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Pourquoi un homme politique pris dans autant de procédures judiciaires, notamment pour des faits liés à son mandat présidentiel, n’est-il pas devenu inéligible ? Est-ce en raison de la politisation des juges ? Et quels seront les effets du résultat des élections sur ces procédures qui continuent à défrayer la chronique ?

Qu’il est loin, le temps où l’on n’imaginait pas sérieusement qu’un chef de l’État pût avoir maille à partir avec la justice de son pays. Celles et ceux qui nous gouvernent se savent aujourd’hui soumis à l’attention minutieuse des juges. Sauf à faire l’hypothèse, nécessairement grossière, d’un déclin global de la vertu de nos dirigeants, la raison doit en être trouvée dans le maillage plus serré des lois pénales en général, en particulier de celles qui sont susceptibles d’être appliquées aux activités politiques, ainsi que dans une attention accrue des juges à des faits qui, par le passé, auraient pu être ignorés d’eux. Par quoi s’explique la multiplication des procédures pénales engagées, depuis moins de deux décennies, à l’encontre d’anciens chefs d’État dans des pays de cultures politiques et juridiques pourtant diverses – à l’instar de Jacob Zuma en Afrique du Sud [1], de Lula [2] puis de Jair Bolsonaro [3] au Brésil, ou de Jacques Chirac [4] et Nicolas Sarkozy [5] en France. À la rencontre du droit pénal et du droit constitutionnel, ces diverses procédures ont en commun de mettre en lumière le risque pénal encouru par ceux à qui est confié l’exercice de responsabilités politiques de premier plan – le chef d’État ayant habituellement, à cet égard, une place à part.

Une situation sans précédent

Sous ce rapport, la situation de Donald Trump appelle, à plusieurs titres, une attention particulière. Premièrement, il est le premier, parmi les anciens présidents des États-Unis, à faire l’objet d’actes d’accusation devant des juridictions pénales – après avoir été le premier à subir deux procédures infructueuses d’impeachment, d’abord pendant sa présidence, puis juste après cette dernière. Deuxièmement, il est actuellement partie à un nombre particulièrement important de procédures civiles et pénales, devant des juridictions étatiques et fédérales. Troisièmement, les faits qui lui sont reprochés ne sont pas entièrement détachables, pour plusieurs d’entre eux, de choix de nature politique, si bien qu’ils sont susceptibles d’être appréhendés à la fois du point de vue du droit pénal, comme ils le seraient pour tout autre justiciable, et dans la perspective du droit constitutionnel.

Quatrièmement, Donald Trump n’est pas seulement un ancien président : il aspire à le redevenir. Sa situation de candidat du parti républicain dans la perspective de l’élection présidentielle de novembre 2024 pèse sur le comportement de toutes les parties prenantes à ces procédures qui ne sont pas réservées aux responsables politiques – ce sont des procédures « de droit commun ». À l’inverse, il n’est pas impossible que cette multiplicité de procédures parallèles influence la campagne et le choix des électeurs en novembre prochain. Elle constitue a minima une ressource argumentative dans ce cadre : les soutiens du candidat y voient la marque d’un acharnement judiciaire, cependant que ses opposants les présentent comme le signe de son dédain pour les règles juridiques.

Cinquièmement, l’appréciation collective de ces procédures est partiellement déterminée par un soupçon de politisation indue de certains des juges qui les mènent – notamment lorsqu’il s’agit de juges fédéraux nommés par Donald Trump. Il convient de rappeler, en particulier, que le centre de gravité de la juridiction a basculé substantiellement vers la droite lors du mandat présidentiel de Donald Trump, entre 2017 et 2020. C’est l’effet d’une politique de nomination active et du hasard de vacances à la Cour suprême qui ont permis à ce président, en quatre ans seulement, de nommer trois juges conservateurs – en remplacement d’un conservateur, d’un républicain modéré et d’une progressiste [6]. Sans doute est-il difficile d’inférer de ce simple constat l’évidence d’une partialité de certains membres de la Cour. On ne saurait pourtant exclure que cela crée un environnement favorable, au moins de prime abord, à l’ancien président. À quoi s’ajoute, sixièmement, une observation propre à stimuler les juristes : de cet apparent magma procédural ont émergé plusieurs décisions de la Cour suprême dont deux au moins sont appelées à conserver une place de choix dans le droit américain.

