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Recension Société

C’est prouvé, mais...

À propos de : Hugues Draelants & Sonia Revaz, L’évidence des faits. La politique des preuves en éducation, Puf


par Benoît Peuch , le 15 décembre 2022


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L’évaluation scientifique des pratiques éducatives suffit-elle pour les améliorer ? Cette politique des preuves apparaît aux enseignants comme un obstacle à leurs pratiques quand elle s’appuie sur des généralisations statistiques sans prendre en compte leurs intuitions professionnelles.

En 2018, le gouvernement français annonce la mise en place d’un Conseil scientifique de l’éducation. Une vingtaine de chercheurs en psychologie, en sciences cognitives et en sociologie sont alors réunis pour élaborer des recommandations et des outils pédagogiques à destination des acteurs des politiques éducatives et des enseignants, en s’appuyant sur les résultats de la recherche scientifique. Cette initiative est représentative d’une forme de politique publique, la « politique des preuves », qui consiste à faire appel à la science pour orienter et justifier des réformes dans tous les domaines de vie publique : éducation, médecine, mais aussi justice, développement durable, sécurité routière, etc. La science, parce qu’elle donne une compréhension objective de la réalité, serait un moyen de rendre la décision politique à la fois plus impartiale et plus efficace. En ce sens, on pourrait s’attendre à ce que les acteurs (enseignants, médecins, etc.) devant mettre en œuvre ces réformes les perçoivent comme des moyens d’améliorer de manière rationnelle leurs pratiques professionnelles. Or, la réalité du terrain contredit cette attente : les prescriptions de la politique des preuves suscitent souvent la résistance des professionnels qui vont parfois jusqu’à développer des stratégies de contournement pour ne pas les appliquer – par exemple, nous y reviendrons, en réorientant plus fréquemment les élèves auxquels on interdit le redoublement. Comment comprendre ce conflit entre savoir scientifique et savoir-faire professionnel ?

Articulant la critique épistémologique des preuves scientifiques mobilisées dans les politiques des preuves avec l’analyse sociologique du savoir-faire des professionnels, Hugues Draelants et Sonia Revaz font l’hypothèse que, si les enseignants résistent, c’est parce que, à leurs yeux, le type de généralisation sur lesquelles les preuves scientifiques se construisent implique qu’on laisse de côté des dimensions de la réalité qui leur semblent pourtant essentielles pour agir en situation. Le cas de l’éducation sert ici de fil directeur à une réflexion plus générale concernant les limites de l’instrumentalisation politique de la science. Il ne s’agit cependant pas de considérer qu’il faudrait abandonner le projet d’utiliser la science pour améliorer les pratiques professionnelles ou pour élaborer des réformes publiques. Il s’agit plutôt de montrer que le type de preuve que l’on apporte aux professionnels ne s’appuie souvent pas sur le type de connaissances dont ils ont besoin.

De la raison statistique à la politique des preuves

À partir d’une réflexion sur les origines historiques de la politique des preuves, les auteurs nous proposent d’abord de revenir sur l’histoire du raisonnement statistique. S’appuyant sur les travaux d’Alain Desrosières [1], ils rappellent qu’au début du XIXe siècle, les statistiques avaient deux usages distincts : un usage administratif et descriptif d’une part, mobilisé pour décrire les États et leurs populations, et un usage mathématique et heuristique d’autre part, pour simplifier des ensembles vastes et divers et en faire des objets sur lesquels raisonner. Au tournant du XIXe et du XXe siècle, ces usages tendent de plus en plus à se confondre : les statistiques deviennent un instrument mathématique de décision politique. C’est dans le domaine de la médecine et de l’hygiène publique que cet usage des statistiques commencera à se développer. Les auteurs retiennent notamment le cas des médecins hygiénistes français qui, durant l’épidémie de choléra de 1832, soutiennent que la propagation de la maladie est liée à l’insalubrité des logements. En s’appuyant sur des outils statistiques, ils proposent ainsi de comparer la mortalité liée au choléra dans différents arrondissements de Paris, ce qui permet de démontrer que le risque d’attraper la maladie et d’en mourir est plus important pour les habitants vivant dans des conditions économiques et sanitaires précaires, que pour les plus prospères. Ici, l’étude statistique ne sert pas simplement à tester une hypothèse, mais aussi à justifier des propositions de réformes de prévention contre l’insalubrité (assainissement des logements, lutte contre l’alcoolisme, distribution de vivres et de vêtements, etc.).

