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L’évolution des marchés du travail journalistique depuis la fin des années 1990 est bien documentée [1]. Elle se caractérise par un constat : « la montée de la précarité […] chez les journalistes français […] en lien avec les récessions économiques successives qu’ont traversées les années 2000 » qui aboutit aujourd’hui à « un marché de l’emploi encore plus atone, plus segmenté, et encore plus porté par la reconversion numérique » [2]. La crise économique qui frappe le journalisme ne doit cependant pas faire oublier une transformation essentielle et concomitante : l’élévation du niveau de recrutement scolaire et social des journalistes. Cette hausse des droits d’entrée dans la profession a en effet des conséquences non négligeables sur les conditions d’insertion dans le secteur en renforçant le poids des ressources économiques, culturelles et scolaires héritées et accumulées dans l’accès à l’emploi en journalisme. C’est pourquoi il est important de comprendre les logiques scolaires et sociales, moins connues et étudiées que les effets de la crise économique du journalisme, qui agissent au sein et en amont même des marchés du travail journalistique.
L’ampleur de la crise économique du journalisme
Les indices de la dégradation de la santé économique du secteur ne manquent pas. Entre 2000 et 2015, la diffusion annuelle de la presse payante a chuté de 4 242 à 2 833 millions d’exemplaires ; son chiffre d’affaire de 10 011 à 7 166 millions d’euros. À l’instar de la conjoncture économique globale, la crise s’est accentuée et généralisée à partir de 2008, n’épargnant aucun sous-secteur du journalisme. Médias audiovisuels, presse régionale, presse spécialisée sont chacun à leur tour touchés. Les recettes tirées de la publicité chutent depuis cette date également. Si le développement des médias et formats numériques a permis des embauches, ces dernières et plus largement les recettes générées se substituent souvent seulement à celles des médias et formats papiers, et restent sans commune mesure avec celles qu’ils généraient. D’autres indices soulignent la dégradation des marchés de l’emploi pour les journalistes. Après une longue période de croissance, les effectifs de la profession, mesurés par le nombre des titulaires de la carte professionnelle, stagnent à partir de 2006 puis diminuent depuis 2009. Au nombre de 37 390 à cette date, ils ne sont plus que 34 890 en 2018. La précarité s’amplifie et l’insertion professionnelle est de plus en plus difficile pour les jeunes journalistes. Les durées de travail sur les contrats instables s’allongent ; les statuts d’emplois les plus fragiles (CDD, pigistes, intermittents du spectacle, autoentrepreneurs, rémunération en droits d’auteurs) se multiplient et, pour les individus, les périodes de chômage et de sorties temporaires de l’emploi journalistique sont plus fréquentes, les sorties définitives plus nombreuses et plus précoces. Ces évolutions s’observaient cependant déjà avant la récession économique du secteur et sa transformation sous l’effet du développement du numérique.
La diversité du paysage médiatique et les effets du développement numérique
Du côté de « la demande de travail », les marchés restent ainsi toujours très concentrés géographiquement, la région parisienne regroupant la majorité des employeurs et des emplois. Si la presse écrite reste le principal secteur d’activité, son poids a continué de se réduire (de 74 % à 58 % de titulaires de la carte de presse entre 2000 et 2017). Le poids de la télévision, lui, s’est accru (de 11 % à 17 % sur la même période) quand ceux de la radio et des agences restent stables (9 % chacun). L’emploi en web a évidemment crû, en particulier chez les nouveaux entrants. Ainsi, 10 % des premiers demandeurs de la carte travaillaient sur le web en 2011 et 15,5 % en 2013.
La diversité des marchés du travail journalistiques ne tient pas seulement au type de média, mais aussi au type de publics qu’ils visent. Une division structurante sous ce rapport oppose les médias s’adressant à un public restreint et ceux visant un public large et qui prend, entre autres, aujourd’hui la forme de « l’opposition entre quotidien national et quotidien régional » [3]. De ce point de vue, la presse spécialisée grand public et la presse professionnelle se distinguent aussi de la presse d’information générale et politique. Si tous ces médias sont moins connus ou reconnus, ils offrent des possibilités d’emplois plus nombreuses et parfois de carrières plus stables. De plus aujourd’hui, comme au début des années 2000, ces multiples sous-secteurs du journalisme sont relativement cloisonnés, de sorte que, comme l’écrivait déjà Dominique Marchetti en 2001, il faut plutôt parler des marchés du travail journalistique que d’un marché du travail [4]. Comme il y a 20 ans, les employeurs du secteur, pour limiter leurs coûts et gérer de façon plus souple leur « main-d’œuvre », sous-traitent une partie de leur production et recourent à des emplois temporaires aux statuts précaires, et ce d’autant plus que la conjoncture économique se dégrade. Finalement, le constat d’un « sas d’entrée » (D. Marchetti) constitué de « périodes de mises à l’épreuve prolongées voire institutionnalisées » sous forme de stages, piges et CDD est encore plus vrai aujourd’hui qu’hier, ce sas étant dorénavant, nous l’avons vu, plus long, plus chaotique et plus incertain quant à son issue.
