L’ouvrage publié par S. Dieguez et S. Delouvée, respectivement chercheur en neuroscience à l’Université de Fribourg et maître de conférences en psychologie sociale à l’Université de Rennes 2, se présente dès l’introduction comme une forme « hybride, entre l’essai et le manuel académique » (p. 21) dont la thèse principale, déroulée au fil des différents chapitres, pourrait se résumer ainsi : si l’on ne naît pas complotiste, « certains acteurs choisissent en conscience de (le) devenir » (p. 391) afin de justifier leur radicalité et/ou leur marginalité sociale et/politique. L’objet d’étude n’est pas neuf et, pourrait-on même dire, « à la mode », puisqu’il s’agit du conspirationnisme que les auteurs définissent comme : « une caractéristique négative d’individus et de groupes sociaux […] dont la manifestation principale consiste à interpréter la réalité en privilégiant le complot comme facteur causal décisif et suffisant » (p. 13-14). Le livre se veut cependant original dans sa prétention, tout à la fois, à présenter les principaux débats qui traversent le champ académique à propos du conspirationnisme, à envisager celui-ci au-delà de sa dimension phénoménologique qui consisterait à passer en revue, voire à débunker diverses théories du complot et, enfin, à synthétiser l’état des connaissances issues des sciences cognitives sur le sujet.
Le conspirationnisme en sciences cognitives : approches historiographiques et méthodologiques
À la faveur d’un détour par une présentation d’œuvres fictionnelles (littératures, films, séries télévisées, etc.) reprenant le thème complotiste (chap. 1), les auteurs opèrent une revue de l’état des connaissances en sciences cognitives sur le conspirationnisme qui débute par une historiographie et un retour sur les principaux travaux pionniers et fondateurs (chap. 3 et 4). Parmi la dizaine d’auteurs présentés, signalons d’abord certaines contributions très classiques : de la « théorie conspirationniste de la société » de K. Popper à la « mentalité des conspirations » de S. Moscovici, en passant par le « style paranoïaque » de R. Hofstadter ou la « causalité diabolique » de L. Poliakov. D’autres approches, moins connues, sont également présentées : on pense aux réflexions de Guizot ou aux écrits de Scheler par exemple. Quoi qu’il en soit, au-delà des différents modèles explicatifs du conspirationnisme convoqués par ces auteurs, tous ont en commun, à suivre Delouvée et Dieguez, de relever « le caractère irrationnel propre (au) complotisme » (p.69).
La suite de l’ouvrage revient sur les principaux travaux contemporains en psychologie sociale, leurs apports à la connaissance scientifique de l’objet complotisme ainsi que leurs options méthodologiques quantitativistes. Sont ainsi présentées en détail (chap. 5) différentes échelles psychométriques, spécifiques, génériques, mono-item ou ad hoc (y compris au travers de théories du complot fictives), utilisées pour déterminer l’adhésion des individus au « complotisme en tant que tel, indépendamment de thématiques particulières » (p. 149). Parmi les plus connues et les plus usitées par les chercheurs contemporains, citons les échelles génériques de R. Brotherton et al. (dite Generic Conspiracist Beliefs Scale) et de R. Imhoff et al. (dite Conspiracy Mentality Questionnaire). Par échelle générique, on entend que celles-ci ne font pas directement référence à telle ou telle théorie du complot (11-Septembre, assassinat de Kennedy ou « Moon hoax »), mais bien à des énoncés plus larges et désincarnés. Ainsi, l’échelle de Brotherton invite les répondants à se prononcer sur leur adhésion à 15 énoncés parmi lesquels : « Le pouvoir des chefs d’État est secondaire comparé à celui de petits groupes d’individus inconnus qui contrôlent réellement la politique mondiale » ; « Des organisations secrètes communiquent avec les extraterrestres, mais le cachent au grand public » ; « Des groupes de scientifiques manipulent, fabriquent ou suppriment des preuves pour tromper le public » ; « Des technologies permettant le contrôle de la pensée sont utilisées sur les gens à leur insu » ; « Certains évènements importants ont été le résultat de l’activité de petits groupes qui manipulent secrètement les événements mondiaux » ; « Des expériences impliquant de nouvelles drogues ou technologies sont régulièrement menées sur le grand public à son insu ou sans son consentement » (p. 151-152).
