On ne choisit pas toujours d’aller sur le terrain, mais on choisit d’y rester, voire d’y retourner. Quatre philosophes partagent leur expérience de terrain et rendent compte de son rôle dans leur réflexion philosophique.
À propos de : Isabelle Delpla, Sophie Djigo, Olivier Razac, Christiane Vollaire, Des philosophes sur le terrain, Creaphis éditions
On ne choisit pas toujours d’aller sur le terrain, mais on choisit d’y rester, voire d’y retourner. Quatre philosophes partagent leur expérience de terrain et rendent compte de son rôle dans leur réflexion philosophique.
Dans la tradition anthropologique, l’enquête de terrain est une ethnographie qui se distingue d’une simple « visite » sur le terrain : elle se pense comme « présence longue sur place, établissement de relations de proximité et de confiance avec certains enquêtés, écoute attentive et travail patient de plusieurs mois ou de plusieurs années [1] ». Depuis quelque temps, des philosophes expérimentent également l’enquête de terrain, dans l’espoir qu’elle devienne une méthode proprement philosophique [2]. Qu’a de spécifique l’approche philosophique du terrain par rapport à celle, bien établie, des sciences sociales ? Cet ouvrage collectif, qui réunit les contributions de quatre philosophes français e s ayant fait l’expérience séparée du terrain dans le cadre de leur recherche en esthétique et en philosophie politique, offre quelques réponses.
Présentées comme ayant des objets et méthodes différents, les quatre contributions qui forment l’ouvrage portent toutefois toutes sur des objets politiques (l’hospitalité, la justice pénale internationale, le champ pénitentiaire, la solidarité), souvent décrits avec beaucoup de finesse, et s’appuient principalement sur des entretiens ou de l’observation.
Sophie Djigo propose de redéfinir ce que serait une politique de l’hospitalité en partant du cas de l’accueil des exilés. Contrairement au simple hébergement, l’accueil suppose une construction relationnelle et politique qui suscite le sentiment d’être accueilli par ceux qu’on accueille. L’autrice parvient à cette conclusion en recueillant le point de vue des accueillis et des accueillantes (en grande majorité des femmes), mais aussi en faisant elle-même l’expérience de l’accueil ; pendant deux ans, elle accueille un jeune migrant au sein de son foyer. Cette méthode manque aux approches juridiques, éthiques et politiques de l’hospitalité. À l’instar des théories féministes qui questionnent depuis les années 1980 la pertinence de la distinction entre sphère publique et sphère privée, et relayant les intuitions morales des personnes qui accueillent les exilés, Sophie Djigo plaide ici en faveur d’une « transformation radicale du lieu de vie domestique en lieu politique » (p. 51). C’est finalement le concept même de famille qui s’en trouve aussi transformé : puisque dans les pratiques d’accueil, l’exilé devient souvent un membre de la famille, celle-ci devient le « lieu de production d’une société cosmopolite ». Djigo se fait alors le relais d’une revendication portée par ses enquêtées, celle d’une « conception épaisse de la citoyenneté qui n’implique pas seulement le droit de vote ou de manifester, mais aussi le devoir d’accueillir » (p. 32). Le deuxième grand résultat de l’enquête est de rendre compte des questions éthiques concrètes auxquels sont confrontées les accueillantes dans la relation d’accueil, dérivées de la question générale « comment créer de la symétrie [dans la relation] ? » (p. 49).
