Xavier Dumay est professeur de sciences de l’éducation à l’Université catholique de Louvain et directeur du Girsef. Ses recherches portent sur la globalisation de l’éducation et des politiques éducatives, la théorie néo-institutionnelle et les formes éducatives et politiques. Il a récemment publié le Oxford Handbook of Education and Globalization (2024) et The Liberalization of Teacher Employment Regimes in Europe (2025) chez Oxford University Press.
Cet entretien est extrait du livre collectif dirigé par Igor Martinache et Géraldine Farges, Enseignants : le grand déclassement ? paru aux Puf/Vie des idées.
La Vie des idées : Dans vos recherches, vous comparez les marchés du travail enseignants et leur régulation à l’échelle internationale, pourriez-vous expliquer en quoi consistent ces marchés et comment ils fonctionnent ?
Xavier Dumay : La première chose à dire, c’est que les marchés du travail enseignant restent encore avant tout nationaux. C’est-à-dire que leur régulation demeure une prérogative des États-nations, y compris dans l’Union européenne en vertu du principe de subsidiarité. Concrètement, cela veut dire que le contrôle à l’entrée du marché du travail ou les questions de formation initiale et de certification sont aux mains des états membres, qui définissent ainsi qui peut devenir enseignant. Cette régulation englobe également la définition du cadre d’emploi, c’est-à-dire des normes salariales, d’emploi, de carrière, et tout ce qui concerne la gouvernance de la profession, notamment les mécanismes de reddition de comptes et la participation de ses membres aux prises de décision concernant leurs carrières et les politiques éducatives.
Cela dit, il y a quand même une double nuance de taille à apporter. D’une part, on observe des phénomènes de mondialisation et d’européanisation des marchés du travail enseignant. Et d’autre part, des phénomènes de mondialisation et d’européanisation du champ des politiques destinées aux enseignant·es, ce qui n’est pas exactement la même chose. Il s’agit donc d’un double processus : les marchés du travail restent avant tout nationaux, mais on observe la formation progressive d’un marché global du travail enseignant, mais aussi – et c’est très important – le développement de politiques globales ou européennes concernant la régulation de la profession. S’agissant du premier point, cela signifie que l’on assiste à des migrations croissantes d’enseignant·es formé·es dans un système éducatif donné qui vont travailler dans un autre pays. Cela implique des modalités de reconnaissance des qualifications sur lesquelles l’Union européenne a notamment beaucoup avancé. Au niveau mondial, les migrations enseignantes sont fortement structurées par des facteurs culturels et géographiques. Au Royaume-Uni par exemple, les flux sont constitués notamment d’enseignant·es venant d’Irlande, d’Allemagne ou de France, tandis qu’en Australie on trouve des enseignant·es provenant du Royaume-Uni, de Nouvelle-Zélande ou d’Afrique du Sud.
Un certain nombre de migrations vont également du Sud global vers le Nord global, par exemple des personnels qui viennent d’Inde, d’Afrique du Sud et des Caraïbes vers le Royaume-Uni et le Canada. Ces migrations du « Sud-Nord » ont tendance à créer des conséquences négatives sur les marchés du travail des pays de départ, car non seulement ces derniers financent leur formation initiale, mais ces départs entraînent des pénuries de main-d’œuvre enseignante.
Au niveau de l’Union européenne, la Commission fournit des statistiques sur les enseignant·es qui migrent entre les systèmes nationaux des états membres, ainsi que la Suisse. Elles montrent un marché communautaire relativement dynamique. Pour donner un seul chiffre, entre 2010 et 2014, on a enregistré environ 10 000 demandes de reconnaissance de qualification. Cela constitue une voie silencieuse d’européanisation.
La Vie des idées : Tous les pays sont-ils également ouverts aux départs et arrivées d’enseignant·es dans leur système éducatif national ?
