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Des hommes et des images

À propos de : Emmanuel Alloa (dir.), Penser l’image II. Anthropologies du visuel, Les presses du réel


par Giulia Puma , le 13 mai 2016


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Un nouveau recueil sous la direction d’Emmanuel Alloa, portant sur le développement des études visuelles, éclaire ce que l’anthropologie apporte à notre perception de l’image. La richesse et la diversité des approches, cependant, rend difficile une perception unifiée de la question.

Recensé : Emmanuel Alloa (dir.), Penser l’image II. Anthropologies du visuel, Les presses du réel, 2015, 310 p. Textes d’Emmanuel Alloa, Vilém Flusser, Hans Jonas, Andrea Pinotti, Philippe Descola, Carlo Severi, David Freedberg, Bruno Latour, Jan Assmann, James Elkins.

Emmanuel Alloa mène depuis plusieurs années une entreprise éditoriale en trois étapes visant à « penser l’image » collectivement, selon une approche interdisciplinaire. Après un premier volume, Penser l’image (2010), et avant Penser l’image III. Comment lire les images ? (à paraître), le volume intermédiaire, Penser l’image II. Anthropologies du visuel rassemble neuf contributions de philosophes, anthropologues, sociologues et historiens de l’art, précédées d’une introduction dans laquelle E. Alloa expose les apports de l’anthropologie aux études visuelles, dans ce qu’ils ont de plus fécond comme dans leurs dimensions les plus problématiques.

Le volume II, dans lequel plus de la moitié des textes sont traduits, se positionne d’emblée comme un lieu de passage des savoirs, selon une démarche déjà à l’œuvre dans le volume I de la trilogie dirigée par E. Alloa, ou également dans le numéro inaugural (2008) de la revue Trivium, dirigé par G. Didi-Huberman et B. Stiegler. Ces différentes publications témoignent d’un souci commun de mettre à la disposition du lectorat francophone les écrits des représentants de la Bildwissenschaft [1] allemande ainsi que du tournant iconique nord-américain qui transforment, depuis plus de vingt ans, le champ de l’histoire de l’art en études de la culture visuelle. Les deux premiers textes de Penser l’image II sont ainsi des traductions de V. Flusser et H. Jonas, disparus à l’orée de ce tournant, dans les années 1990. Les deux articles suivants, d’A. Pinotti et de D. Freedberg, convoquent et commentent, selon des positions tout à fait différentes, l’œuvre d’Aby Warburg, figure cardinale de l’anthropologie de l’image.

Les deux premiers temps du volume illustrent ainsi la manière dont la philosophie et l’histoire de l’art s’ouvrent aux apports de l’anthropologie, jusqu’à s’en revendiquer pour le remarquable élargissement qu’elle leur permet en termes d’objets et de méthode. Les trois textes suivants, de P. Descola, C. Severi et J. Assman, illustrent une dynamique inverse, à savoir la manière dont certains anthropologues eux-mêmes ont pris ces dernières années pour objet la culture visuelle. P. Descola discute L’art et ses agents d’A. Gell, à la lumière de la structure quadripartite qu’il a élaborée dans Par-delà nature et culture, et appliquée au visuel dans l’exposition La Fabrique des images (2010) [2]. C. Severi propose une anthropologie de la mémoire sociale à partir de l’exemple du chamanisme Kuna (Panama) tandis que J. Assmann part des images – images monumentales et images magiques – d’Égypte ancienne pour exposer leurs enjeux de pouvoir et de performativité, et contribuer à une théorie des actes d’image, ou de l’agir iconique.

Enfin, deux textes proposent d’aborder la question de l’anthropologie du visuel en opérant un important pas de côté. B. Latour fonde son propos sur les apports de La raison graphique de J. Goody (1979) et aborde les objets visuels en tant qu’inscriptions (toute forme visualisée de pensée, du tableau au graphique, du diagramme au dessin) capables d’améliorer et accélérer la production de données scientifiques [3]. Penser l’image II s’achève par un inédit en français de J. Elkins [4] qui présente trois textes (chinois, persan et indien), mettant en jeu la définition de la peinture et de l’écriture. Ces textes sont le lieu d’un repérage des termes intermédiaires qui ne recouvrent pas les catégories occidentales d’écriture et de peinture. Il peut s’agir de qualifier la calligraphie, chinoise ou persane, ou la nature versatile de l’image indienne, « alternativement réelle et irréelle, vraie ou fausse, pleine ou vide : tout dépend(ant) de son orientation vers le Brahman ou dans la direction opposée » (p. 285). L’enjeu est alors double, comprendre et proposer des traductions satisfaisantes de ces termes, les mobiliser pour renouveler et enrichir la pensée de l’image.

