Depuis que les sondages lui sont favorables, le candidat démocrate Barack Obama doit faire face aux attaques répétées, et souvent violentes, d’Ann Coulter, qui le soupçonne d’être trop favorable aux terroristes. Peu connue en France, cette journaliste est très présente dans l’espace médiatique. Elle vend chaque année des dizaines de milliers d’exemplaires de ses ouvrages, son site internet est prisé (www.anncoulter.com) et ses outrances verbales lui permettent de faire régulièrement parler d’elle. Depuis peu, elle a décidé de réhabiliter le sénateur Joseph McCarthy, responsable d’une chasse aux sorcières de sinistre mémoire dans les années 1950. Ann Coulter y voit au contraire le symbole des attaques dont sont victimes les véritables patriotes américains qui ont lutté contre la menace communiste. La fin justifie toujours les moyens, explique-t-elle fort sérieusement. Sa cible favorite ? Les libéraux (liberals), au sens américain du terme, c’est-à-dire les électeurs démocrates. Depuis une dizaine d’années, elle répète sans cesse le même credo : les démocrates sont un danger pour l’Amérique.
A l’approche de la campagne présidentielle de 2008, nul ne sera surpris de constater qu’elle récidive en publiant récemment un livre au titre sans ambiguïté : « Si les démocrates avaient un cerveau, ils seraient républicains » (If Democrats Had Any Brains, They’d Be Republicans) [1]. Ecrit à la va-vite, sous forme de maximes pour lecteur pressé, le texte reprend les cibles traditionnelles de Coulter. Le couple Clinton, tout d’abord, à qui elle doit pourtant sa renommée médiatique. Son ouvrage, High Crimes and Misdemeanors, publié en 1998, s’attaquait aux turpitudes du président Clinton et constitua l’un des sommets de l’entreprise de dénonciation systématique du couple, entamée par les milieux conservateurs depuis le début des années 1990. La candidature d’Hilary Clinton offre à Coulter l’occasion de prolonger cette ligne pamphlétaire. De façon plus générale, ce sont les élites démocrates qui sont ensuite égratignées : le sénateur Edward Kennedy ou encore l’ancien candidat à la Maison-Blanche John Kerry incarnent, à ses yeux, l’arrogance des belles âmes du parti démocrate, les « libéraux en limousine » (limousine liberals) dit-on aux Etats-Unis, soit l’équivalent de la « gauche caviar » en France. Enfin, l’acteur George Clooney, dont les convictions politiques sont de plus en plus audibles et visibles dans des films qui renouent avec le cinéma engagé des années 1970, fait son entrée dans le purgatoire libéral de Coulter.
Cette galerie et le ton assassin de l’auteure nous intéressent moins que la manière dont se structure la rhétorique de Coulter, qui répète les mêmes thèmes depuis une dizaine d’années. Tout d’abord, elle diffuse une conception duale et manichéenne de la société américaine, enfermée dans l’opposition conservateurs/libéraux (liberals), nous/eux, bien/mal. Elle entend rendre aux libéraux ce qu’elle estime avoir subi : la moquerie, le dénigrement systématique, la violence des représentations. Et il faut reconnaître que ce discours de revanche trouve quelques points d’appui dans l’histoire politique américaine. Pendant longtemps, et avant que les victoires répétées des conservateurs ne démontrent l’inefficacité politique d’un dénigrement systématique, on a moqué aux Etats-Unis l’idée même d’être encore conservateur. Lorsque l’historien Richard Hofstadter formule l’idée d’une tradition paranoïaque aux Etats-Unis dans les années 1950, il pense bien évidemment aux conservateurs et à leur « problème psychologique », responsable de comportements irrationels et violents selon lui [2]. Les libéraux ont longtemps estimé que le développement économique allait faire disparaître les formes traditionnelles de pensée. De ce dénigrement permanent, les militants conservateurs ont gardé une rancœur tenace, une opposition farouche. L’idée qu’il existe deux Amérique irréconciliables est une réponse du berger à la bergère, et Coulter rend la réponse particulièrement bruyante.
Avec virulence, Coulter estime également que les libéraux ne font plus partie de la nation car ils sont trop cosmopolites et attirés par les expériences étrangères. A l’inverse, nous explique Coulter, les conservateurs sont les héritiers de l’Amérique éternelle, dont la simplicité des mœurs est la vertu cardinale. Le reproche est récurrent : les démocrates compliquent les choses simples, pèsent trop le pour et le contre, tiennent des raisonnements alambiqués… Au cours de l’élection présidentielle de 2004, lors des débats télévisuels, George W. Bush aimait à dire qu’il allait décrypter (decypher) les propos de son opposant démocrate John Kerry. Coulter n’a de cesse, en outre, de dépeindre les libéraux comme des menteurs pathologiques, qui ont perdu tout lien avec l’Amérique réelle. Cet anti-intellectualisme est un trait durable de la pensée conservatrice américaine. Le recours systématique aux experts et aux scientifiques par les libéraux apparaît comme un mal extrêmement dangereux. Coulter dénonce ainsi le relativisme des années 1960 qui a, selon elle, donné naissance à l’idée qu’il y a encore des pauvres au pays de l’abondance, à la création de théories pour excuser systématiquement les criminels ou encore à la négation du rôle joué par Dieu ! Face à ce répertoire d’idées puisées dans les sciences sociales, qu’elle juge aussi absurdes les unes que les autres, elle se réclame du bon sens populaire et de l’homme du commun.
Coulter revendique enfin un retour à la hiérarchie et réaffirme la nécessité d’un ordre immuable. Comme nombre de militants, elle croit fortement à une transcendance et se méfie de l’individualisme qui serait sa propre fin. En ce sens, les Églises forment à ses yeux un lieu de sociabilité qui permet aux individus de s’identifier à une cause commune [3]. Seuls l’athéisme et le matérialisme froid des libéraux, explique Coulter, les empêchent de prendre conscience de cette évidence. La famille constitue l’autre structure immuable de la société. La défense de la sphère privée est au cœur de la mobilisation qu’elle revendique. Ce n’est pas un hasard si les questions liées à l’intime, comme l’avortement ou les questions sexuelles, ont été les aiguillons de la contestation sociale des conservateurs [4]. La sphère publique, qu’il s’agisse de l’école, de l’université ou des lieux de travail, est perçue le plus souvent comme une menace sur la famille. A l’idée d’une sphère publique autonome, concept cher aux libéraux dans la tradition progressiste né de la Révolution française, Coulter espère bel et bien opposer une reprivatisation de l’espace public en brouillant les limites entre privée et public.
Ce discours populiste peut évidemment prêter à sourire. Les extravagances de Coulter discréditent a priori la valeur de sa prose. Toutefois, ce discours a fini par devenir performatif. Les candidats démocrates à l’élection présidentielle de 2008 évitent d’utiliser le mot « libéral » de peur de passer pour les représentants d’une élite cosmopolite, plus préoccupée de ses intérêts personnels que de la défense de l’Amérique mainstream. De leur côté, les conservateurs ont réussi la symbiose entre ces diatribes populistes et un programme économique et politique bien rôdé. Comme le rappelait Thomas Frank, dans son ouvrage What’s The Matter with Kansas (2004), ce conglomérat idéologique permet aux élites conservatrices d’attirer les votes des couches les plus défavorisées de la population. L’air de rien, Coulter a fini par compter dans le débat politique américain.
Pour citer cet article :
Romain Huret, « Encore Ann Coulter »,
La Vie des idées
, 30 novembre 2007.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Encore-Ann-Coulter
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