Xavier Dumay : La reconnaissance des qualifications entre pays de l’UE a été discutée dans les années 1990 et donne lieu désormais à un certain nombre de mobilités, mais qui sont peu débattues au niveau politique. Il est aussi intéressant de noter que l’on constate, comme dans les mouvements du Sud global vers le Nord global, que ces mobilités sont largement asymétriques. Cela veut dire que l’on va trouver des pays qui reçoivent plus d’enseignant·es qu’ils n’en voient partir, comme le Royaume-Uni, et sont ainsi bénéficiaires tandis que d’autres se trouvent confrontés à des pénuries de main-d’œuvre, comme la Roumanie par exemple, qui reçoit très peu d’enseignant·es venant d’autres pays de l’Union européenne, mais en « exporte » un nombre relativement important.
À l’échelle mondiale, si ces flux restent dans l’ensemble modestes d’un point de vue quantitatif, tous les pays n’ont pas les mêmes politiques en la matière. Certains se montrent plus ouverts que d’autres, ce qui tient largement à leur modèle de régulation de la profession enseignante, plus libéral. Par exemple au Royaume-Uni, les Overseas Teachers constituent une catégorie institutionnalisée, largement alimentée par des enseignants venant de l’ancien Empire colonial, le Commonwealth. Sur le site de la Commission européenne relatif aux mobilités professionnelles enseignantes, la France fournit des données sur les enseignant·es qu’elle « exporte », mais pas sur celles et ceux qu’elle « importe », ce qui est révélateur du système institutionnel français, moins ouvert par exemple que celui du Canada, de l’Angleterre ou des États-Unis.
La Vie des idées : Qu’en est-il des politiques de régulation de la profession enseignante ? Observe-t-on des formes de convergence entre pays ?
Xavier Dumay : Si les marchés du travail enseignant restent encore fortement nationaux, on observe effectivement des phénomènes de globalisation et d’européanisation des politiques de régulation de la profession. Celles-ci peuvent se décomposer en trois ensembles : le premier a trait à la formation initiale et à la certification des enseignant·es. Dans un certain nombre de pays, on observe ainsi une diversification des modalités d’entrée dans le métier, avec notamment des voies beaucoup plus courtes et davantage centrées sur la pratique. Un deuxième ensemble de politiques concerne le statut d’emploi et les normes de carrière. Et un troisième ensemble a trait à la gouvernance de la profession, notamment tous les mécanismes de reddition de comptes, l’accountability, dans ses différentes formes.
Au niveau mondial, c’est à partir des années 1960 que se développent des réflexions globales sur la profession enseignante. Le rapport conjoint de l’Organisation internationale du travail et de l’Unesco sur le statut de la profession enseignante (1966) marque un jalon important. C’est cependant à partir des années 1990 que se développent réellement les Teachers Policies au niveau mondial, avec des prises de position de plus en plus claires de l’Union européenne, de l’OCDE, de l’Unesco, de la Banque mondiale, ainsi que de diverses fondations privées, comme la fondation Bill-et-Melinda-Gates. Il y a vraiment une pluralité d’organisations internationales et régionales qui se positionnent sur ces questions et qui développent une rhétorique particulière centrée sur la qualité de l’éducation, dont la profession enseignante serait un facteur majeur. Il s’agit dès lors de réfléchir aux politiques pour former et recruter des enseignant·es à la fois compétent·es, motivé·es et en nombre suffisant.
La Vie des idées : Que font concrètement ces organisations ?
Xavier Dumay : Ces organisations produisent avant tout des repères, dans une moindre mesure des programmes de politiques, portant sur la certification, la qualification, la régulation du marché du travail ou la gouvernance de la profession. C’est le cas par exemple de la Global Platform for Successful Teachers lancé par la Banque mondiale en 2018, du Global Teacher Campus de l’Unesco ou encore le rapport Teachers Matter de l’OCDE. Elles développent également des instruments de gouvernance mondiale de la profession enseignante, dont on peut distinguer trois formes : les enquêtes et outils de comparaison internationale, qui exercent une pression indirecte sur les gouvernants nationaux. L’enquête TALIS (Teaching and Learning International Survey) de l’OCDE, équivalent de PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) pour les enseignant·es, est la plus fameuse. Ensuite, il y a les sommets internationaux consacrés à la profession enseignante qui sont notamment organisés par l’OCDE et par l’Internationale de l’éducation, une méta-organisation regroupant les syndicats nationaux et qui porte la voix des enseignants au niveau mondial [1].
