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Recension Histoire

Des hommes infâmes aux hommes des forêts

À propos de : Philippe Artières, Le dossier sauvage, Gallimard


par Jean-Baptiste Vuillerod , le 20 avril 2020


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Et si Foucault, après s’être intéressé aux « hommes infâmes », s’était penché sur l’histoire des marginalités écologiques, traquant les ermites, bons sauvages et autres hommes des forêts ? Philippe Artières forge une fiction contre-factuelle avec de vraies archives.

Dans la conclusion de L’événement Anthropocène [1], Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil en appelaient à l’écriture de contre-récits, d’histoires alternatives de la modernité, afin de montrer que le souci écologique avait pris forme dès les débuts de la société industrielle et qu’il était possible d’exhumer du passé des démarches critiques et des possibilités d’existence encore capables de nous inspirer aujourd’hui. C’est très précisément à une telle contre-histoire du XIXe et du XXe siècle que s’attache le dernier livre de Philippe Artières, Le dossier sauvage.

Son projet est double. D’un côté, il s’agit de réfléchir à la dimension fictionnelle de l’histoire par une mise en scène de l’historien lui-même dans l’ensemble de l’ouvrage. De l’autre, il s’agit d’écrire l’histoire de quelques vies oubliées qui avaient su inventer un autre rapport à l’environnement et étaient parvenues à problématiser la relation à la nature que nos sociétés ont construite. Réflexion méthodologique sur la place de la fiction dans l’histoire et mise au jour de la vie de quelques marginaux du passé s’entrelacent dans ce livre, qui cherche à lier l’intérêt que Michel Foucault avait accordé aux vies des hommes infâmes et aux pratiques éthiques avec l’enjeu contemporain de la crise écologique.

La fiction dans l’histoire

Philippe Artières inscrit lui-même son projet dans « l’histoire contre-factuelle » (p. 155). Mais il le fait d’une manière inédite, puisqu’il s’agit ici de mettre en scène son propre travail d’historien au sein d’un dispositif tout à fait singulier. Le livre s’ouvre en effet sur un petit événement qui survient lorsque Philippe Artières s’en va rejoindre la Villa Médicis à Rome, dont il a été le pensionnaire en 2011 et 2012. Au moment de partir, Daniel Defert lui remet un dossier inédit qu’aurait constitué Michel Foucault dans les années 1970. Ce dossier, intitulé « Vies sauvages », n’a visiblement jamais été exploité par Foucault, et Philippe Artières consacre son ouvrage à exposer minutieusement, pièce après pièce, les documents d’archives qu’il contient : une série de textes portant sur la vie de quelques « hommes infâmes » du XIXe et du XXe siècles, dont la spécificité est d’avoir été ermites ou « bons sauvages », d’avoir rejeté la civilisation pour se réfugier dans des forêts, dans des espaces reculés et isolés. On apprend cependant à la fin du livre que Foucault lui-même n’a jamais confectionné ce dossier, et que Daniel Defert ne l’a jamais donné à Philippe Artières.

Tout cela n’était que fiction, et l’exploitation historique des archives est ressaisie dans un caractère fictionnel tout à fait saisissant qui vise à interroger la pratique même de l’historien. Chaque document a existé, chaque archive est réelle, mais leur rassemblement dans un même dossier, leur unité, les liens qui se tracent entre les textes, résultent du dispositif fictionnel mis en place par Philippe Artières lui-même. Le sens qui naît à même le rapprochement des matériaux, qui se fait jour dans la constellation que constitue le dialogue des différentes sources, s’appuie sur l’autorité du travail de Michel Foucault avant de faire s’effondrer cette figure d’autorité dans les dernières pages. On appréciera tout particulièrement ici la mise à distance, de la part d’un foucaldien lui-même, de la figure tutélaire de Foucault. En décevant son lecteur, Philippe Artières lui fait prendre conscience du crédit qu’il accorde spontanément au grand philosophe et à ses études historiques, il le confronte à la tendance qu’il a parfois à sacraliser le grand auteur et à s’empêcher par-là, parfois, de remettre au travail ses concepts et ses certitudes eu égard aux nouvelles problématiques que le présent nous impose et que Foucault n’avait pas thématisées – en l’occurrence la crise écologique.

À travers ce procédé littéraire et rhétorique par lequel l’auteur trompe son lecteur, c’est le pacte même d’une écriture scientifique de l’histoire qui se trouve rompu, le mensonge s’immisçant au cœur d’un discours historien se présentant comme véridique. Au cœur de l’écriture de l’histoire se fait jour une part de fiction indéracinable. Celle-ci intervient nécessairement, non pas dans la confection des matériaux étudiés, tous véritables, mais dans le choix des documents sélectionnés et dans la manière de les faire résonner ensemble, de les ordonner, de les présenter. Le dossier sauvage aboutit ainsi à l’idée d’une proximité maximale entre la fiction et la vérité, celle-ci se logeant dans l’authenticité des matériaux, celle-là dans la manière de leur donner un sens à l’aune de l’actualité. Il devient possible de parler d’une « fiction d’archives » (p. 156) qui n’abolit pas la valeur du discours de l’historien, mais qui, en même temps, lui rappelle son rôle au présent, lui rappelle qu’il est en train d’inventer un discours en fonction des enjeux qui lui sont contemporains.