De son côté, Isabelle Delpla donne à voir les étapes de son expérience de terrain menée dans le contexte d’après-guerre en Bosnie-Herzégovine en 2002, puis principalement de 2005 à 2007. Plus que dans les autres chapitres, on trouve dans le texte de Delpla une réflexion théorique fouillée sur l’articulation de la philosophie de terrain aux sciences sociales. Une première enquête, menée principalement à Sarajevo, sur la manière dont les Bosniens reçoivent l’aide humanitaire internationale est finalement laissée de côté pour une seconde, sur les effets du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (le TPIY, créé par l’ONU pour juger les responsables des crimes de guerre sur ce territoire) sur l’existence des Bosniens. Un des apports du passionnant travail de Delpla est de venir compléter les études des sciences sociales en montrant quelles normes morales et juridiques mobilisent les personnes enquêtées. S’appuyant sur la théorie des actes de langage de Quine et de l’anthropologue Jeanne Favret-Saada, elle met notamment en évidence une appropriation dans les usages ordinaires du concept de « disparu », issu du droit international. Elle explique que la relation des Bosniens au droit international ne peut ainsi ni être réduite à une instrumentalisation, comme le soutiennent certains anthropologues, ni être rapportée à un processus de démocratisation libérale, comme le suggèrent les organisations internationales. La justice pénale internationale n’est pas une pure importation, et il peut par ailleurs aussi exister des usages nationalistes des droits individuels.
Le chapitre rédigé par Olivier Razac prend pour objet les rationalités qui structurent et orientent la manière de travailler des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation. L’auteur dit suivre deux méthodes de déconstruction proposées par Foucault : d’abord, un travail généalogique, qui repère l’apparition et le développement de six rationalités dans un corpus de textes structurants pour cette profession (textes législatifs, documents de formation, syndicaux ou de recherche) ; puis, un travail archéologique, à partir du corpus formé par la retranscription de trente-neuf entretiens menés en France entre 2011 et 2013 auprès de conseillers. Cette méthode lui permet de mettre en évidence les logiques d’actions contradictoires auxquelles l’administration pénitentiaire soumet les agents et qui expliquent leurs difficultés. Par exemple, la logique d’action « pénale » implique de considérer les personnes condamnées comme responsables de leurs actes et comme devant en répondre, et invite les agents à une posture d’impartialité et de mise à distance. La logique d’action « éducative », à l’inverse, suppose de considérer les condamnés comme peu responsables et appelle à faire preuve d’empathie afin de les accompagner vers l’autonomie (p. 168). L’originalité méthodologique de l’enquête tient aussi au fait, rare, d’avoir réalisé une restitution de ses recherches aux acteurs.
Enfin, la dernière enquête porte sur les revendications et les pratiques de résistance en Grèce face aux problèmes politiques liés aux « globalisations » (p. 195). Christiane Vollaire a réalisé 123 entretiens entre 2017 et 2020, principalement auprès de membres de dispensaires alternatifs ou d’associations (de soutien aux migrants entre autres) à Thessalonique et Athènes, de membres du mouvement contre l’ouverture d’une mine d’or à Skouriès, de participants à l’autogestion de l’usine Viome, enfin d’anciens résistants au pouvoir fasciste. Le concept de solidarité mobilisé par les enquêtés, qui sert de fil directeur à l’enquête, n’est pas pensé par les acteurs comme « un simple concept de la bienveillance ou de la charité », mais comme un concept polémique, renvoyant à un « engagement oppositionnel » (p. 209). La philosophie de terrain, déployée ici en binôme avec la photographie, participe à une esthétique des résistances collectives qui, dans le sillon de Brecht, prend la forme de l’épopée. L’épopée provoque l’admiration, génère de l’enthousiasme et tient à bonne distance la « mélancolie de gauche ».
La thèse méthodologique qui est défendue avec force par chacun des auteurs est que le questionnement philosophique doit se faire en partant des perplexités, des revendications ou des raisonnements des acteurs impliqués dans les phénomènes étudiés. C’est ainsi dans le sillon de travaux sur la question de l’invisibilisation de la parole des subalternes [3] que Christiane Vollaire s’intéresse aux discours des sujets engagés dans les organisations de solidarité en Grèce (p. 195), tandis qu’Isabelle Delpla entend mettre en évidence – reprenant un terme de Michael Walzer – « la réalité morale du terrain », c’est-à-dire l’ensemble des convictions morales des individus. Cette approche s’oppose, explique Delpla, aux théories réalistes, qui ont tendance à analyser les choses seulement en termes de positionnement stratégique et de rapport de force, sans s’intéresser aux justifications. Similairement, Olivier Razac s’oppose aux approches bourdieusiennes qui disqualifient les raisons des acteurs en leur attribuant des points de vue généraux en fonction de leur position.