La variété des approches réunies au sein de Penser l’image II en fait la richesse en même temps qu’elle peut parfois en entraver une perception unifiée. Pour E. Alloa, « une cartographie des débats s’impose. Aussi, il faut sonder toute l’ampleur des significations données chaque fois aux mots "anthropologie" et "humain" » (p. 20). Penser l’image II parvient sans nul doute à restituer cette « ampleur des significations » : d’une part, l’enjeu de la définition de l’humain articulée à la critique de l’anthropocentrisme est posé dès l’introduction comme une question incontournable ; d’autre part nous sont présentées, d’un bout à l’autre du volume, l’anthropologie des images (Belting), des techniques (Flusser), de l’image (Jonas), visuelle (Warburg), de la figuration (Descola), de la mémoire (Severi), comparée des sciences, des techniques et des organisations (Latour). Il s’agit bien ici de rendre compte de la diversité des mobilisations possibles de l’anthropologie pour analyser des objets extrêmement divers.

Le projet cartographique

Cela n’est pas aussi évident pour le projet cartographique. Le volume donne accès à la fois à des foyers pionniers, sur lesquels il veut attirer l’attention (Flusser, Jonas, Elkins), et à des chantiers actuels (Descola, Latour) exemplifiant des développements récents de l’anthropologie du visuel. L’objectif est-il avant tout encyclopédique, rendre compte de la façon la plus exhaustive possible, aussi bien des approches ayant déjà été formulées que de celles pratiquées simultanément aujourd’hui ? De ce point de vue, l’ouvrage est une réussite, mais on attendrait que l’auteur aille plus loin dans sa présentation, qu’il explicite la nature, statique ou dynamique, de la cartographie qu’il entend établir. Les différentes anthropologies du visuel, exposées dans leurs multiples versants, ne forment-elles que des points sur la carte, ou bien peuvent-elles être reliées ? P. Descola, par exemple, qualifie sa propre démarche d’anthropologie de la figuration ou de la mise en image, par différence avec l’anthropologie de l’art :

À la différence de l’art, qui demeure lié à des contextes culturels très spécifiques, la figuration est une opération universelle au moyen de laquelle un objet matériel quelconque est investi de façon ostensible par une agence socialement définie suite à une action de façonnage, d’aménagement, de mise en situation ou d’ornementation ; cette action vise à donner à l’objet un potentiel d’évocation iconique d’un prototype réel ou imaginaire qu’il dénote de façon indicielle en ce que quelque chose de l’intentionnalité du prototype ou de ceux qui ont produit l’image est actif en celle-ci ; enfin cette dénotation joue sur une ressemblance directe de type mimétique ou sur tout autre type de motivation identifiable de façon médiate ou immédiate, l’idée étant que c’est dans la relation iconique au prototype que réside au premier chef l’effet d’agence (p. 134-135).

Il manque à Penser l’image II une proposition de définition de cet ordre, opératoire à l’échelle non pas d’un article mais de l’ensemble des articles réunis et qui permette au lecteur de saisir ce qui reste en commun aux objets traités malgré l’écart parfois très grand entre une approche anthropologique et l’autre. La définition que P. Descola propose de la figuration pourrait sans doute être généralisée et convenir à une bonne partie des autres objets explorés dans le volume mais, avant toute chose, on attendrait que le choix du « visuel » comme catégorie suffisamment générale pour faire titre soit explicitée de façon détaillée. Pourquoi est-il plus convenable qu’un autre terme (« figuratif » justement, par exemple, ou bien « représentations ») ? S’il est proposé comme un plus petit dénominateur commun ici, il faut le définir et le qualifier. S’il s’agit avant tout d’une revendication de la pertinence des études visuelles comme tradition historiographique, ici endossées et promues, pourquoi ne pas le souligner ? Dans le premier volume de Penser l’image, E. Alloa prenait le temps d’offrir au lecteur une archéologie de l’« idole », on attendrait ici quelque chose de comparable sur le « visuel » [5]. De même, l’introduction du volume I prenait le temps de définir l’« image » [6], tandis que celle du deuxième prend bien le temps d’une définition fine et convaincante, celle du concept de « représentation » [7] (p. 5-9), sans expliquer ce choix liminaire ni son articulation avec le « visuel » retenu pour le titre général. Néanmoins, quels que soient les points que le lecteur voudrait voir approfondis, il faut souligner que ce volume a en premier lieu le mérite de donner l’accès à un ensemble très riche de textes de grande qualité.