La sociologie d’une profession en pleine mutation
Du côté de « l’offre de travail » également, des évolutions morphologiques anciennes se poursuivent. La féminisation de la profession, entamée depuis les années 90, s’accroît : les femmes représentent 47 % de titulaires de la carte de presse en 2018 (contre 40 % en 2000) et elles continuent d’être majoritaires (54 %) parmi les nouveaux entrants. De même le niveau d’étude des journalistes n’a cessé de croître : la majorité du groupe des nouveaux entrants (56 %) est, à compter de 2008, diplômé d’un niveau égal ou supérieur à bac + 4. La part des diplômés en journalisme, elle aussi, n’a pas cessé d’augmenter pour composer, depuis 2008, 60 % et plus des nouveaux entrants. Cette évolution tient à la multiplication des formations en journalisme depuis le milieu des années 2000. On peut logiquement s’interroger sur les effets de ces transformations sur le fonctionnement des marchés du travail journalistique. De fait, les études récentes ont souligné l’effet protecteur des diplômes en termes d’emploi en journalisme comme ailleurs qui limitent les sorties du secteur et favorisent à terme un emploi stable. Elles montrent aussi que si les femmes sont plus nombreuses aujourd’hui parmi les journalistes, elles sont plus exposées à la précarité dans leur parcours professionnel et que, bien qu’elles soient plus diplômées que les hommes, elles rencontrent plus de difficultés dans leurs carrières qu’elles abandonnent plus fréquemment et précocement.
Ces deux mouvements de féminisation et de montée du niveau de formation qui vont de pair, s’accompagnent d’une troisième évolution qui en est à la fois la cause et la conséquence : l’élévation du recrutement social des journalistes observée tant parmi les professionnels [5] que les prétendants au métier [6]. L’élévation du droit d’entrée scolaire dans la profession modifie l’intensité et la nature même de la concurrence pour l’entrée dans l’emploi de journaliste. Pour les familles de milieux privilégiés économiquement et culturellement, le journalisme est un horizon social et professionnel envisageable, sur le mode d’une « course au diplôme » dans un contexte général où les titres scolaires régissent les stratégies de reproduction et de mobilité. Si, comme d’autres univers de production de biens culturels, l’espace journalistique n’est soumis à aucun droit d’entrée scolaire, sur des marchés du travail très concurrentiels et affectés par des crises économiques successives et par les transformations des pratiques de consommation de l’information, le passage par une école de journalisme, et plus encore par une des quatorze « reconnues », est devenu stratégique.
La petite et la grande porte
S’intéresser aux diplômés d’école de journalisme « reconnue » et à leur devenir social et professionnel offre des perspectives intéressantes sur le fonctionnement des marchés du travail journalistique [7]. L’enquête que nous avons réalisée auprès d’un échantillon de diplômés en journalisme permet précisément de mieux comprendre les logiques à l’œuvre au sein de cette sous-population qui joue un rôle décisif et croissant dans l’univers journalistique. Les résultats, s’ils concernent une génération d’étudiants entrés dans la vie active un peu avant le déclenchement de la crise dans le secteur, restent en effet d’actualité, tant les transformations des univers journalistique et académique, étaient déjà à l’œuvre au moment du lancement de notre enquête.