« Les archives génèrent des formes de fiction du présent. Hériter, c’est nécessairement inventer » (p. 154). Cette manière de renvoyer l’historien aux procédés fictionnels et littéraires de sa pratique afin de l’ancrer dans les problèmes de son temps n’est pas sans écho avec le travail de Hayden White dans Tropics of Discourse [2] ou avec celui de Jacques Rancière dans Les noms de l’histoire [3], qui ont chacun mis l’accent sur le fait que l’histoire était une pratique d’écriture et qu’elle mettait en jeu une rhétorique l’empêchant de s’en tenir au seul niveau de la vérité, à la manière des mathématiques ou des sciences de la nature. Michel Foucault lui-même affirmait n’avoir écrit que des fictions pour rappeler le caractère construit du texte historiographique [4]. Philippe Artières s’inscrit dans le sillage de ces réflexions qui viennent problématiser le lien entre le discours historique et le discours de vérité, mais il s’y inscrit en les déplaçant sur le terrain, actuel s’il en est, de l’écologie politique.

Une généalogie des éthiques écologiques

La force de l’ouvrage est de faire dialoguer l’intérêt de Foucault pour la vie des hommes infâmes et les techniques de soi avec la question écologique. Philippe Artières exhume ainsi du passé des « vies sauvages », des existences qui, au XIXe et au XXe siècles, ont abandonné le mode de vie citadin pour vivre en marge de la société. À travers ces marginalités écologiques s’invente un nouveau rapport à soi qui est également un nouveau rapport au monde et à la nature, aux autres et à l’environnement. Se mêlent ici la recherche d’existences oubliées du passé et le thème, cher au dernier Foucault, du souci de soi et de l’esthétisation de l’existence. Ainsi, à propos d’un article de 1865 consacré au « transfuge du Var », P. Artières écrit :

Laurent était allé vivre dans la forêt des Maures de son plein gré. Il avait fait le choix de l’état sauvage. C’était donc une forme d’ascèse volontaire. Ce thème apparaît justement dans les deux volumes de L’Histoire de la sexualité parus en 1984, mais il portait sur les exercices de soi de l’Antiquité. Ils participaient alors de la production d’une esthétique de l’existence. Je n’avais pas connaissance d’un tel intérêt chez Foucault pour des pratiques équivalentes dans la période moderne ou contemporaine. (p. 36)

La problématique écologique actuelle déplace par conséquent les analyses de Foucault à l’aune de notre « actualité politique » (p. 147). Philippe Artières fait notamment référence aux Zones à défendre (ZAD) et aux mouvements autonomes (p. 151-152), dont Le dossier sauvage propose en quelque sorte l’ébauche d’une généalogie. L’enjeu est de remettre au travail les concepts et les méthodes de Foucault sur un terrain où on ne l’attendait pas, celui du rapport à la nature. Et cela dans le but de proposer une « résistance au monde contemporaine », afin de « ne pas être complices du grand effondrement » (p. 147).

Écrire l’histoire des marginalités écologiques et rechercher dans le passé des tentatives pour définir une éthique dans laquelle le rapport à soi, le rapport aux autres et le rapport à la nature sont impliqués de manière indissociable, c’est par conséquent, pour Philippe Artières, militer activement au présent. Non pas sans doute au sens où ces quelques ermites déterrés du passé devraient nous servir de modèle et de « bons sauvages » idéals, mais au sens où ils problématisent notre actualité, où ils interrogent nos pratiques quotidiennes et notre organisation sociale dans son ensemble. C’est la possibilité inédite d’inventer d’autres modes d’existence qui se joue dans cette généalogie, et non la volonté de revenir à un quelconque état de nature que certaines existences oubliées seraient parvenues à retrouver.

Il s’agit tellement peu de présenter ces vies sauvages comme des modèles que Philippe Artières s’intéresse en réalité aux rapports de pouvoir dans lesquels ces existences ont été prises et enserrées à leur époque. Depuis un questionnement lui aussi foucaldien, l’accent est mis sur la médicalisation et la psychiatrisation de ces marginalités écologiques. C’est ainsi « la pathologisation d’un mode de vie » (p. 89) qui se trouve retracée dès le XIXe siècle, lorsque les médecins et psychiatres s’interrogent sur les troubles pathologiques de ces marginaux des forêts. Au XXe siècle, cette pathologisation se double même d’une criminalisation de ces existences, qui va de pair avec certaines tendances terroristes et violentes de l’écologie radicale, avec lesquelles Philippe Artières prend ses distances. Cette manière dont s’entrelacent des relations de pouvoir et des pratiques de liberté nous rappelle que c’est de résistance dont il est question, aujourd’hui, dans la problématique écologique.

Le dossier sauvage offre ainsi une remarquable actualisation des perspectives les plus fondamentales de l’œuvre de Michel Foucault. Son aspect fragmentaire, ainsi que la mise en scène fictive qui encadre son discours afin de rappeler l’historien aux problématiques du présent, indiquent qu’il s’agit d’une tâche à poursuivre et d’un programme à mener : celui d’une généalogie de l’écologie politique. C’est à la continuation de ce programme que nous invite Philippe Artières dans ce livre stimulant, marqué par l’urgence.

Philippe Artières, Le dossier sauvage, Paris, Gallimard, 2019, 159 p., 16, 50 €.

par Jean-Baptiste Vuillerod, le 20 avril 2020

Pour citer cet article :

Jean-Baptiste Vuillerod, « Des hommes infâmes aux hommes des forêts », La Vie des idées , 20 avril 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Des-hommes-infames-aux-hommes-des-forets

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À lire aussi


Notes

[1J.-B. Fressoz, C. Bonneuil, L’événement Anthropocène, Paris, Seuil, 2013.

[2H. White, Tropics of Discourse : Essays in Cultural Criticism, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1978.

[3J. Rancière, Les noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992.

[4M. Foucault, « Foucault étudie la raison d’État » (1980), in Dits et écrits II, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, n° 280, p. 859.

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