Concordances et discordances

Le lecteur est ainsi amené à scruter des images issues de plusieurs périodes, de la préhistoire au contemporain, de divers continents, de nature très différentes ; il s’agit là d’une conséquence cohérente de l’acception large de l’image, issue des visual studies. Quelques préoccupations fondamentales semblent relier entre eux des textes en apparence assez éloignés, tels que la volonté de « désoccidentaliser la pensée du visuel » affichée par J. Elkins – avec les textes chinois, persan et indien sur l’image – qui trouve un écho dans la démarche de démythification du Rituel du serpent warburgien menée par D. Freedberg. Dans le prolongement du texte de W.J.T. Mitchell sur la volonté des images – présent dans le volume I de Penser l’image [8] – tous deux confirment ici l’attention accordée aux apports des études subalternes dans l’élaboration de leurs théories visuelles. Ce volume expose différentes acceptions de l’image et différentes méthodes pour l’appréhender, parfois discordantes. A. Pinotti dans sa promotion de la morphologie (p. 91) et B. Latour dans sa mobilisation du concept de « traces », par exemple, héritent tous deux des apports du paradigme indiciaire formulé par Ginzburg, le premier pour creuser un sillon qu’il valide (p. 80 et suivantes), le second pour s’en démarquer (p. 241) [9].

L’attention et le traitement réservés aux images elles-mêmes varient intensément d’un texte à l’autre. Si certaines reproductions sont dûment décrites, analysées, voire forment le cœur du propos (c’est le cas chez C. Severi et J. Assmann), les images sont parfois totalement absentes (comme chez B. Latour), et c’est d’autant plus paradoxal que non seulement le texte est émaillé de mentions d’ « inscriptions » de toutes sortes (tableaux, graphiques, peinture hollandaise du XVIIe s., etc.) mais surtout qu’il a pour but de démontrer et d’asseoir la puissance heuristique de ces mêmes formes visuelles dans le processus d’élaboration de la science. « Incorporer l’inscription dans un texte » est précisément l’un des « sept travaux des chercheurs » prescrits dans cet article, parce que « le texte n’est pas seulement "illustré" par des images, il est le développement de celles-ci » (p. 241). Le lecteur ne peut donc éprouver l’efficacité des images sur la pensée, au moment même où le raisonnement latourien l’invite à en prendre conscience. Inversement, la démonstration de J. Elkins, qui porte intégralement sur les mots – chinois, persans, indiens – pour dire les images, se voit illustrée de quatre images (p. 261, 264, 275, 286) qui ne sont ni décrites ni placées précisément en relation avec le propos de l’auteur. Ce recours purement illustratif à l’image semble pour le moins en contradiction avec l’objectif poursuivi par le volume tout entier, à savoir une défense argumentée et renouvelée de la pertinence de l’image comme objet d’étude. Il faut souhaiter, entre autres renouvellements méthodologiques, une écriture de l’anthropologie du visuel qui convoque les images pour leur offrir une véritable place qui soit le miroir de l’importance qui leur serait accordée dans l’analyse elle-même et renoncer à tout usage purement ornemental de l’image.

L’exigence de penser la place concrète des images, de façon homogène, dans l’ensemble du discours porté sur elles, viendrait ainsi s’ajouter à celles auxquelles répond déjà le foisonnant volume dirigé par E. Alloa : fournir au lecteur francophone une sélection de textes qui lui permettent de prendre la mesure de l’extension et des spécialisations existantes dans le champ de l’anthropologie du visuel ; montrer, ensuite, que penser l’image implique simultanément un travail conceptuel, philosophique et de comparaison lexicale entre les champs sémantiques du visuel dans le plus grand nombre de langues possibles ; affirmer, enfin, un souci constant d’observation des images elles-mêmes et d’extraction des connaissances à partir d’elles. Dans la place faite aux traductions notamment, Penser l’image II s’inscrit plus largement dans la politique éditoriale des Presses du réel, qui traduisent depuis plusieurs années désormais les grands textes étrangers en anthropologie des images et études visuelles. Il est rassurant par ailleurs de voir que ce domaine d’étude n’est pas l’exclusivité des chercheurs, comme pourrait le faire craindre le sommaire intégralement masculin de Penser l’image II, mais qu’au contraire, chercheurs et chercheuses collaborent activement dans l’élaboration de ces nouveaux paradigmes du visuel.