Avec le temps, les instruments de la preuve s’affinent. Au XIXe siècle, les données s’appuyaient essentiellement sur des moyennes. Au cours du XXe siècle, elles bénéficient d’outils mathématiques plus précis (corrélation, régression, variance, etc.). À partir des années 1990, le recours aux essais contrôlés randomisés se généralise dans les services de l’État et donne aux données statistiques une rigueur sans précédent. On se met à parler de pratiques « fondées sur des preuves » (evidence-based practices) ainsi que de « politique des preuves » (evidence-based policy). Ce développement historique est cependant traversé par la persistance des critiques que les acteurs (en particulier les médecins) adressent à ces outils et aux preuves qui en découlent. Les médecins se réclamant de la méthode expérimentale de Claude Bernard rejettent ainsi les méthodes numériques : dérivant d’une simplification du réel, elles ne retiennent que ce qui est « en moyenne ». Si un tel apport permet de justifier des prescriptions relevant de la prévention à destination des publics jugés éloignés de cette moyenne, elles sont souvent considérées comme peu utiles quand il s’agit de déterminer ce qu’il faut faire pour prendre en charge des cas particuliers.

L’usage de ces outils mathématiques de connaissance du monde social est également très investi dans le monde éducatif, sous plusieurs formes. Aux États-Unis, dans les années 1950, les politiques éducatives s’accordent sur l’idée que des professeurs ayant une solide culture scientifique devraient être capables de mieux comprendre ce qu’ils font et d’améliorer leurs pratiques. Le sociologue Martyn Hammersley [2] propose d’appeler cette démarche « modèle des Lumières ». Ici, la connaissance scientifique est considérée comme une ressource permettant d’enrichir la réflexivité critique des professeurs sur leurs pratiques plutôt que comme un savoir qui énoncerait d’entrée de jeu ce que doivent être les pratiques éducatives. Les études scientifiques de cette époque font souvent appel à des méthodologies qualitatives permettant de réfléchir sur les variabilités contextuelles dans lesquelles les pratiques éducatives ont lieu. À partir des années 1980, le développement du new public management conduit les pouvoirs publics à envisager l’institution scolaire d’un point de vue plus économique, faisant de l’école un système de production de connaissances et de compétences devant amener les élèves à devenir des adultes efficaces et compétitifs, que ce soit dans leur vie professionnelle, sociale ou privée. Le « modèle des Lumières » est alors rejeté comme inefficace au regard de ces nouvelles exigences et se voit remplacé par un modèle qui s’appuie beaucoup plus sur des méthodologies quantitatives : celui de « l’éducation fondée sur des preuves » (evidence-based education) qui fait de la science un instrument d’évaluation (elle évalue l’efficacité des pratiques), de prescription (elle justifie la valorisation de certaines pratiques) et de comparaison (elle définit des standards de comparaison à l’échelle nationale ou internationale).

Faut-il supprimer les redoublements ? Le cas belge

Il existe cependant un décalage entre les promesses de la politique des preuves et ses résultats. Pour saisir cet écart, il est nécessaire d’examiner en détail ce qu’il se passe sur le terrain lorsqu’on applique des réformes justifiées par des raisons statistiques. Les auteurs proposent de revenir sur le cas particulier de la suppression des redoublements en Belgique. En 1993, le pédagogue Marcel Crahay publie un article intitulé « Échec des élèves ou échecs de l’école ? » [3] dans lequel il rend compte statistiquement du fait que le redoublement ne permet pas de compenser la différence de niveau entre les élèves – il constituerait même un facteur aggravant puisque les élèves redoublants progressent tendanciellement moins que les promus dans la suite de leur scolarité. Non contents d’être inefficaces, les redoublements coûtent cher. La logique de l’efficacité se voit ainsi renforcée par celle de la rentabilité, la critique du redoublement est validée institutionnellement par une réforme qui, en 1994, instaure la promotion automatique.

Mais la mesure eut des effets secondaires inattendus. Pour les professionnels, le redoublement était un moyen de regrouper des élèves de même niveau de façon à créer des classes homogènes. Après sa suppression, les professeurs se trouvent face à la difficulté de prendre en charge des groupes d’élèves très hétérogènes, devant imaginer des façons d’opérer dans la classe une différenciation qui se faisait auparavant à l’échelle de l’établissement. Cette situation les amène encore à mettre au point des stratégies de contournement pour regrouper, malgré tout, les élèves ayant le même niveau sans utiliser le redoublement, par exemple en réorientant plus fréquemment les élèves en difficulté. Face au désaveu généralisé de la réforme, le gouvernement belge décide de supprimer la promotion automatique en 2001. Cet exemple illustre le type de problèmes que peuvent poser les réformes qui s’appuient sur des données statistiques sans s’intéresser véritablement à la façon dont les acteurs travaillent. Il montre aussi comment la simplification du réel nécessaire à l’élaboration de données statistiques peut favoriser l’émergence de débats binaires (pour ou contre le redoublement ?) plutôt qu’une critique sur certaines pratiques (qu’est qu’un bon – ou un mauvais – redoublement ?).