Des facteurs d’adhésion au conspirationnisme
Ainsi armés méthodologiquement, les auteurs en viennent alors (chap. 6, 7, 10 et 11) à présenter les principaux facteurs psychosociaux explicatifs de la « mentalité conspirationniste » quand bien même, admettent-ils, « beaucoup de questions restent en suspens à propos du complotisme. Nous ne savons pas exactement en quoi il consiste, ce que peut bien être sa “structure monologique”, comment elle s’acquiert, si elle est immuable ou facile à changer, et comment elle est influencée par des facteurs historiques, culturels et sociaux (ou pourquoi pas neurologiques ou génétiques » (p. 184). Et d’ajouter plus loin, qu’il « n’existe pas à ce jour de “théorie” psychologique définitive et consensuelle du complotiste » (p. 244). Malgré ces précautions, et s’il est vain de rechercher un profil-type du complotiste (p. 242), certains traits ou dispositions semblent, selon les auteurs, faiblement corrélés à l’adhésion à cette vision du monde : « la pensée intuitive (l’intuitionnisme), la paranoïa, la schizothypie, le narcissisme et le manichéisme » (p. 398), la pensée magique, les croyances paranormales, les médecines alternatives ou le rejet du hasard. Et, pour souligner la dimension ésotérique, voire occultiste, du complotisme, les auteurs reprennent à leur compte le terme de « conspiritualité » (p. 332). Ils observent également des liens entre faiblesse des revenus, niveau éducatif peu élevé et adhésion au conspirationnisme (p. 206-210).
Sur le plan politique, Delouvée et Dieguez rappellent que si la mobilisation de discours conspirationnistes permet de souder un groupe qui se pense menacé, l’adhésion à cette vision populiste du monde et des rapports sociaux est corrélée à l’extrémisme politique, en particulier à l’extrémisme de droite (p. 380) et, dans une faible mesure, à la justification des actes de violence (p. 389). En somme, concluent les deux auteurs,
le complotisme n’est pas une affaire de crédulité, où de fausses croyances et “théories” seraient tenues pour vraies en vertu de malheureuses erreurs de raisonnement et illusions cognitives. Il s’agit plutôt, en grande partie, d’une “façon de penser” choisie délibérément pour le confort qu’elle offre, permettant de justifier, de renforcer et de motiver des idéologies diverses, tout en signalant son allégeance à des communautés d’esprit qui lui ressemblent, et en rejetant des ennemis communs plus ou moins désignés (p. 390).
La conclusion de l’ouvrage offre enfin quelques pistes pour répondre au conspirationnisme. En l’absence de solution unique ou « miraculeuse », les auteurs plaident en faveur d’une combinaison d’éléments, insuffisants pris isolément, parmi lesquels : le fact-checking, l’éducation aux médias, le développement de l’esprit critique ou le prebunking, c’est-à-dire une sorte d’immunisation préventive, un peu à la manière d’un vaccin, face aux théories conspirationnistes et aux fake news. Pour Delouvée et Dieguez, il est effet primordial de
s’inquiéter du complotisme (car) il a systématiquement des effets négatifs […] Il conduit à une désaffection et au cynisme vis-à-vis de la politique ordinaire, considérée comme pipée et impuissante ; il favorise le recours et l’acceptation d’actions non démocratiques et violentes ; il est facteur de radicalisation et d’extrémisme social, idéologique, religieux et politique ; il pousse au rejet de la connaissance et de l’expertise scientifique sur les questions climatiques, ou le respect des mesures sanitaires lors d’une pandémie et l’acceptation des vaccins pour soi-même et ses enfants (p. 326-327).
Discussion : apports et limites de l’ouvrage
L’ouvrage recensé présente tout d’abord un certain nombre de points forts qu’il convient de relever. Ainsi, il privilégie à bon droit une approche en termes de vision systémique du monde, le conspirationnisme, plus que l’adhésion à telle ou telle théorie du complot relative à un événement spécifique. Ensuite, les auteurs rappellent le paradoxe que jamais le complotisme n’a finalement permis de dévoiler un authentique complot quand bien même de nombreux conspirationnistes les mettent en avant pour justice leurs propres « recherches ». Ensuite, Delouvée et Dieguez ne cèdent pas à la tentation facile, d’une part, de surdéterminer le rôle d’internet et des réseaux sociaux, en particulier de leurs algorithmes (p. 348) dans la diffusion des thèses complotistes et, d’autre part, de limiter ce phénomène à des biais cognitifs (p. 212). Toutefois, au-delà de ses qualités indéniables, plusieurs aspects de l’ouvrage méritent d’être discutés au regard de la question suivante : quel est in fine l’objectif poursuivi par ses auteurs ?