Enfin, la troisième forme consiste en des outils professionnels, développés principalement pour les pays du Sud global : par exemple des outils d’observation des pratiques de classe ou de développement professionnel développés par la Banque Mondiale. Mais on en trouve également dans l’Union européenne avec le lancement par exemple du programme Erasmus + Teacher Academies qui offre des modules de formation continue des enseignants.
La Vie des idées : Quelle est la situation en particulier dans l’Union européenne ? Y assiste-t-on comme dans d’autres secteurs d’activité à la formation d’un grand marché unique des enseignant·es ?
Xavier Dumay : L’Union européenne est plus largement le théâtre d’une intensification des politiques et des instruments de régulation relatifs à la profession enseignante. Dans les années 1990, une réflexion sur la formation initiale et les cadres de qualification y est lancée, et les risques de pénuries sont alors déjà discutés. Des réflexions sont menées également sur la mobilité des enseignants dans l’UE, mais c’est véritablement à partir des années 2000 que se développent les Teachers Policies ainsi que différents instruments de régulation de la profession enseignante. On va retrouver les trois catégories de politiques déjà évoquées : formation ; développement professionnel, avec en particulier une réflexion sur la diversification des voies d’entrée dans le métier et une intense réflexion sur la notion de compétence ; et enfin création d’un dialogue social sectoriel de l’éducation. Il s’agit ainsi de faire dialoguer les employeurs et les organisations syndicales au niveau de l’Union européenne par rapport aux Teachers Policies. Enfin, on peut voir le développement d’une logique de gouvernance avec des prises de position sur l’évaluation des enseignant·es, les cadres de référence ou la mobilité. Tout cela concourt, d’après les enquêtes que nous avons menées, non pas à un discours clair de l’Union européenne sur la libéralisation, mais plutôt à ce que l’on appelle une de facto libéralisation. Parce que lorsque l’on regarde attentivement les directions proposées (flexibilisation des voies d’entrée dans le métier, promotion d’un cadre des compétences à la place des qualifications, de l’évaluation des enseignants avec des implications sur les carrières et la promotion de carrières plus flexibles), cela représente malgré tout un certain nombre d’indices d’une libéralisation sans que l’UE se positionne clairement sur le sujet, du fait notamment du principe de subsidiarité.
On voit aussi une multiplication des instances et instruments de régulation : le dialogue social sectoriel déjà évoqué, le Semestre européen, mécanisme de gouvernance socio-économique qui comporte des volets sur les politiques d’éducation, Teachers Policies incluses. Il y a aussi depuis une vingtaine d’années la stratégie de Lisbonne [2], avec la Méthode ouverte de coordination (MOC), avec des groupes de travail qui œuvrent à la comparaison et à l’harmonisation, à l’apprentissage mutuel des états membres. Un groupe de travail porte spécifiquement sur le développement professionnel des enseignants.
La Vie des idées : Les discours publics envisagent le plus souvent les enseignant·es comme formant un groupe homogène. Or, dans vos travaux, vous pointez une dualisation de la profession : pourriez-vous expliquer en quoi elle consiste ?
Xavier Dumay : Il est vrai que la Commission européenne dans sa communication parle de plus en plus de la profession enseignante comme un bloc homogène, qui regrouperait les enseignant·es de l’école maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur. Dans le projet Teachers Careers [3], où l’on compare l’Angleterre et la France, on observe pourtant de nouvelles segmentations de la profession et des marchés du travail, qui diffèrent cependant entre les deux pays en fonction des politiques qui y sont menées, mais aussi de l’histoire particulière de ces pays. Historiquement, la profession enseignante n’y a pas la même signification culturelle et ne répond pas au même modèle de régulation.
Dans le modèle britannique, que l’on peut qualifier de libéral, on a observé un triple processus de segmentation.
