions de l’Europe sont à nos yeux, de ce qu’elles ont pu représenter aux yeux des contemporains de ceux qui les avaient élaborées, pour cerner leur signification et leur rôle historiques. Non seulement les réponses que les hommes du passé formulaient, mais aussi les questions qu’ils se posaient ne sont en effet pas les nôtres.
Dévoiler les faiblesses de l’Europe est, pour Weller, un puissant aiguillon pour qu’elle s’améliore :
What emerges from this critical history is the sense that, if there is an idea of Europe and the European that warrants a future, it is one that embraces not Eurocentrism, Euro-supremacism, and Euro-universalism, but rather the values of freedom, diversity, and justice, and self-critique in a spirit of humanity.
/ Ce qui ressort de cette histoire critique, c’est le sentiment que, s’il existe une idée de l’Europe et de l’Européen qui mérite un avenir, c’est une idée qui n’embrasse pas l’eurocentrisme, l’euro-supremacisme et l’euro-universalisme, mais plutôt les valeurs de liberté, de diversité et de justice, et l’autocritique dans un esprit d’humanité. (p. 15).
Son ouvrage fait pourtant naître des questions cruciales : comment traiter la matière chaude de l’histoire des idées, qui devient même brûlante lorsqu’elle est en prise directe sur des préoccupations et des enjeux majeurs pour notre contemporanéité ? Est-il possible d’en donner une lecture qui ne soit ni apologétique ni condamnatoire ? Mark Mazower aussi ressentait l’exigence, en ouverture de son volume sur l’histoire de la Société des Nations (No Enchanted Palace, 2009), de mettre en garde les historiens contre les pièges recelés par les visions éventuellement utopiques, ou téléologiques, de leurs objets d’étude. Une telle réflexion demeure essentielle pour une histoire des idées de plus en plus inévitablement confrontée aux questions de mémoire.
par , le 6 juillet 2022
Paola Cattani, « Europe : bonne ou mauvaise idée ? », La Vie des idées , 6 juillet 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Europe-bonne-ou-mauvaise-idee
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[1] Cf. Michael Wintle, The Image of Europe : Visualizing Europe in Cartography and Iconography throughout the Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 ; Mark Hewitson and Matthew D’Auria, Europe in crisis : intellectuals and the European idea, 1917-1957, New York – Oxford, Berghahn Books, 2012 ; Matthew D’Auria and Jan Vermeiren, Visions and Ideas of Europe during the First World War, London, Routledge, 2019.
[2] Cf. Étienne François et Thomas Serrier (dir.), Europa. Notre Histoire, l’héritage européen depuis Homère, Paris, Les Arènes, 2017 ; Christophe Charle et Daniel Roche (dir.), L’Europe. Encyclopédie historique, Paris, Actes Sud, 2018.