Il semble que la réponse se trouve principalement au chapitre 9 (mais également 8 et 10) où le ton se fait pamphlétaire envers les partisans d’une approche critique et sociologique du conspirationnisme. Seules les approches cognitivistes ont finalement le droit de cité. « Le sujet du complotisme, écrivent Delouvée et Dieguez, semble être la formule parfaite pour rejouer d’anciennes querelles académiques entre différentes disciplines. En particulier, il réactive actuellement […] une lutte entre des approches que l’on pourrait qualifier d’analytiques, quantitatives et individualistes, et d’autres qui relèvent davantage des registres critiques, qualitatifs et sociaux » (p. 255). Soulignons que, pour les auteurs, cette distinction « n’a pas la moindre réalité objective » (p. 255), j’y reviendrai.
Une absence de regard critique sur les sciences cognitives
En premier lieu, ce qui frappe le lecteur instruit des études académiques du conspirationnisme, c’est l’absence de recul des auteurs sur les travaux historiques et fondateurs. Si bien entendu l’approche « paranoïde » développée par Hofstadter, pour ne prendre que cet exemple, sied à Delouvée et Dieguez, il n’en demeure pas moins que ces travaux sont aujourd’hui l’objet d’une forte remise en question au sein de la communauté académique. De fait, il est largement démontré, y compris par l’auteur de ces lignes, à quel point la grille de lecture systémique du complotisme développée par à partir d’une mésinterprétation du People’s Party dans The Age of Reform retranscrit l’individualisme épistémique de l’historien américain pour qui, en dernière analyse, la contestation radicale des dominants au sein des régimes représentatifs est ipso facto irrationnelle, populiste, complotiste voire antisémite. En condensé, dixit Hofstadter : « je crois essentiellement que la pensée populiste a survécu à notre époque comme un ressentiment provincial sous-jacent, populaire et "démocratique" de rébellion, de suspicion et de nativisme » (1955, p. 4-5, voir également p. 70-81).
Ensuite, les auteurs ne développent aucune critique à l’égard des méthodologies utilisées en psychologie sociale pour mesurer l’adhésion au conspirationnisme, tels les sondages (p. 18-19) et échelles psychométriques (chap. 5), alors même qu’elles ne disent rien des pratiques, usages et rapports que les acteurs sociaux entretiennent avec les énoncés testés. Ceci est d’autant plus vrai que les acteurs sociaux interrogés n’ont souvent jamais entendu parler des énoncés sur lesquels il leur est demandé de se prononcer. En ce sens, ces approches semblent totalement artificielles, et on s’interroge alors sur leur pertinence et leur capacité réelle à mesurer, et plus encore à établir des corrélations, avec un phénomène dont Delouvée et Dieguez disent pourtant que « nous ne savons pas exactement en quoi il consiste » (p. 184) et qu’il existe des « difficulté(s) (pour le) mesurer exactement » (p. 198). De même, à suivre l’échelle de Brotherton présentée plus haut, ou quelques sondages réalisés depuis la fin des années 2010, il est frappant de voir combien ces productions mélangent des énoncés disparates. À reprendre les 6 items (sur 15) présentés plus haut, il est clair qu’on pourrait aisément les regrouper en deux catégories : ceux qui peuvent être approuvés, exemples historiques à l’appui (Tabaccogate, Révolution bolchévique de 1917, groupes internationaux échappant à la régulation étatique, etc.) et ceux qui relèvent de l’extravagance (contact avec des extraterrestres, usages massifs de stupéfiants sur les populations, etc.). Un progrès serait déjà de ne plus demander aux enquêté·e·s s’ils ou elles croient (par exemple, de « tout à fait d’accord » à « pas du tout d’accord » ou de 0 à 7 selon les mesures mobilisés) aux énoncés proposés, mais, selon eux ou elles, à quelle fréquence ces événements se produisent ; à la condition toutefois qu’ils en aient déjà entendu parler.