L’ouvrage roboratif et exigeant dirigé par E. Alloa contribue à une connaissance toujours meilleure, et au développement des études visuelles dans le champ francophone. L’approche ouverte et multiple non pas d’une mais des anthropologies du visuel qu’il promeut partage bon nombre d’interrogations avec la tradition d’anthropologie historique appliquée aux images, particulièrement active depuis le dernier quart du XXe siècle d’une part [10], avec les efforts menés par Georges Didi-Huberman pour transmettre la pensée de Warburg et en nourrir sa propre pratique des images d’autre part [11], et, enfin, avec l’essor institutionnel, encore timide certes, mais indéniable, des études visuelles en France [12].

par Giulia Puma, le 13 mai 2016

Pour citer cet article :

Giulia Puma, « Des hommes et des images », La Vie des idées , 13 mai 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Des-hommes-et-des-images

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1H. Belting – sans nul doute l’auteur le plus amplement connu et traduit en français jusqu’ici dans ce domaine –, mais aussi G. Boehm et H. Bredekamp, voir H. Belting, Pour une anthropologie des images, tr. J. Torrent, Paris, Gallimard, 2004 et, au sein de Penser l’image, Dijon, Les presses du réel, 2010, respectivement p. 145-173, p. 27-47 et 177-209.

[2A. Gell, L’art et ses agents. Une théorie anthropologique, tr. S. et O. Renaut, Dijon, Les presses du réel, 1998  ; P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005 et La Fabrique des images. Visions du monde et formes de la représentation, Paris, Somogy, 2010. Voir sur La Vie des Idées, l’entretien avec P. Descola.

[3V., de façon complémentaire, une autre lecture de Goody et de ses apports en anthropologie de l’image par D. Russo (https://cem.revues.org/4242 ) au sein d’un hors-série de Bucema (https://cem.revues.org/12170) entièrement consacré à Histoire de l’art et Anthropologie (2008), coordonné par E. Magnani et D. Russo.

[4Il s’agit du ch. VI de On Pictures and the Words That Fail Them, New York, Cambridge U. P., 2011 (1re éd. 1998).

[5E. Alloa, «  De l’idolologie. Heidegger et l’archéologie d’une science oubliée  », Penser l’image, op. cit., p. 117-143.

[6«  Demander ce qu’est une image, cela revient inévitablement à poser une ontologie… or rien ne semble justement moins assuré que cet être de l’image. … Si elle se donne dans la simultanéité du coup d’œil, l’image ne saurait se réduire à une vision synoptique. Elle exige au contraire toujours un laps de temps … Elle donne à voir qu’elle n’existe que dans et par cet espace devant elle… Il faudrait sans doute parler des images en termes de « suspens » : paradoxe d’un objet qui se donne d’un seul coup d’œil … sans être cependant jamais exhaustible dans l’instant  », Penser l’image, op. cit., p. 7-18.

[7La représentation prendrait, principalement, deux sens : celui de substitution (représenter l’absent) mais également celui de réduplication (faire apparaître, ressortir ce qui serait déjà présent), «  une forme de représentation qui ne fait pas œuvre de suppléance, mais d’intensification  », Penser l’image II, op. cit., p. 8.

[8W.J.T. Mitchell, «  Que veulent réellement les images  ?  », Penser l’image, op. cit., p. 211-247.

[9C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, tr. M. Aymard, E. Bonan, C. Paoloni, M. Sancini-Vignet, revue par M. Rueff, Paris, Verdier, 2010, en part. «  Traces. Racines d’un paradigme indiciaire  », p. 218-294 et «  Postface. Réflexions sur une hypothèse  », p. 351-364, (1re éd. respectivement 1979 et 2007).

[10Pour l’Antiquité, v. les travaux des chercheurs issus du centre ANHIMA (http://anhima.fr/)  ; pour le Moyen Âge, ceux du GAHOM (http://gahom.ehess.fr/)  ; le collectif Traditions et temporalités des images (2008) (https://imagesrevues.revues.org/60) offre un bon aperçu de la vivacité de l’anthropologie de l’image à l’EHESS, toutes périodes confondues, avec pour vitrine notamment Images re-vues. Histoire, Anthropologie et Théorie de l’art (http://imagesrevues.revues.org/)  ; v. G. Bartholeyns, A. Dierkens et T. Golsenne (éds.), La performance des images, Bruxelles, Université de Bruxelles, 2010.

[11V. ses principaux travaux sur l’œuvre de Warburg : L’image survivante et Atlas ou le gai savoir inquiet, Paris, Minuit, 2002 et 2011.

[12V. les travaux de et coordonnées par E. Magnani et D. Russo, op. cit.), ceux d’A. Gunthert qui occupe la chaire d’histoire visuelle à l’EHESS et, plus récemment, les travaux de G. Bartholeyns, qui occupe depuis 2010 la chaire Cultures Visuelles – Visual Studies fondée à l’Université Lille 3.

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