Avec ses Vérités du roman, François Dosse propose une traversée panoramique de la littérature narrative française, ample, ouvrant en permanence des horizons de lecture. Ce tableau de la littérature française d’aujourd’hui, sans s’interdire des incursions du côté de Cercas, Appelfeld ou Alexievitch, c’est un historien qui le brosse, auteur notamment de L’Histoire en miettes (1987).
Pour autant, il ne s’agit pas d’analyser la littérature française contemporaine à partir des archives et biographies d’autrices et d’auteurs (Dosse étant pourtant l’auteur du Pari biographique), ni de mener une lecture historienne de la littérature, à la manière de Judith Lyon-Caen, Dinah Ribard ou Christian Jouhaud, qui s’attachent à montrer que la littérature n’est pas un reflet de son époque, mais un outil d’institution de la réalité.
Un double livre
François Dosse mène un travail patient de lecture et de synthèse à la fois des textes et des travaux universitaires, en présentant les enjeux de dizaines de récits : la perspective n’est paradoxalement pas très éloignée des critiques littéraires, ce qui se marque dans le dialogue que François Dosse mène avec de nombreux travaux littéraires (Dominique Viart, Alexandre Gefen, Emmanuel Bouju, Pierre Schoentjes, Catherine Coquio, entre autres). Corpus et outils sont en partage : manière de dire le caractère fructueux des échanges entre histoire et littérature dans la manière de lire les textes, bien loin des rivalités de champ.
À rebours de certaines rengaines sur la mort de la littérature ou son déclin, Dosse élabore un éloge de son inventivité et de sa productivité : c’est de cette vitalité que témoigne l’essai, par la profusion et la richesse de références sollicitées [1]. Composé de deux parties, il constitue un double livre.
D’une part, une analyse attentive aux conflits et complémentarités entre littérature et histoire, tous « ces assauts contre la frontière », selon la belle formule de Patrick Boucheron, menés aussi bien par les historiens que par les écrivains. Ces échanges, confrontations ou négociations, Dosse les analyse aussi bien depuis les travaux d’Arlette Farge ou d’Ivan Jablonka que depuis les récits de Laurent Mauvignier, Cloé Korman et Éric Vuillard.
D’autre part, à partir du moment où l’essai reconnaît à la littérature une capacité cognitive, une possibilité d’établir un savoir sur le monde, il saisit dans la littérature d’aujourd’hui une véritable « histoire du temps présent », selon le sous-titre du livre, pour cartographier les maux de la société, dire ses points de tension, ausculter ses relances possibles. Si des analogies ponctuelles sont élaborées avec le savoir historiographique, comme autour de l’ego-histoire, les rapports entre littérature et histoire sont moins au cœur de cette seconde partie.
Même s’il rappelle les débats qui ont opposé Éric Vuillard et Robert Paxton, Dosse élabore une position conciliant les champs, soulignant les synergies, atténuant sans doute les frictions, les rivalités disciplinaires ou les rappels à l’« ordre des discours », pour reprendre la formule de Foucault.
Un nouveau rapport au temps
Sans doute cette première partie s’inscrit-elle plus nettement dans une interrogation épistémologique d’ampleur et d’actualité, comme le marquent les travaux récents d’Enzo Traverso, Isabelle Lacoue-Labarthe ou Sam Rachebœuf, entre autres. François Dosse présente, avec prudence, les termes du débat et resitue les bornes essentielles des vives discussions de ces dernières décennies sur les rapports passionnés et conflictuels entre littérature et histoire.
L’intérêt de cette partie est notamment d’explorer ces débats en contrepoint d’une archéologie épistémologique, rappelant les attaques de Seignobos tempêtant contre les « microbes littéraires » ou les tentatives de conciliation du lansonisme. Les manières contemporaines d’écrire l’histoire et la littérature se rejoindraient dans une conception délinéarisée du temps, soucieuse des traces et des hantises : dans le sillage de Bergson, le temps ne se donne plus à déchiffrer comme succession, continuité causale, mais selon une modalité hétérochronique et des enchevêtrements temporels.