Par la première, rendue le 4 mars 2024 [7], la Cour suprême a fait taire ceux qui voyaient dans une disposition de la Constitution américaine adoptée après la guerre de Sécession – la troisième section du XIVe Amendement – le moyen de disqualifier Donald Trump pour la prochaine élection présidentielle, en raison de son rôle lors de l’assaut mené contre le Capitole, le 6 janvier 2021 : « nul […] n’exercera aucune fonction (hold any office), civile ou militaire, du gouvernement des États-Unis […], qui, après avoir prêté serment […] comme fonctionnaire (officer) des États-Unis […] de défendre la Constitution des États-Unis, […] aura pris part à une insurrection ou à une rébellion contre ces derniers, ou fourni aide ou secours à leurs ennemis » – le texte précisant, en outre, que le Congrès « pourra cependant, par un vote aux deux tiers de chaque Chambre, lever cette incapacité ». En évitant soigneusement de se prononcer sur le comportement de Donald Trump lors de l’assaut contre le Capitole, la Cour suprême juge que cette disposition ne lui est pas directement applicable, faute de norme ayant précisé les conditions de sa mise en œuvre. En statuant ainsi, à l’unanimité de ses membres, la Cour suprême immunise la candidature de Donald Trump contre tout recours fondé sur cette disposition constitutionnelle avant l’élection présidentielle [8].

Quant à la seconde décision de la Cour suprême, rendue le 1er juillet 2024 [9], elle est de la plus haute importance. Rédigée par son président, John Roberts, avec le soutien des cinq autres juges conservateurs, elle précise les contours de l’irresponsabilité dont bénéficie un ancien président à raison d’actes accomplis pendant l’exercice de son mandat : pénalement responsable de ses actes purement privés, l’ancien président jouit, quant à ses actes officiels, soit d’une irresponsabilité absolue ad vitam æternam, si ces derniers relèvent de son « autorité constitutionnelle finale et exclusive », soit, s’ils relèvent d’une compétence partagée avec d’autres organes constitutionnels ou que le président est habilité à agir ainsi par une loi du Congrès, d’une présomption d’irresponsabilité qui pourra être renversée dans les rares cas où l’incrimination ne ferait pas courir le moindre risque d’intrusion juridictionnelle dans le champ du pouvoir exécutif. Par l’effet de cette décision, les juridictions doivent désormais appliquer cette grille de lecture à chaque acte susceptible de poursuites qu’aurait accompli Donald Trump pendant sa présidence [10].

Une grande variété de procédures

Si la mise en cause juridictionnelle d’un ancien chef d’État candidat à sa réélection est un événement rare – on pense également à Lula, condamné et emprisonné avant sa réélection comme président en 2022 –, la situation de Donald Trump se singularise par le grand nombre de procédures intentées à son encontre. Pour en prendre la mesure, il importe de les présenter dans le détail – qu’elles se déroulent devant des juridictions étatiques ou fédérales, en matière civile ou en matière pénale. Les faits générateurs de ces procédures conduisent à donner du personnage des images peu flatteuses : celles d’un menteur en affaires, d’un adultère craintif, d’un agresseur diffamateur, d’un mauvais perdant et d’un vaniteux ne se percevant pas comme soumis aux règles communes.

1.- La fraude par surévaluation de propriétés immobilières. Il est d’abord reproché à la société de Donald Trump d’avoir commis une fraude, en méconnaissance d’une loi de l’État de New York, en surévaluant substantiellement ses propriétés immobilières afin d’obtenir, de la part d’organismes financiers, des prêts ou des contrats d’assurance plus favorables à des taux moins élevés. L’enquête est conduite sous l’autorité de la procureure générale de l’État de New York, Letitia James. Elle adresse à l’ancien président des injonctions à produire des documents. Face à l’inertie de ce dernier, la juridiction lui impose une première amende de 110 000 dollars. Au terme de l’audience civile, qui se tient entre octobre 2023 et janvier 2024, le juge Arthur Engoron enjoint notamment aux défendeurs, dont Donald Trump et trois de ses enfants, de restituer 364 millions de dollars de gains mal acquis. Moyennant le versement de 175 millions de dollars, Donald Trump évite des saisies sur son patrimoine. Une audience en appel devrait se tenir cet automne.