Les écoles de journalisme reconnues constituent, au regard des propriétés sociales de leurs étudiants (leurs ressources économiques et scolaires, leur proximité familiale au monde journalistique), un espace hiérarchisé qui oppose en premier lieu une « grande » et une « petite » porte d’entrée dans ces formations. De ce point de vue, trois sous-groupes d’écoles se distinguent. Le premier est celui des « grandes écoles » de journalisme (ESJ Lille, CFJ et IPJ duquel sont proches le CUEJ et l’IFP) qui recrutent plus que les autres établissements des étudiants d’origine sociale élevée, passés par des classes préparatoires et des IEP, habitant de Paris ou de grandes agglomérations, et familier du monde journalistique. Ces écoles s’opposent à celles de la « petite porte » que forment les IUT dont les étudiants sont plus fréquemment moins diplômés, plus souvent boursiers, d’origine sociale moins élevée. Les autres formations occupent une position intermédiaire entre ces deux pôles. Cette opposition entre une « grande porte » et une « petite porte » d’entrée dans les écoles s’avère plus largement une division entre une « grande porte » et une « petite porte » d’entrée dans le journalisme comme le montre l’observation des situations professionnelles des étudiants sept ans après leur sortie d’école. Elle oppose alors avant tout les établissements selon le caractère national ou régional du média d’exercice auxquelles ils offrent des chances d’accès. Plus précisément, le propre des « grandes écoles » de journalisme comme le CFJ, l’ESJ Lille et dans une moindre mesure l’IFP et l’IPJ, est de proposer un espace des possibles professionnels le plus ouvert. Par opposition, les écoles comme les IUT offrent un spectre de positions professionnelles beaucoup plus réduit puisqu’ils ont une plus grande probabilité de mener leurs étudiants aux médias régionaux, et plus encore à la presse écrite régionale. Mais les écoles se différencient aussi selon que leurs anciens étudiants se tournent plus vers la radio ou la télévision, soient journalistes ou ne le soient plus.
Les écoles de journalisme comme lieu de constitution d’un réseau
Les effets et les avantages du passage par une formation en journalisme en termes d’insertion (une orientation plus nette et plus facile vers les médias nationaux et audiovisuels, un accès plus rapide et durable à l’emploi même s’il peut être plus précaire) tiennent à leur ajustement de plus en plus fort aux marchés du travail et à la demande des employeurs. Ces écarts dans l’ajustement avec les marchés du travail expliquent en partie les différences de positions hiérarchiques entre établissements. Les écoles les plus prestigieuses font bénéficier leurs étudiants de leur proximité avec les grands médias nationaux comme les titres de presse quotidienne nationale ou les chaînes de télévision. Cette proximité passe par des liens, des échanges, des interconnaissances, etc. Les stages obtenus pour les étudiants dans ces médias et les intervenants professionnels appartenant à ces titres et chaînes nationales qui, pour reprendre les mots d’anciens étudiants, viennent « faire leur marché » dans ces établissements, participent de cette proximité. Les étudiants sont les premiers à attendre des écoles qu’elles leur offrent « ce carnet d’adresses » et ce à juste titre : notre enquête comme d’autres [8] confirme l’importance du « réseau » professionnel mobilisable pendant et après la scolarité pour l’entrée et le maintien dans la profession. En effet, le plus souvent les relations professionnelles permettent d’obtenir, non pas directement un emploi, mais au minimum l’information sur de possibles débouchés ou postes à pourvoir.
En journalisme, il est plus juste de parler « de réseaux » plutôt que « d’un réseau ». Les différentes formations disposent de « réseaux de relations professionnelles » dont le volume et la structure sont très variables, ce qui contribue à leur inégal prestige et attractivité. De plus, les étudiants d’une même formation n’ont pas tous les mêmes ressources de relations avant, pendant et après leur scolarité. Tous n’ont pas les mêmes moyens et les mêmes dispositions pour les accumuler, les faire valoir, et les entretenir au cours de leur vie active. Le réseau est ainsi un ensemble de relations interpersonnelles qu’il faut savoir entretenir de façon parfois rationnelle par un travail (coups de fils, envois de cartes de vœux, etc.) auquel les étudiants sont inégalement disposés (certains étudiants interviewés disent qu’ils ne sont « pas faits [pour l’accomplir] »), mais il s’entretient autant de façon inconsciente au travers de la sociabilité amicale, familiale ou professionnelle. Au niveau des écoles les plus réputées et les plus « proches » des grands médias, tout se passe comme si cette proximité, qui s’apparente à du capital social d’école, se cumulait avec les capitaux et les dispositions de leurs étudiants qui les poussaient à viser initialement ces formations, puis pendant et après leur cursus à viser et avoir l’ambition de viser les médias nationaux. Comme le raconte après coup un ancien étudiant d’une grande école de journalisme parisienne : « On savait que ce n’était pas le tapis rouge à la sortie. Par rapport à la promo d’avant, je connaissais beaucoup de gens de la promo d’avant, beaucoup avaient fait des stages, après, il y a des années de galère. On le savait. Mais je savais aussi que nous, on était plutôt destinés aux grandes chaînes a priori. On avait une formation assez solide quand même. »