Cela signifie-t-il que les chercheurs suspendent leur jugement philosophique sur le caractère problématique (d’un point de vue éthique ou logique) ou non des raisonnements tenus par les acteurs qu’ils observent et interrogent ? Isabelle Delpla estime que c’est bien souvent « le refus ou la revendication d’une approche normative qui distingue le plus clairement les sciences sociales et la philosophie de terrain » (p. 78). Cette position n’est peut-être pas partagée par Olivier Razac, pour qui l’analyse qu’il a effectuée ne revêt pas de dimension normative : il n’est pas question de dire laquelle des six rationalités de la probation dégagées est la bonne ou d’en proposer une nouvelle (p. 181), mais simplement de montrer le caractère contradictoire de certaines pratiques.
La très riche description des terrains et leur dimension biographique font de cet ouvrage une lecture agréable, stimulante et souvent émouvante. La question principale que soulèvent ces récits d’expériences tient à leur positionnement vis-à-vis des méthodes et données fournies par les sciences sociales. C’est que les philosophes s’accordent sur le fait que les sciences sociales sont nécessaires à la philosophie de terrain, et que « les données des sciences sociales sont indispensables et précieuses », comme le dit Christiane Vollaire (p. 198). Mais comment faire en sorte que ce « dialogue », cette « collaboration » (p. 8) avec les sciences sociales fonctionne ? On aurait aimé que soit davantage expliquée la manière dont les travaux présentés complètent les études existantes sur les mêmes objets. Peut-être certain
e s auteur e s clarifient peu leur rapport aux données des sciences sociales parce qu’il elle s pensent leurs enquêtes de terrain selon des méthodes différentes de celles des sciences sociales ?Une des raisons par lesquelles Isabelle Delpla justifie son terrain en Bosnie est le fait que certaines enquêtes passées étaient d’une qualité douteuse (p. 90), que les témoins de la défense n’avaient pas été étudiés, et que l’omniprésence des revendications morales était globalement négligée (p. 107). Mais elle renonce à défendre la spécificité méthodologique de la philosophie de terrain par rapport à celles des sciences sociales (p. 78). Elle assume en effet de recourir aux méthodes de ces dernières (l’observation, les entretiens qualitatifs, la comparaison entre plusieurs terrains (p. 104)). Elle ajoute : « Il serait d’ailleurs étonnant que les philosophes novices sur le terrain parviennent à des méthodes nouvelles ou différentes. Leur prétention à le faire risque de reposer sur la méconnaissance de la richesse des sciences sociales » (p. 104). Par exemple, Delpla explique que dans le cas de la réception du TPIY, certaines enquêtes passées étaient d’une qualité douteuse (p. 90), que les témoins de la défense n’avaient pas été étudiés, et que l’omniprésence des revendications morales était globalement négligée (p. 107). De son côté, Sophie Djigo emprunte aussi ses méthodes à l’ethnographie, soulignant que l’immersion et l’observation participante lui ont permis de mieux comprendre l’hospitalité par rapport aux seuls entretiens qu’elle a menés (p. 29). Elle affirme que c’est la dimension construite du rapport au terrain (réflexivité via un journal de bord notamment, choix des personnes rencontrées) ainsi que l’analyse conceptuelle qui font que l’expérience du terrain n’est pas un témoignage ou un récit autobiographique (p. 39-40), mais une véritable condition de la réflexion philosophique.