Les ignorances volontaires de la politique des preuves

Dans le dernier chapitre du livre, l’analyse de la résistance des professeurs aux prescriptions de l’éducation fondée sur les preuves sert de point de départ à une réflexion plus globale. Au centre de cette réflexion, on trouve la notion « d’ignorance volontaire » provenant des travaux du statisticien Herbert Weisberg [4]. En ignorant momentanément certaines dimensions du réel, les statistiques permettent de mettre au jour des aspects de la réalité sociale dont nous ne pouvons avoir l’intuition à un niveau individuel. Sans études statistiques, il ne serait pas possible, par exemple, d’établir qu’il existe des inégalités sociales. Le risque est cependant important que cette ignorance cesse d’être momentanée et que les succès des données statistiques justifient que l’on ne prenne plus en compte les facteurs que les chercheurs avaient laissés de côté. Car, dans l’épreuve du réel, ce que les scientifiques font mine d’ignorer saute aux yeux. Il devient ainsi évident que ce qui n’avait pas été pris en compte devrait l’être (par exemple, les spécificités sociales propres à un établissement, le nombre d’élèves par classe, la façon dont l’attention des élèves varie dans la journée, etc.) et que c’est dans l’expérience de ce décalage que la résistance des acteurs à la politique des preuves se construit.

Dans le livre, les auteurs rendent compte de trois formes d’ignorances volontaires que nous nous contentons ici d’évoquer très brièvement : (1) L’ignorance de l’intuition, qui désigne la façon dont la politique des preuves tend à s’imposer d’autorité aux acteurs au nom de la rigueur de leurs justifications (« C’est prouvé ! ») et à traiter les intuitions professionnelles des acteurs comme des croyances infondées. (2) L’ignorance des causes, qui désigne la façon dont, dans les études statistiques, la prévision prime sur la compréhension, la notion de « facteur de risque » se substituant à celle de « cause ». Si cette perspective suscite des résistances sur le terrain, c’est parce que les acteurs ont des réticences à agir sans savoir pourquoi ils doivent agir comme cela. (3) L’ignorance des singularités, enfin, qui concerne le décalage que peuvent ressentir les acteurs entre ce que les experts disent de la réalité et l’expérience qu’ils en ont et qui est notamment lié aux fait qu’ils ne partagent pas les mêmes critères d’évaluation : pour les experts, la condamnation du redoublement s’appuie sur le fait qu’il n’a pas d’effet positif à long terme ; pour les professeurs, cette observation n’invalide en rien le redoublement, puisque, précisément, ils y ont recours pour donner un « coup de boost » aux élèves.

On regrettera cependant que ce travail de généralisation conduise les auteurs à aborder de façon finalement assez sommaire ce que le domaine de l’éducation pourrait avoir de spécifique. On aurait aimé, par exemple, en savoir plus sur les résistances des acteurs sur terrains. Quels arguments avancent-ils et dans quelles circonstances les expriment-ils à d’autres ? Quel est le profil des professeurs qui résistent aux propositions de la politique des preuves ? Au contraire, quel est celui de ceux qui y résistent le moins et même, le cas échéant, les accueillent à bras ouverts ? Il n’empêche que Hugues Draelants et Sonia Revaz mettent ici au point des outils d’analyses très intéressants pour réfléchir aux limites de l’instrumentalisation politique des sciences, sans pour autant renoncer au projet d’une articulation constructive entre savoir scientifique et savoir-faire professionnel.

Hugues Draelants & Sonia Revaz, L’évidence des faits. La politique des preuves en éducation, Paris, Puf, 2022, 208 p., 23 €

par Benoît Peuch, le 15 décembre 2022

Pour citer cet article :

Benoît Peuch, « C’est prouvé, mais... », La Vie des idées , 15 décembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Draelants-Revaz-L-evidence-des-faits

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À lire aussi


Notes

[1Alain Desrosières, La politique des grands nombres : histoire de la raison statistique, La découverte, 1993.

[2Martyn Hammersley, Educational Research, Policymaking and Practice, 2002.

[3Recherche en Éducation. Théorie et Pratique, 11-12, https://orbi.uliege.be/handle/2268/10493

[4Herbert Weisberg, Willful Ignorance. The Mismeasure of Uncertainty, 2014.

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