2.- L’achat d’un silence. Il est ensuite reproché à Donald Trump d’avoir payé, pendant la campagne présidentielle de 2016, à Stephanie Clifford, ancienne actrice pornographique connue sous le nom de « Stormy Daniels », 130 000 dollars en contrepartie de son silence sur une relation sexuelle qui se serait tenue en 2006. Pendant l’été 2019, alors que Donald Trump est président, le procureur de Manhattan Cyrus Vance enquête sur la possibilité d’une fraude fiscale commise par Donald Trump et son entreprise. Des injonctions à produire des documents, notamment des déclarations de revenus, sont adressées à l’entreprise et à son cabinet d’experts comptables, Mazars. Les avocats de Donald Trump se prévalent d’une inviolabilité absolue attachée à la fonction présidentielle pour s’opposer à cette demande – devant des juridictions fédérales de première instance, d’appel, puis devant la Cour suprême fédérale. Cette dernière opère, en juillet 2020, dans son arrêt Trump v. Vance, une lecture restrictive de l’inviolabilité présidentielle – de sorte que les exigences pesant sur le procureur ne sont, en la matière, pas plus élevées du fait du statut constitutionnel de Donald Trump. Alvin Bragg succède, en 2021, à Cyrus Vance comme procureur de Manhattan. Il poursuit l’ancien président, devant la juridiction pénale de première instance de New York, pour « falsification de documents commerciaux » dans l’intention de commettre d’autres infractions, un dépassement des limites fédérales en matière de financement des campagnes électorales et une fraude fiscale. Un acte d’accusation est produit par un grand jury le 30 mars 2023. Le procès se tient du 15 avril au 30 mai 2024. Au terme de ce dernier, Donald Trump est déclaré coupable des trente-quatre délits retenus contre lui – avec possibilité d’interjeter appel. Le candidat encourt jusqu’à quatre ans de prison ferme. La peine attachée à cette condamnation devait être fixée lors d’une audience prévue le 18 septembre 2024 ; le 6 septembre, un juge de cette juridiction de première instance, Juan Merchan, a repoussé cette date au 26 novembre, après l’élection présidentielle, au motif que la juridiction risquerait sinon de donner l’impression que sa décision tend à peser sur le cours de la campagne présidentielle. Cette procédure ne saurait, de prime abord, être affectée par la décision de la Cour suprême du 1er juillet 2024 sur l’irresponsabilité des anciens présidents : d’une part, les faits litigieux sont antérieurs à la l’entrée en fonctions de Donald Trump, en 2017 ; d’autre part, ces derniers relèveraient certainement, au sens de la décision, d’actes purement privés pour lesquels il n’aurait bénéficié d’aucune protection s’ils avaient été commis lorsqu’il était président. En tout état de cause, les avocats de Donald Trump annoncent leur intention de faire appel de cette décision.

3.- La diffamation à l’encontre d’une accusatrice de viol. Par ailleurs, l’autrice Elizabeth Jean Carroll, ancienne chroniqueuse du magazine Elle, accuse Donald Trump, en juin 2019, de l’avoir violée fin 1995 ou début 1996 dans une cabine d’essayage du grand magasin new-yorkais Bergdorf Goodman. Le président nie, tout en l’accusant de mentir au profit d’un projet politique et éditorial. En novembre 2019, elle forme, à son encontre, un premier recours en diffamation devant une juridiction civile de première instance de l’État de New York. Trois ans plus tard, elle y adjoint une demande de réparation du préjudice qu’elle prétend avoir subi sur le fondement d’une loi de l’État de New York autorisant, en la matière, les poursuites civiles au-delà des délais de prescription pénale. Au terme d’une audience civile qui se tient entre avril et mai 2023, un jury décide que la victime, si elle n’a pas réussi à prouver l’existence d’un viol, a établi celle d’une agression sexuelle, de sorte que Donald Trump a bien commis une diffamation à son endroit et qu’il est condamné à lui verser 5 millions de dollars de dommages-intérêts au titre du second recours. L’ancien président interjette appel. En outre, une audience se tient, en janvier 2024, dans le prolongement de la première plainte. Au terme de cette dernière, Donald Trump est condamné à lui verser 83 millions de dollars de dommages-intérêts.