Le poids des origines sociales
Si le réseau des écoles contribue à expliquer les différences de leurs débouchés, elles retraduisent donc aussi dans une large mesure les différences relatives aux propriétés de leurs étudiants et rappellent le rôle non négligeable des capitaux, culturel, économique et social pour l’entrée, mais aussi le maintien dans la profession. Ainsi, dans notre population, les enfants issus de classes populaires (père ouvrier ou employé ou mère employée) ont un taux de maintien dans la profession qui s’écarte significativement de la moyenne (72 % et 76 % contre 85 %). De même, les étudiants les moins diplômés (bac ou bac +1) et les étudiants boursiers sont plus nombreux que la moyenne à avoir quitté le journalisme (32 % et 28 % contre 15 %). En fait, ce sont les titulaires d’un bac+2 et d’un diplôme d’IEP qui se maintiennent le plus dans la profession. Ce sont deux sous-groupes d’étudiants dont les logiques d’entrée dans les écoles de journalisme et de reproduction sociale sont le plus indexées aux titres scolaires. L’un est dominant et l’autre intermédiaire.
Les ressources économiques, culturelles, scolaires possédées par les étudiants sont également déterminantes pour rendre compte des positions auxquels ils accèdent au sein des marchés du travail journalistique. La probabilité de travailler pour un média national croît avec le niveau de diplôme passant d’une chance sur quatre pour les bacheliers à trois sur quatre pour les bacs +5 et les diplômés d’IEP. Si la part de bacheliers et des bacs +2 dans les médias nationaux est sensiblement inférieure à la moyenne, les seconds se différencient par leur fort maintien dans le métier, mais de façon nettement plus fréquente que la moyenne dans les médias régionaux. Le travail en média national croît aussi au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie sociale, que l’on prenne en compte la catégorie socioprofessionnelle du père ou de la mère. Le fait d’être originaire d’Île-de-France ou de Paris, ou le fait d’avoir un journaliste dans sa famille proche, est aussi particulièrement discriminant. Au sein de la petite fraction de notre population (20 % de l’ensemble) travaillant pour de « grands médias nationaux » [9], les mêmes mécanismes de sélection sociale en fonction du niveau de diplôme, de l’origine sociale, opèrent même si l’accès à ces positions dominantes passe avant tout par l’accès à une école dominante.
Si aucun écart n’apparaissait entre hommes et femmes en ce qui concernait le maintien dans le journalisme et l’accès au média nationaux, la probabilité de travailler dans « un grand média » se différencie nettement selon le sexe. Elle est bien inférieure pour les femmes (13 %) par rapport aux hommes (28 %). Comme cela est le cas dans de nombreuses professions féminisées et diplômées, les formes de la domination masculine en journalisme semblent s’exercer au niveau des positions les plus élevées et ce d’autant plus que la féminisation dans le journalisme se fait par le haut. Les femmes qui intègrent les écoles de journalisme reconnues sont relativement plus diplômées et d’origine sociale plus élevée, ce qui peut expliquer que, pour cette fraction de femmes apprentis journalistes, les sorties du journalisme ne soient pas plus nombreuses que pour les hommes. Elles n’échappent cependant pas, comme les hommes de notre population, aux effets de l’avancée en âge. La fatigue voire l’épuisement sont plus difficiles à accepter la trentaine passée et des raisons « familiales » peuvent pousser à (vouloir) quitter le journalisme, au profit d’un travail plus adapté, par exemple en termes de stabilité des horaires, à une vie de couple ou avec des enfants. Or, même s’il existe en la matière des différences selon les milieux sociaux et professionnels, les contraintes liées à la vie en couple et en famille pèsent d’abord sur les femmes. Des femmes journalistes sont ainsi amenées « à suivre leur mari » - pour reprendre l’expression qu’utilisent certaines étudiantes interviewées au sujet de leurs anciennes leurs camarades de promotion -, quitte à abandonner une situation journalistique intéressante. On peut citer comme exemples, une jeune femme en CDI dans un grand titre national qui part s’installer dans une capitale européenne, ou cette autre, en poste dans une chaîne d’information en continu, qui suit son époux sur un autre continent avec ses quatre enfants.