Les nombreux entretiens réalisés par Olivier Razac et Christiane Vollaire (respectivement 39 et 135) ont pour point commun d’être traités par des méthodes qui ne prétendent pas à la scientificité (p. 199). L’entretien est abordé ici comme une discussion (p. 194), un « dialogue » entre « deux raisons » (p. 166), qui peut même se poursuivre symboliquement durant la phase d’analyse et d’écriture (p. 244-45). Olivier Razac soutient une approche philosophique (entendre : non sociologique) de l’enquête, qui se distingue non seulement de l’approche bourdieusienne, mais aussi de la « sociologie pragmatique de la critique » déployée par Boltanski (p. 148-9). Selon Razac, son approche « ne s’adresse pas en premier lieu au monde de la recherche, mais au terrain en question » (p. 159). Mais en quoi l’utilisation des méthodes et des données des sciences sociales pourrait-elle constituer un obstacle à un tel projet ? On peut d’ailleurs avoir le sentiment que l’« analyse textuelle thématique » inspirée de Foucault est en fait assez proche de l’analyse thématique de contenu, qui est une méthode relativement classique en analyse qualitative [4].
Peut-être que l’apport des démarches relatives à la « philosophie de terrain » ne tient pas tant aux éléments qu’elle permet de collecter, qu’à l’effet que le terrain produit sur la personne qui mène la recherche. Une thèse qui traverse tout l’ouvrage semble être que le terrain a en fait une fonction qu’on pourrait qualifier d’heuristique [5], au sens où il aide à la découverte de nouvelles questions et pistes de recherche. « À chaque étape de ce travail, le rapport au terrain a reconfiguré les questions initiales », affirme ainsi Christiane Vollaire (p. 195). Le terrain amène nécessairement « une série de déplacements » dit encore Sophie Djigo, parlant de « test du terrain » en ce qu’il permettrait de voir comment une question de recherche « réagit » quand on la lui soumet. Il est même possible que ce soit les enquêtés qui indiquent finalement à la philosophie les questions de recherche, ajoute-t-elle, pour peu qu’elle accepte de « laisser les principaux concernés formuler eux-mêmes les questions, [de] partir de leurs perplexités » (p. 29).
Mais le terrain a aussi pour fonction – et cela nous semble être sa fonction la plus irremplaçable – d’encourager durablement cet effort qu’est le travail de recherche : c’est parce qu’elle avait fait l’expérience de la Bosnie-Herzégovine lors de séjours d’enseignement qu’Isabelle Delpa a perçu l’urgence de travailler sur les crimes de guerre (p. 89). On trouve souvent dans cet ouvrage quelque chose de l’ordre d’une motivation, d’une émotion, d’une préoccupation, d’une inquiétude durable (p. 17), que suscite le terrain, et que la lecture, sans doute, ne peut que rarement égaler.
par , le 15 février
Camille Ternier, « Enquête et concept », La Vie des idées , 15 février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Enquete-et-concept
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[1] Stéphane Beaud et Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain (Paris : La découverte, 2010), 6.
[2] Christiane Vollaire, Pour une philosophie de terrain, Poche (Paris : Creaphis éditions, 2017) ; Camille Ternier, « « Faire du terrain » en philosophie politique » in M. Bessone (dir.), Méthodes en philosophie politique (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2018) ; Evelyn Brister et Robert Frodeman, éd., A Guide to Field Philosophy : Case Studies and Practical Strategies (New York Londres : Routledge, Taylor & Francis Group, 2020) ; Maud Benetreau et al., Manifeste pour une philosophie de terrain (Dijon : Presses Universitaires de Dijon, 2023).
[3] Ligne amorcée par Gayatri Spivak dans Les subalternes peuvent-elles parler ?, trad. Jérôme Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
[4] Laurence Bardin, L’analyse de contenu, Quadrige (Paris cedex 14 : Presses Universitaires de France, 2013), https://www.cairn.info/l-analyse-de-contenu--9782130627906.htm.
[5] Camille Ternier, « « Faire du terrain » en philosophie politique » in M. Bessone (dir.), Méthodes en philosophie politique (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2018.