La sociologie (critique) en accusation
Enfin, les chapitres 8 à 10, et en particulier le 9e auquel il est fait référence un grand nombre de fois au cours de l’ouvrage, semblent être les vrais enjeux de ce livre : dénoncer sur le mode pamphlétaire les approches critiques, qualifiées à la suite de R. Reichstadt, « d’innocentistes » (p. 296) du complotisme : « du haro sur “l’anticomplotisme” à la défense des vertus supposées du complotisme, il n’y a qu’un pas, et le suivant est simplement l’auto-aveuglement » (p. 287). Qui sont alors ces complices complaisants (p. 305) vis-à-vis du conspirationnisme ? Ils sont, d’abord, depuis les années 1990, des spécialistes de philosophie politique. Qu’ils se nomment Ch. Pigden, D. Coady, L. Basham, J. Räikkä ou M. X. R. Dentith, tous, quand bien même leurs œuvres respectives divergent parfois fortement, sont accusés de chercher à comprendre quels seraient les fondements épistémiques des théories du complot et/ou de vouloir chercher à distinguer des théories complotistes qui seraient plausibles d’autres simplement farfelues. La seconde cible visée par les deux auteurs, dans la lignée des écrits de N. Heinich, P.-A. Taguieff ou G. Bronner à propos de P. Bourdieu (p. 316), est la sociologie critique assimilée à une sorte de version savante du complotisme et à une culture de l’excuse. Pour Delouvée et Dieguez, « les théories “critiques” du monde social, après tout, ont du succès précisément par leur capacité à “révéler” des processus cachés et ignorés des acteurs ordinaires (et ces processus sont efficients précisément parce qu’ils sont cachés et ignorés). La raison de ce succès est donc la même que pour celui du complotisme » (p. 316). Pour Delouvée et Dieguez, voir dans le complotisme une forme de prise de conscience collective – certes fondamentalement erronée dans la mesure où le complotisme se trompe en les imputant à l’action de groupes d’individus secrets alors que leurs causes et leurs effets sont le produit multifactoriel de structures sociales qui échappent largement aux titulaires du pouvoir – des maux sociaux qui traversent nos régimes représentatifs revient à l’excuser, si ce n’est même à le légitimer. Telle est la position anti-sociologique développée par les deux chercheurs qui rejettent toute approche compréhensive du complotisme.
Conclusion
Pour conclure, quel est in fine l’objectif poursuivi par les auteurs de ce livre ? Il tient en trois mots : individualisation, dépolitisation et rappel à l’ordre. En cherchant à réduire le complotisme à des traits et dispositions individuels (paranoïa, schizotypie, narcissisme, manichéisme, etc.), les auteurs, qui s’inscrivent dans la droite ligne de la tradition cognitiviste, en arrivent, bien qu’ils s’en défendent, à pathologiser le conspirationnisme comme une forme de défiance illégitime et irrationnelle qu’il convient, non pas de comprendre, mais de combattre. Cette approche qui tend à dépolitiser le complotisme, en refusant d’y voir une forme de défiance vis-à-vis des pouvoirs publics et une dénonciation, hasardeuse certes, des injustices et dysfonctionnements sociaux pourtant bien réels, n’en épuise pas pour autant la dimension politique. Bien au contraire, en renvoyant sans ménagement ces formes désordonnées et radicales de contestation dans les limbes de l’irrationalité et de l’illégitimité, Delouvée et Dieguez en viennent à naturaliser l’ordre sociopolitique tel qu’il est établi. Quiconque, en particulier leurs collègues sociologues, qui adopterait une approche compréhensive du complotisme serait alors suspect de complaisance ou de complicité.
Réponse de Sébastian Dieguez et Sylvain Delouvée
Nous remercions Julien Giry pour sa recension de notre ouvrage, et profitons de l’opportunité qui nous est offerte pour clarifier certains points. L’espace qui nous est accordé ne nous permet cependant pas de répondre en détail à tous les aspects abordés, aussi nous irons droit à la conclusion, que nous trouvons surprenante.
En effet, nous sommes étonnés de découvrir que nous aurions rédigé un livre de plus de 400 pages, qui couvre un nombre considérable d’angles et de thématiques, en s’appuyant sur près de 500 références, dans un but « in fine » caché et sournois qui se résumerait à un seul chapitre et consisterait en une sombre opération d’« individualisation », de « dépolitisation » et de « rappel à l’ordre », ainsi qu’en une sorte de règlement de compte avec nos supposés ennemis.