Les différentes formes d’héritage
Les effets des ressources économiques et culturelles possédées ou héritées sur les carrières professionnelles renvoient à première vue à des phénomènes matériels. Certaines trajectoires individuelles montrent de manière exemplaire que les revenus économiques familiaux facilitent très directement l’entrée dans les écoles en permettant le passage par des classes préparatoires privées au concours des écoles de journalisme très coûteuses. Les habitudes et savoirs scolaires accumulés au cours d’études en classes préparatoires aux grandes écoles ou en IEP sont aussi décisifs pour la réussite à ces concours. Les revenus économiques familiaux peuvent aussi permettre de faire face aux aléas des carrières journalistiques instables faites de travail et rémunération irrégulière. Les relations familiales ou amicales dans le monde de la presse aident parfois à l’obtention d’un CDD ou de piges. Mais le maintien socialement différencié dans le secteur journalistique et les accès inégaux aux différents types de médias engagent aussi des mécanismes d’ordre symboliques liés aux dispositions et trajectoires sociales des étudiants.
Les ressources économiques, culturelles et sociales possédées par les étudiants en journalisme assurent non seulement les conditions matérielles, mais aussi les conditions subjectives en termes de rapport à l’avenir qui permettent le maintien dans le secteur. Par exemple, le sentiment de légitimité à intégrer le journalisme joue aussi un rôle déterminant dans les chances de maintien dans le milieu. En effet, parmi les étudiants les plus fréquemment sortis du secteur sont sur-représentés non seulement les moins dotés en ressources économiques et scolaires dans l’espace des écoles, mais aussi ceux qui se destinaient aux pôles les moins légitimes du champ journalistique à savoir la presse locale et la presse spécialisée (25 % et 23 %). De même, le cumul de ressources qui accompagne le plus souvent la fréquentation des écoles les plus prestigieuses ou des journalistes et rédactions les plus réputés pendant la formation, conforte, souvent sur le mode du « cela va de soi », le souhait de travailler dans les médias nationaux et parfois finalement sa réalisation. Cette « vocation » pour le journalisme et ses formes dominantes peut être comprise comme de « l’assurance », et même de « l’ambition » pour reprendre les termes utilisés par certains enquêtés comme cet étudiant qui envisageait dès sa scolarité dans une grande école de journalisme de travailler dans un grand média national et qui est, 8 ans après sa sortie de formation, membre de la rédaction en chef d’un titre de presse quotidienne nationale : « Et puis ne nous le cachons pas, c’est aussi une affaire d’ambition, quand on a la chance de sortir d’une école comme l’ESJ, on a envie, voilà » [10]. Ces paroles rappellent que les avantages inégaux apportés par les écoles plus ou moins prestigieuses sur les trajectoires professionnelles contribuent à renforcer le sentiment d’élection de certains de leurs étudiants.
Comment se construisent les projets professionnels ?
Le poids des dispositions subjectives permet également de comprendre les logiques sociales à l’origine des goûts journalistiques et des différences d’orientations. La télévision par exemple – la même démonstration pourrait être faite pour les autres médias comme la radio ou le web –, semble exercer une attraction un peu plus marquée sur les étudiants issus du privé, de pères exerçant des professions libérales ou étant cadres d’entreprise et professions intermédiaires du privé. En raison de sa forte légitimité externe, c’est à la fois un horizon professionnel envisageable pour les étudiants des écoles de « la grande porte », mais aussi un média dont se détournent nettement les diplômés d’IEP et ceux qui souhaitaient travailler dans les rubriques politiques. Elle est cependant duale dans son attractivité puisque s’y destinent également des étudiants moins dotés économiquement et scolairement pour qui c’est une alternative à la presse écrite régionale. Comme le montrent des biographies détaillées et comparées d’anciens étudiants en journalisme, les dispositions sociales héritées qui se traduisent par des façons de voir le monde et l’avenir, agissent aussi sur leurs trajectoires professionnelles en les inclinant par exemple à préférer un emploi en presse locale à des piges en presse nationale, à prendre ou non un risque tel qu’un départ à l’étranger ou à tenter ou non la titularisation à Radio-France. Avec une certaine cohérence et systématicité, elles s’exercent aussi dans les autres dimensions de la vie de ces journalistes comme la mise en couple. Finalement, les trajectoires au sein des marchés du travail journalistiques, même les plus singulières, tiennent aussi à « des modalités fondamentales » « de l’expérience du monde social » « qui constituent une gradation : l’assurance, comme emprise heureuse sur le probable, la tension comme quête d’un possible incertain, le contentement de ce que l’on est (bon sens, quant à soi, Eigensinn) comme abandon réaliste à un sort modeste, et le désarroi comme brouillage des anticipations » [11].