4.- La tentative de renverser le résultat des élections de 2020. S’y ajoutent deux procédures portant sur des comportements de Donald Trump après son échec à l’élection présidentielle de 2020. Il se serait attaché à renverser le résultat de cette dernière afin de forcer sa réélection, en incitant à tricher plusieurs responsables des élections dans des États fédérés et en organisant une fraude électorale.

La première procédure est engagée devant les juridictions fédérales. On lui reproche d’avoir cherché à renverser les résultats de l’élection présidentielle de novembre 2020, notamment par son implication lors de l’assaut mené contre le Capitole, le 6 janvier 2021. En novembre 2022, le ministre de la Justice, Merrick Garland, nomme le procureur spécial Jack Smith afin que ce dernier enquête sur ces faits – ainsi que sur l’usage fait par Donald Trump de documents gouvernementaux. Le 1er août 2023, un grand jury fédéral édicte, dans la juridiction fédérale de premier degré pour le district de Columbia, un acte d’accusation fondé notamment sur les chefs de complot visant à frauder les États-Unis, d’entrave à une procédure officielle et de complot tendant à faire obstacle à l’exercice du droit de vote. C’est le premier acte de ce type produit à raison de faits commis par un président pendant son mandat. La juge fédérale Tanya Chutkan fixe le procès au 4 mars 2024. Le 7 décembre 2023, Donald Trump demande à la cour d’appel fédérale pour le district de Columbia de reconnaître qu’il bénéficie d’une immunité contre ces poursuites – recours que la juridiction rejette. La Cour suprême rend sa décision du 1er juillet 2024 sur l’irresponsabilité présidentielle. Le débat porte alors désormais sur la qualification des faits reprochés à Donald Trump à cet égard – sur leur caractère « officiel », au sens de la décision de la Cour suprême. Il revient à la juge Chutkan de déterminer, un fait litigieux après l’autre, s’ils sont couverts par l’irresponsabilité présidentielle. Le 27 août 2024, le procureur spécial Smith édicte un nouvel acte d’accusation pour présenter les faits sous un angle susceptible de les faire sortir du champ de l’irresponsabilité présidentielle – en reformulant ces derniers et en en excluant certains. Le 5 septembre, la juge Chutkan établit le calendrier de la procédure : les procureurs devraient être en mesure de révéler des éléments de preuve inédits pour le grand public – à l’image de comptes rendus d’auditions devant le grand jury fédéral – avant l’élection présidentielle. Un procès éventuel, en cas de victoire de Kamala Harris lors de l’élection présidentielle prochaine, pourrait se tenir en 2025 ou en 2026.

La seconde procédure est engagée devant les juridictions de l’État de Géorgie. On reproche à Donald Trump, d’une part, d’avoir participé à un stratagème visant à recruter de faux grands-électeurs afin que ces derniers affirment, à tort, que Donald Trump avait remporté le vote du collège électoral de cet État, et d’autre part, d’avoir appelé le secrétaire d’État de Géorgie – l’autorité responsable, dans cet état, de l’organisation des élections –, Brad Raffensperger, le 2 janvier 2021, pour lui demander de « trouver » 11 780 bulletins de vote lui permettant, à une voix près, de remporter les voix des grands électeurs de cet État. La principale qualification retenue tient à la participation à une entreprise de racket en bande organisée tendant à une modification illégale du résultat de l’élection en Géorgie. Une procureure de l’État de Géorgie, Fani Willis, provoque une enquête au terme de laquelle un grand jury produit, le 14 août 2023, un acte d’accusation contre différents individus, dont Donald Trump et son conseiller et ancien maire de New York, Rudolph Giuliani. Treize chefs d’accusation, finalement réduits à huit, sont retenus contre l’ancien président. Deux procès devraient être organisés – après que la Cour suprême de l’État se sera prononcée, en décembre 2024, sur une demande de récusation de la procureure, Fani Willis. Si cette dernière n’est pas récusée, elle pourra décider de renvoyer l’affaire devant une formation de jugement.

