En consacrant à la pratique critique de Jean Starobinski un recueil d’articles assorti d’un colloque, les éditions de La Dogana donnent à voir un intellectuel combatif et engagé dans une défense des sciences humaines on ne peut plus actuelle.
En consacrant à la pratique critique de Jean Starobinski un recueil d’articles assorti d’un colloque, les éditions de La Dogana donnent à voir un intellectuel combatif et engagé dans une défense des sciences humaines on ne peut plus actuelle.
Après avoir donné à lire trois volumineux recueils sur la mélancolie, Rousseau et Diderot en 2012, l’infatigable Jean Starobinski en publie un nouveau aux éditions suisses La Dogana : Les Approches du sens. Celui-ci porte sur la critique, que Starobinski pense et met magistralement en œuvre depuis soixante-dix ans. Les Approches du sens associe à une vingtaine d’articles, jusqu’alors dispersés dans des ouvrages et des revues en diverses langues, les actes d’un colloque international, « À distance de loge », organisé à Berne et à Genève pour son quatre-vingt-dixième anniversaire. L’ensemble illustre une des singularités de Starobinski : un incontestable rayonnement international que n’entrave pas son fidèle ancrage genevois.
C’est un large pan de l’histoire de la critique au XXe siècle que dévoilent ces deux parties : dans la première, Michaël Comte et Stéphanie Cudré-Mauroux — l’une conservatrice aux Archives littéraires suisses, qui abritent le fonds Jean Starobinski, l’autre doctorant à l’université de Lausanne — reviennent d’abord sur l’effervescence théorique des années 1960-1980 avant de livrer des textes qui éclairent le rapport de Starobinski à des propositions critiques plus proches de lui. Les éditeurs ont tenu ici à préserver le lien de chaque texte avec un moment et un lieu précis, en l’annotant et l’éclairant d’une notice. Car Starobinski a l’habitude de retoucher substantiellement ses articles lorsqu’ils doivent être republiés. La seconde partie, intitulée « À distance de loge », en référence à un article de 1945 où il utilisait cette image pour qualifier l’approche critique de Paul Valéry, fait la place aux interprétations actuelles de son geste critique par des spécialistes mondiaux de la littérature, de l’histoire, de la peinture, de l’opéra ou des sciences.
Ces deux massifs permettent de reconstituer le positionnement de Starobinski face au structuralisme, la déconstruction, la psychocritique, la sociologie littéraire, etc. au fil d’allusions, de parenthèses, de notes de bas de page, voire de quelques traits ouvertement acérés. Dans les actes du colloque, Carmelo Colangelo commence à entreprendre ce travail de reconstitution sur le point précis des rapports entre l’histoire des idées, telle que Starobinski la pratique, et l’archéologie foucaldienne du savoir [1]. Ce volume incite donc à nuancer l’insertion coutumière de Starobinski au sein de l’École de Genève et à prendre toute la mesure de ses relations avec la French Theory.
Les Approches du sens rend enfin accessible « La critique et l’autorité » publié en 1977 dans la revue américaine Daedalus, et jusqu’ici inédit en français. Comme le remarque Michaël Comte, c’est un des deux seuls articles ici recueillis qui ne dépend pas de circonstances éditoriales ou institutionnelles. Son propos, toujours d’une brûlante actualité, fait entendre un Starobinski qui n’hésite pas à s’engager dans une défense des sciences humaines.
Il y fait l’éloge d’une discipline qui s’épanouit au XVIe siècle avec l’érudition humaniste et la critique historique, et qu’on présente encore fréquemment comme gratuite, sans intérêt, ennuyeuse, fastidieuse ou pédante : la philologie — étymologiquement « amour de la langue ». Qu’à cela ne tienne, Starobinski retrace la généalogie de cette tâche en apparence ingrate qui consiste à établir des textes — sens qui survit dans l’expression « édition critique ». À l’origine, le philologue restituait la bonne leçon des textes sacrés, débarrassés des erreurs liées aux copistes ou aux interpolations de l’Église romaine (d’où son rôle fondamental lors de la Réforme) ; puis, son activité s’est peu à peu appliquée aux textes profanes pour compenser l’incompréhension des lecteurs qui se creusait avec le temps (Homère fut ainsi relu au Moyen Âge comme préfigurant le christianisme), pour finir par ne prêter attention qu’à sa seule « voix intérieure » (p. 194) parasitée par des « préjugés » (p. 195) qu’il projette alors de combattre. La source de l’autorité est ainsi progressivement passée de l’extériorité des traditions transmises à l’intériorité de l’homme pensant.