Ce poids des dispositions sociales profondes ainsi que le rôle du capital social dans les trajectoires professionnelles rappelle que dans le journalisme, comme dans beaucoup d’univers professionnels, le diplôme ne fait pas tout puisque, bien que sortis d’une même formation, « différents individus obtiennent un rendement très inégal d’un capital (économique ou culturel) à peu près équivalent » [12]. Mais l’institutionnalisation de cet univers par l’affirmation d’un espace structuré d’école et des logiques objectivement de plus en plus scolaires de leur recrutement a aussi pour conséquence une concentration et une institutionnalisation plus poussées du capital social spécifique nécessaire à la carrière journalistique qu’offrent ces écoles à côté et en plus des familles. Le renforcement de la sélection scolaire et sociale des prétendants au métier de journaliste et du rôle des capitaux hérités, culturels, économiques et sociaux dans l’accès à ces écoles et aux positions professionnelles journalistiques auxquelles elles conduisent de façon différenciée, tend à institutionnaliser les conditions d’entrée dans ce métier et à rendre finalement moins incertain la rentabilité de l’investissement scolaire et social nécessaire pour y accéder. Sans jamais avoir été et sans toujours être une profession, ou plutôt un espace « bureaucratisé » au sens weberien où les chances objectives d’entrée et de réussite sont fixées quasi par décret, le journalisme est un champ qui, à la différence du champ littéraire, s’institutionnalise et donne ainsi des garanties de réussite et de reproduction pour qui tente d’y entrer et d’y rester.
Effets internes et externes sur le travail des journalistes
La mise en lumière de ces transformations du recrutement des journalistes peut conduire légitimement à émettre des hypothèses quant à leurs effets sur leur travail. Ils peuvent être internes à la profession. La féminisation et la montée du niveau de diplômes des nouvelles générations de journalistes modifient des univers professionnels jusqu’alors très masculins et relativement éloignés du monde scolaire que l’on pense en particulier à la presse quotidienne régionale. Beaucoup insistent aussi sur l’esprit de compétition qui animerait les rédactions héritées d’une concurrence exacerbée pour l’accès aux écoles, en leurs seins mêmes, et à leur sortie pour gagner les places des plus en plus rares dans les médias les plus prestigieux. Et nombreux sont ceux qui, dans l’univers journalistique et scientifique, qui ont connu d’ailleurs des évolutions morphologiques assez proches contribuant à des positions et prises de position homologues, soulignent le caractère sexué des inégalités et des violences observables dans les rédactions qui en découleraient [13]. Elles se joueraient déjà dans les écoles où l’esprit de corps et l’entre-soi typiques des grandes écoles, en particulier masculin, peuvent être forts. D’ailleurs, les écoles de journalismes et plus globalement la profession, à l’instar de ce qu’elles avaient fait quelques années plutôt lors de l’émergence des débats sur la diversité sociale, se sont investies dans la lutte contre les discriminations sexistes et le harcèlement.
Les effets de ces transformations sont aussi externes. Tout laisse penser que l’homogénéisation sociale croissante des apprentis journalistes renforce l’homogénéité des produits journalistiques. L’écart social grandissant entre les propriétés sociales, les goûts culturels et médiatiques de ces étudiants d’écoles de journalisme les plus réputées et ceux des membres des milieux les plus populaires de la société française n’est peut-être pas étranger à la défiance, certes ancienne, mais croissante de certains publics envers les journalistes et leurs productions.
Mais surtout, faut-il le rappeler, ce qui se joue en fin de compte est une institutionnalisation croissante de l’univers journalistique qui, de façon paradoxale, s’est ouvert et transformé par le renouvellement de ses membres, leurs dispositions et leurs pratiques, en se fermant progressivement scolairement et socialement. Il faut peut-être y voir là le fondement avant tout social des luttes et conflits qui animent cette profession comme toutes celles qui voient leur composition et leur mode de succession se modifier. Le poids pris par des journalistes sur sélectionnés scolairement et socialement peut générer structuralement des tensions dans un corps déjà « bi-modal, dispersé, et divisé » qu’était le journalisme comme profession relativement ouverte.