5.- La conservation de documents classifiés à Mar-a-Lago. Il est enfin reproché à Donald Trump d’avoir conservé dans sa résidence privée de Mar-a-Lago, en Floride, après son départ de la Maison-Blanche, des caisses entières de documents classifiés. Il aurait pourtant dû les transmettre aux archives nationales selon une loi fédérale de 1978. On lui reproche également des manœuvres ultérieures destinées à dissimuler ses actes. Ces documents contiennent notamment des informations sensibles sur l’arsenal nucléaire américain, sur des armes nucléaires étrangères, sur les activités militaires américaines et sur des plans de représailles possibles en cas d’attaque. Nommé procureur spécial par le ministre de la Justice, Merrick Garland, Jack Smith dirige l’enquête à partir de novembre 2022. Le 8 juin 2023, un grand jury fédéral produit un acte d’accusation à l’encontre de l’ancien président. Il est fondé sur trente-sept chefs d’accusation, au premier chef la méconnaissance de la loi fédérale de lutte contre l’espionnage, le faux témoignage et l’entrave à l’exercice de la justice – qui pourraient lui valoir, en principe, plus de dix années d’emprisonnement. Trois semaines plus tard y sont ajoutées des chefs d’accusation supplémentaires tenant à la tentative de supprimer des enregistrements de vidéosurveillance. La juge fédérale de première instance Aileen Cannon fixe la date du procès au 20 mai 2024, avant de la repousser. La Cour suprême fédérale juge, le 1er juillet, que les anciens présidents bénéficient d’une présomption d’immunité à raison d’actes commis dans l’exercice de leurs fonctions (Trump v. United States). Encouragée, semble-t-il, par l’opinion concordante de Clarence Thomas dans cette décision, Aileen Cannon juge la désignation de Jack Smith inconstitutionnelle, en l’absence de loi ayant explicitement autorisé le ministre de la Justice, Merrick Garland, à nommer ce dernier – alors même que la désignation de procureurs spéciaux est une pratique ancienne. Sur ce fondement, la juge classe l’affaire le 15 juillet 2024 – décision contre laquelle le procureur spécial interjette appel, le 26 août, devant la Cour d’appel fédérale située à Atlanta, en Géorgie. Cette dernière pourrait rendre sa décision cet automne.

Quelles conséquences pour l’élection présidentielle ?

Alors que la plupart de ces procédures suivent encore leur cours, quelles conséquences peut-on en attendre, quelques semaines avant l’élection présidentielle du 5 novembre prochain ?

En premier lieu, il est peu probable qu’une condamnation intervienne en temps utile pour peser sur la prochaine transition présidentielle – soit avant le 5 novembre, date de l’élection, soit avant le 20 janvier, date de la passation de pouvoir. De renvois en appels, les avocats de Donald Trump semblent avoir aujourd’hui les moyens de neutraliser toute mise en cause définitive du candidat pendant les prochaines semaines.