En contrôlant les fondements textuels, matériels et historiques dont se réclament les institutions politiques et religieuses, l’humble philologue ébranle ces mêmes institutions. Par une dialectique rusée entre « restitution » et « destitution » (p. 200), il a suscité peu à peu une prise de conscience de la raison individuelle comme libre exercice du jugement à l’encontre des autorités reçues. La philologie, « restitution de la Littérature ancienne », a donc rendu possible, historiquement et logiquement, la critique au sens large d’« examen éclairé & [...] jugement équitable des productions humaines » (Marmontel, cité p. 191). La philologie n’aidait donc pas seulement à la mise en forme des textes.
La raison elle-même a alors été tentée de se substituer à l’ancien dogme — L’Avenir de la science (1890) d’Ernest Renan, figure importante de la philologie universitaire, marquerait ce glissement : « Sitôt libérée, l’activité subjective tend à oublier que son immunité [...] [est due] au travail de la critique qui a mis fin au règne des autorités extrinsèques [...] » (p. 202). L’autorité se transfère du passé au futur, de la religion à l’utopie, avec ce cran supplémentaire que l’avenir, invérifiable par nature, échappe à l’examen philologique que les religions révélées et livresques rendaient, fût-ce à leur corps défendant, au moins possible. C’est ainsi que se forge l’image dépréciative du philologue besogneux et inutile.
Il était donc nécessaire de rappeler que la philologie exerce par nature une « fonction polémique » (p. 209), qu’elle « monte la garde pour interdire aux pouvoirs spirituels et temporels (aux églises et aux polices) tout droit de regard sur ce que les poètes, les philosophes et les physiciens affirment être leur vérité », qu’elle a été en somme « l’avant-garde victorieuse qui a préalablement réduit au silence le pouvoir du dogmatisme » (p. 202-203). Mais le philologue avertit aussi bien la raison lorsqu’elle coupe tout lien avec la patiente fréquentation empirique des documents.
Située dans cette lignée combative, l’activité critique de Starobinski est donc porteuse d’un questionnement politique et théologique. Starobinski renvoie ainsi dos-à-dos ce qu’il nomme « les nouveaux dogmatismes (qu’ils en appellent à la foi individuelle ou collective) » (p. 210). Dans les années 1970, il s’agissait du libéralisme et du communisme. De même, il circonscrit fermement le théologique dans la sphère privée en reprenant la distinction des humanistes de la Renaissance entre « vérités de fait » et « objets de croyance », qui annonce selon lui la démarcation entre « le domaine soumis à l’autorité de l’État (neutre et laïc) et la région de la conviction privée » (p. 201). Il conçoit la critique comme indissociable d’une société laïque, mais sans aller jusqu’à l’athéisme. Le citoyen, la conscience spirituelle et le critique tissent ainsi chez lui des liens de vigilance réciproque.
Comme modèle, Starobinski se choisit Pierre Bayle, protestant à la vie mouvementée, auteur du monumental Dictionnaire historique et critique (1697). Ailleurs, il avait rappelé sa dette envers Erich Auerbach, mis à la retraite anticipée par les nazis et réfugié à Istanbul où il rédigea Mimésis, et à Leo Spitzer, exilé dans la même ville où il fonda la stylistique : deux grands philologues que Starobinski a fait reconnaître dans le monde francophone. Dans un autre contexte, au moment où l’étiquette « réactionnaire » servait à désigner tout et son contraire, le critique genevois avait lui-même fait paraître Action et Réaction (1999). Tel est le rôle des philologues : exercer leur vigilance face aux dérèglements instillés par l’idéologie dominante dans le langage.