Cela étonne d’autant plus que dès le début de sa recension, J. Giry indique correctement que la « thèse principale » de l’ouvrage est que le complotisme est un phénomène actif, un choix donc que les acteurs font en conscience. Une thèse, soit dit en passant, assez inédite dans ce domaine et dont on ne peut pas dire qu’elle soit « à la mode ». De fait, cette approche s’oppose à la vision plus commune d’un complotisme essentiellement passif, alors conçu comme un problème de crédulité ou le résultat d’illusions cognitives, ce que J. Giry, d’ailleurs, note également. Mais alors on voit mal pourquoi nous nous trouvons accusés de favoriser « les approches cognitivistes » qui seules auraient « finalement le droit de cité ». Notre sous-titre est plutôt clair à ce sujet, nous ne voyons pas d’autre façon de saisir ce qu’est le complotisme qu’en le situant au centre de perspectives cognitives, culturelles et sociales, et nous sommes absolument clairs sur la nécessité d’inclure une multiplicité de méthodes et de disciplines pour y parvenir. Il ne s’agit en rien d’éviter de « céder » à une quelconque « tentation facile », notre traitement des contributions de la psychologie cognitive et sociale à l’étude du complotisme est tout simplement basé sur une littérature abondante que nous connaissons bien, et nous sommes d’ailleurs idéalement placés, en tant que représentants de ces disciplines, pour en dresser, comme nous le faisons dans le livre, un bilan franchement mitigé.
Nous notons que cette approche très critique de notre propre champ d’étude est à notre connaissance inédite sur la question du complotisme, et pourrait aussi bien être qualifiée de « pamphlétaire », exactement au même titre que pour les passages où nous pointons les limites d’autres approches. À cet égard, ce que J. Giry manque de préciser, c’est que la perplexité face aux ressemblances entre le complotisme et les disciplines dites « critiques » – disons adeptes d’une certaine herméneutique du soupçon et du dévoilement – n’est pas vraiment de notre fait : elle est souvent soulevée par les tenants mêmes de ces approches, et nous les citons abondamment. Il n’y a rien là de bien provocant, c’est même à notre avis plutôt passionnant de voir comment le complotisme et la critique du complotisme se trouvent souvent imbriqués dans des boucles récursives et des conflits théoriques. Mais cela reste simplement un aspect du sujet parmi les nombreux autres que nous abordons.
Quant à l’idée que notre travail consisterait à « dépolitiser » ou « rappeler à l’ordre » qui que ce soit, nous avouons qu’elle nous échappe un peu. Un chapitre entier est consacré aux aspects politiques du complotisme, ce que J. Giry note également, et nous ne cessons d’indiquer que dans sa structure active, le complotisme est un accessoire puissant d’idéologies et de motivations d’ordre politique, que ce soit d’ailleurs le fait de minorités ou de puissants. Nous parcourons en long et en large les débats actuels en citant nombre d’études récentes sur la question, afin que les lecteurs et lectrices puissent se faire une idée de l’effervescence des controverses académiques qui ont cours sur le complotisme (comme nous le faisons sur d’autres sujets comme la paranoïa, les usages fictionnels du complotisme, le caractère péjoratif et stigmatisant du terme, l’existence même du complotisme, les « solutions » proposées pour le « combattre », et bien d’autres encore). En outre, nous n’avons pas l’impression d’avoir franchement dissimulé notre scepticisme quant à la possibilité de « rappeler à l’ordre » qui que ce soit : nous n’en avons ni le désir ni le pouvoir, et le cas échéant, nous ne saurions même pas comment faire.
Nous avons tout de même bien tenté de « comprendre » le phénomène auquel nous consacrons une bonne partie de nos carrières, même si nous n’avons manifestement pas abouti aux mêmes conclusions que Julien Giry. C’est évidemment son droit de penser que le complotisme consiste simplement en une « contestation désordonnée », une « dénonciation hasardeuse » et une « prise de conscience fondamentalement erronée », comme il l’écrit, mais cela nous semble un peu court, et même assez condescendant vis-à-vis des personnes concernées. Nous pensons quant à nous avoir davantage rendu justice au complotisme en le présentant comme une démarche active, délibérée, stratégique, idéologique et d’autant plus dangereuse qu’elle est redoutablement efficace.
Sébastian Dieguez, Sylvain Delouvée, 2021, Le complotisme. Cognition, culture société, Bruxelles, Mardaga, 467 p., 35€.