En deuxième lieu, les sondages révèlent, après l’été 2024, une opinion publique contrastée – l’appréciation des faits reprochés à l’ancien président semblant largement déterminée par la sensibilité politique des personnes interrogées. Ainsi, près d’un Américain sur deux estime que Donald Trump a commis des illégalités dans l’espoir de renverser le résultat des élections de 2020 – 88% chez les soutiens de Harris, 27% chez les soutiens de Trump. En outre, à propos de « l’affaire Stormy Daniels », près de quatre Américains sur dix jugent qu’il devrait aller en prison – 72% chez les soutiens de Harris, moins de 20% chez les soutiens de Trump [11]. Sous ce rapport, il est loin d’être évident que ces mises en cause judiciaires, en dépit de leur nombre et de la gravité des faits reprochés, auront un effet décisif sur les prochaines élections présidentielles.
En troisième lieu, ces procédures n’ont pas rendu Donald Trump inéligible. Cela s’explique, tout d’abord, par l’absence de condamnation définitive de Donald Trump à ce stade, du fait d’appels régulièrement interjetés et de manœuvres dilatoires efficaces de la part de ses avocats. Cela résulte, surtout, d’une conception singulière des droits politiques dans le cadre fédéral des États-Unis. La perte du droit de vote, généralement conçue comme la conséquence automatique de certaines condamnations pénales, relève du droit des États fédérés – de sorte qu’une condamnation de Donald Trump dans les États de New York ou de Géorgie serait sans effet sur le droit de vote qu’il exerce en Floride. L’inéligibilité, quant à elle, ne peut être prononcée que sur le fondement du droit fédéral – sans qu’une condamnation dans un État puisse l’affecter, au risque sinon de permettre à un État seul de troubler le fonctionnement de la fédération entière. En somme, une personne condamnée peut se trouver, dans le même temps, interdite de voter dans son État et susceptible de se porter candidate à une élection fédérale. Même si, après avoir été condamné dans un État, il se trouvait emprisonné le 5 novembre prochain, Donald Trump pourrait être réélu président [12].

En dernier lieu, l’avenir de ces procédures judiciaires dépendra partiellement du résultat de l’élection présidentielle. Si Donald Trump était battu, il ne disposerait d’aucun avantage particulier pour assurer sa défense. Tout au plus devrait-il compter sur les stratégies de ses avocats, comme tout autre justiciable. Sa position singulière d’ancien président et d’ancien candidat à sa réélection serait certes susceptible de peser marginalement sur les décisions des juges et des jurys. Il est fort peu probable, cependant, que Kamala Harris, devenue présidente, prendrait des décisions favorables à son ancien opposant.

À l’inverse, s’il était réélu, Donald Trump se trouverait, sous ce rapport, dans une situation avantageuse. Il pourrait utiliser ses compétences constitutionnelles pour prendre des décisions qui lui seraient personnellement favorables. Il chercherait sans doute à obtenir, de la part de son ministre de la Justice, la révocation du procureur spécial Jack Smith. Cela n’étant possible, en principe, que dans des configurations très précises, ce dernier pourrait alors contester cette mesure devant les juridictions fédérales – le sort de ce recours étant pour le moins incertain s’il devait être examiné par la Cour suprême fédérale. Donald Trump pourrait également nommer au ministère de la Justice des individus enclins à abandonner les poursuites fédérales à son encontre, qui accepteraient de se désister de la procédure d’appel dans l’affaire des documents de Mar-a-Lago. À la question de savoir si le nouveau président pourrait se gracier lui-même – pour les seules procédures devant des juridictions fédérales –, le droit n’apporte pas de réponse claire à ce stade, de sorte qu’il reviendrait certainement à la Cour suprême de trancher cette dernière [13].

En outre, une fois réélu, Donald Trump bénéficierait, pendant toute la durée de son mandat, de l’inviolabilité relative garantie au titulaire de la fonction présidentielle. Sa condamnation pour fraude par la juridiction de l’État de New York resterait probablement, dès lors, sans effet pendant la durée de sa présidence. Quant à la procédure pendante en Géorgie, les avocats de Donald Trump ont déjà affirmé qu’ils chercheraient à obtenir un renvoi des audiences après la fin de sa présidence. Une difficulté particulière surgirait s’il remportait l’élection présidentielle le 5 novembre, puis qu’il était condamné à une peine de prison le 26 novembre, soit deux mois avant son entrée en fonction. Peu vraisemblable, une telle perspective n’est, en principe, pas impossible. On imagine alors volontiers que l’exécution de sa peine serait repoussée à une date postérieure à la fin de son second mandat présidentiel – au risque, sinon, qu’il doive prêter serment depuis une cellule de prison, situation qui provoquerait diverses difficultés constitutionnelles [14].