En donnant pour titre à leur colloque « À distance de loge », Stéphanie Cudré-Mauroux et Juan Rigoli attirent l’attention sur le problème du juste rapport entre le critique, l’œuvre et le monde. Fernando Vidal tente de montrer à quel point la « vue d’ensemble » constitue chez Starobinski un « thème », un « élément de pensée et de style », un « instrument » et un « but de sa démarche » (p. 395-409). Michel Jeanneret nuance quant à lui l’importance accordée à la « notion de distance » pour définir son attitude critique. Il repère chez Starobinski un souci historique toujours guidé par une interprétation liée au présent et à l’intime du sujet questionnant. Le Genevois ne s’enferme pas dans un historicisme spécialisé, et pratique une philologie qui guette le potentiel retour des obscurantismes au sein du monde contemporain.
« À distance de loge » introduit une métaphore théâtrale. Starobinski aime souvent reprendre une métaphore directement chez l’auteur qu’il commente : « La critique ressemble, selon l’image de Marmontel, à la recherche souterraine de l’or, à moins qu’on ne la compare au creuset où l’or est débarrassé de ses scories » (p. 194). Reprendre équivaut ici à rectifier pour donner une image plus juste de l’activité philologique qui tente de restituer l’authenticité de textes corrompus. Par le biais d’un travail de reprisage sur une image, un glissement imperceptible se fait du commentaire vers l’écriture.
Starobinski est un véritable critique-écrivain. Fernando Vidal et Michel Jeanneret remarquent qu’il affectionne dans ses propres textes les figures du chiasme — croisement d’éléments dans une séquence —, de l’épanadiplose narrative — reprise en fin de séquence d’un motif qui l’inaugurait — et de l’antithèse — couple de termes opposés. Starobinski rend l’image intelligible et l’intelligence des textes se fait pleine de tact. Il atteint une abstraction sensible. Cette symbiose délicate entre le concret des images et l’abstrait des analyses explique en partie qu’il ait touché un large public. Les écrivains eux-mêmes sont ses premiers lecteurs : Pierre Jean Jouve, auquel s’attache Stéphanie Cudré-Mauroux, mais aussi Yves Bonnefoy ou Gérard Macé. Aussi érudit que soit Starobinski, il n’écrit ni traités assommants ni articles d’une scientificité intimidante.
Dans un autoportrait en creux, il retrouve cette sensibilité chez trois critiques littéraires de ses amis : Gaëtan Picon, qui « aim[ait] à développer l’intuition intellectuelle dans de palpables images » (p. 244), Georges Poulet, chez qui « une force imagée [...] anime et vivifie la pensée abstraite » (p. 255), et Marcel Raymond, avec sa « façon à la fois méditative et imagée de parler des œuvres » (p. 318). Réfléchissant sur le terme « critique », il précise : « En réalité, l’historien a tôt fait de constater que, dans l’évolution sémantique du mot, c’est le sens “restreint” qui précède et produit, par extension [...] le sens “large” ; il en constitue, pour ainsi dire, la souche souterraine. » (p. 192) De « En réalité », qui marque un langage scientifique, à « pour ainsi dire », qui introduit une image littéraire à la fois végétale et phréatique, on perçoit bien qu’il n’y a pas chez lui une approche du sens mais des « approches du sens ».
Il le précisait en 1977 : « Je ne regrette ni le souci de l’établissement scrupuleux des “faits”, ni la spéculation théorique. Je me borne à constater la relative stérilité de leur exercice séparé » (p. 216). À l’heure des évaluations quantitatives, du resserrement disciplinaire et des reproches d’inutilité, cette position pluraliste offre une vraie bouffée d’oxygène dans le champ des sciences humaines.
par , le 12 mai 2014
– Entretiens de Jean Starobinski avec Laure Adler, émission Hors-Champs, France Culture, 13 et 14 janvier 2014.
– « Le suspens du sens », entretien avec Jean Starobinski, par Sarah Al-Matary
Jérémie Majorel, « Éclatant Starobinski », La Vie des idées , 12 mai 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Eclatant-Starobinski
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[1] Voir Carmelo Colangelo, « “L’histoire des idées, ou l’archéologie du savoir...” », p. 423-437.