C’est ce nouveau rapport au temps qui explique, selon Dosse, la « fécondité des échanges » et la « richesse des hybridités ». C’est là une hypothèse séduisante menée en sourdine dans le livre : la bascule dans les configurations temporelles ou les régimes d’historicité expliquerait pour une large part ce chassé-croisé entre historiens et écrivains, et pas uniquement les effets de champs, les porosités institutionnelles, les compagnonnages individuels.
Dès lors, si historiens et écrivains partagent une même expérience du temps et de l’histoire, ils empruntent des démarches qui ne sont pas sans analogie :
Le romancier, comme l’historien, ne se prétend plus omniscient, et son enquête relève davantage de la monstration que de la démonstration causale, suivant l’invitation de Bruno Latour à procéder à une cure d’amaigrissement des explications causalistes. Paradoxalement, la conséquence de ce renoncement est l’omniprésence du romancier et de l’historien en tant qu’individus transmettant leurs hypothèses, leur subjectivité impliquée, leurs doutes et certitudes. (p. 295)
Ricœur et Deleuze
Ce n’est pas seulement là le livre d’un spécialiste des méthodes historiographiques, dressant la généalogie au long cours de ces échanges ; c’est aussi un essai mené par le biographe de Paul Ricœur et de Gilles Deleuze.
Ce sont là deux figures essentielles dans l’analyse menée, qui constituent une basse continue des réflexions. D’abord, en mobilisant les réflexions de Ricœur sur la puissance de la narration pour donner figure à l’histoire et se recomposer individuellement ou collectivement dans le creuset d’une narration. Ensuite, en sollicitant dans le sillon de Deleuze une littérature très largement émancipatrice, soucieuse des devenirs plus que des identités fermées.
Les analyses prennent appui sur les récentes analyses de Dominique Viart et d’Alexandre Gefen, décrivant l’époque contemporaine marquée par un reflux des avant-gardes et une transitivité reconquise. Après un temps d’autonomisation et de clôture de l’œuvre, prendrait fin aujourd’hui une pensée de la littérature centrée sur des enjeux formels, insoucieuse du monde, fascinée par ce que Barthes a appelé l’« intransivité de l’écriture ».
La réflexion de François Dosse s’écrit dans le sillage des propositions de François Hartog élaborées dans Régimes d’historicité [2] : la littérature s’affronterait au présentisme de l’époque. Non seulement elle y serait profondément inscrite, comme le montre l’importance de la mémoire et des lieux de mémoire qui s’élaborent depuis le présent des acteurs sociaux, mais elle y résisterait pour une part en réinscrivant les événements dans un temps plus long, resollicitant les hantises des guerres (Jean Rouaud, Alexis Jenni, Jean Echenoz) comme la rémanence de durées lointaines touchant au préhistorique (Pierre Michon, Jean-Loup Trassard ou Pascal Quignard).
Lectures vagabondes
Pour autant, ce présentisme n’est pas l’outil le plus opérant pour saisir le contemporain. Au lieu d’une fin de l’avenir et des utopies, l’anthropocène dessine une dynamique qui donne au futur une consistance chaque jour plus sensible dont les écrivains s’emparent.
Les formes d’écriture collective, les renouvellements des radicalités littéraires, héritières des imaginaires de la Commune, qu’analysent notamment Justine Huppe et Denis Saint-Amand, permettent d’avoir une vision plus tonique de la littérature d’aujourd’hui. Mais cela nécessitait sans doute d’aborder le champ littéraire en s’ouvrant largement aux formes d’écritures plurielles, aux littératures sauvages ou aux militantismes qui tournent souvent le dos à la « fonction auteur » jadis analysée par Foucault.
L’ampleur de cette synthèse en fait une porte d’entrée idéale pour celles et ceux qui veulent découvrir le roman contemporain, en éprouver la richesse, en saisir les aspects les plus saillants. Le souci pédagogique de toujours résumer les récits, d’en rappeler les personnages, d’en dire les enjeux, fait de ce livre un ouvrage particulièrement accessible, sinon une boussole pour s’orienter dans la profusion romanesque d’aujourd’hui.
Le lecteur ne doit donc pas reculer face au caractère monumental du livre. Sa teneur cartographique et son découpage par écrivains incitent même aux lectures vagabondes.
François Dosse, Les Vérités du roman. Une histoire du temps présent, Paris, Cerf, 2023, 680 p., 34 € ;