Enfin, de façon plus pernicieuse, la polarisation du débat politique américain risque d’éroder la confiance dans les institutions – les partisans du candidat Donald Trump étant prompts, avec le soutien actif de ce dernier, à fustiger une justice politisée qui s’attacherait à faire obstacle à sa réélection par des moyens délétères. Dans un contexte de défiance partagée et de multiplication des tentations illibérales, une telle configuration, dont les effets concrets sont encore difficiles à imaginer dans le détail, appelle l’attention de ceux qui s’intéressent à la vie politique aux États-Unis, comme de ceux qui craignent que de telles tendances se manifestent un jour plus près de nous.

par Julien Jeanneney, le 8 octobre

Pour citer cet article :

Julien Jeanneney, « Donald Trump face à ses juges », La Vie des idées , 8 octobre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Donald-Trump-face-a-ses-juges

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1J. Eligon, L. Chutel, « South African Court Orders Arrest of Ex-President Jacob Zuma for Contempt », The New York Times, 29 juin 2021 ; R. Chanson, « En Afrique du Sud, Jacob Zuma ou la déchéance d’un ancien président », Le Monde, 30 janvier 2024.

[2P. Mouterde, « Brésil : comprendre la chute de Dilma Rousseff en 9 épisodes », Le Monde, 11 mai 2016 ; C. Gatinois, N. Bourcier, « Brésil : tout comprendre à l’opération “Lava Jato” », Le Monde, 26 mars 2017.

[3B. Meyerfeld, « Brésil : Jair Bolsonaro, condamné à huit ans d’inéligibilité, n’est pas prêt à renoncer à la politique », Le Monde, 1er juillet 2023.

[4J. Jeanneney, « La dignité présidentielle devant le tribunal correctionnel : le procès de Jacques Chirac », Revue du droit public, vol. 134, n°2, 2018, p. 407-422.

[5« Bygmalion, Bismuth, financement libyen : où en sont les affaires concernant Nicolas Sarkozy ? », Le Monde, « Les décodeurs », 14 février 2024.

[6J. Jeanneney, Une fièvre américaine. Choisir les juges de la Cour suprême, XVIIIe-XXIe siècle, CNRS Éditions, 2024, p. 351 ; id., « Cour suprême américaine : une nouvelle ère ? », L’Histoire, vol. 500, 2022, p. 28-29.

[7Cour suprême des États-Unis, Trump v. Anderson, 601 U.S. 100 (2024).

[8J. Jeanneney, « La Cour suprême libère Donald Trump d’un péril constitutionnel », Le Club des juristes, 25 mars 2024.

[9Cour suprême des États-Unis, Trump v. United States, 603 U.S. __ (2024).

[10M. Michaut, « L’arrêt Trump v. United States (2024) sur l’immunité du président des États-Unis : la transformation de la présidence américaine », Blog.juspoliticum, 29 août 2024 ; id., « L’arrêt Trump v. United States (2024) sur l’immunité du président des États-Unis : une décision au service des intérêts de Donald Trump », Blog.juspoliticum, 30 août 2024.

[11« In Tied Presidential Race, Harris and Trump Have Contrasting Strenghts, Weaknesses », Pew Research Center, 9 septembre 2024.

[12C. Aynès, « Donald Trump condamné : quelles conséquences sur les élections présidentielles américaines ? », Blog.juspoliticum, 15 juin 2024. C. Aynès, « La chronique judiciaire de Donald Trump, cas révélateur des singularités du droit électoral aux États-Unis », Jus Politicum, vol. 32, p. 1-35.

[13M. Haag, « Why Trump Couldn’t Pardon Himself in Hush-Money Case if Reelected », The New York Times, 31 mai 2024.

[14M. Astor, « Trump Has Been Convicted. Can He Still Run For President ? », The New York Times, 20 juin 2024.

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