Le premier se caractérise par un accroissement finalement très limité de la précarisation de l’emploi. Cela est surprenant à première vue, parce qu’on observe une dérégulation des voies d’entrée dans le métier, avec à côté de la voie universitaire traditionnelle des formations rapides pour des candidats très qualifiés, des formations sur le tas dans les écoles ou encore la possibilité pour les écoles de devenir des instances de formation en propre. Une forte dérégulation du statut d’emploi y est également à l’œuvre, avec une large latitude laissée aux écoles dans la rédaction des contrats de travail. Or, malgré cela on constate une faible progression de la précarité de l’emploi. Les écoles ne se sont pas ruées sur le recrutement d’enseignant·es non qualifié·es et proposent peu de contrats non permanents. Cela s’explique notamment par le fait que les établissements d’enseignement sont fortement contrôlés par l’Ofsted (Office for Standards in Education, Children’s Services and Skills) via différents dispositifs de reddition de compte à forts enjeux, et que les dirigeant·es des écoles voient dans l’engagement d’enseignant·es non qualifié·es un risque de dégradation de la qualité de l’enseignement. Cela dit, on constate tout de même que certaines écoles sont malgré tout contraintes de flexibiliser leur « main-d’œuvre » : celles qui concentrent les difficultés sociales et scolaires et qui sont peu attractives sur le marché de l’emploi. Elles n’ont pas le choix de recourir à des candidat·es peu qualifié·es faute de choix.
Dans le même temps, on observe une forte précarisation des conditions de travail pour l’ensemble des enseignant·es, soumis·es à des demandes croissantes de flexibilité en termes de temps de travail, que ce soit par la prestation d’heures supplémentaires, le remplacement d’autres professeurs, y compris de matières différentes. S’ajoute à cela un phénomène de regroupement des écoles au sein de consortiums dotés de départements de ressources humaines propres qui proposent des contrats où les enseignant·es sont invité·es de se déplacer d’un établissement à l’autre au sein du consortium. C’est un phénomène majeur qui concerne toutes les écoles et en particulier celle que l’on appelle les « Académies », qui ne répondent plus à la régulation des autorités locales, mais uniquement à celle de l’État central et qui se sont dans un certain nombre de cas organisées en consortium. Dans leur cas, les tendances de flexibilisation du travail sont encore plus marquées.
On observe enfin une flexibilisation de l’emploi, mais de nature plus « volontaire ». La part des enseignant·es qui travaillent à temps partiel ne cesse de croître, notamment au sein des écoles favorisées avec des niveaux de réussite élevés. Ces professionnel·les optent ainsi pour une réduction de leur temps de travail pour diverses raisons – avoir un rythme plus adapté ou mener d’autres projets personnels en parallèle –, mais aussi parce qu’elles et ils peuvent compter sur des ressources financières permettant de combler le manque à gagner.
En France, bien qu’il existe des mécanismes qui favorisent l’homogénéisation, dans la formation initiale notamment, et bien que les politiques ne remettent pas en question de manière franche le statut d’emploi, on observe malgré tout un processus d’hétérogénéisation de la profession enseignante. La première raison tient à une dualisation croissante du marché de l’emploi, du fait du recours croissant aux contractuel·les. En une dizaine d’années, leur part dans le total des enseignant·es du second degré est passée de 4 à 8 ou 9 %. Cela ne semble pas une évolution très marquée, mais elle l’est pourtant si l’on prend en compte la lenteur du renouvellement de la profession du fait de la longue durée des carrières. Lorsque l’on examine les seuls néo-recrutements, la part des contractuel·les atteint ainsi 25 à 30 % – avec cependant de grandes variations en fonction des académies et des disciplines.
Une deuxième tendance se dessine. De nombreux indices montrent que le rapport à la carrière est en train de changer : les enseignant·es remettent de plus en plus en question les contraintes bureaucratiques, notamment en ce qui concerne leurs affectations. Même si elles et ils conservent un certain attachement au statut de fonctionnaire, un certain nombre d’enseignant·es développent d’autres formes d’engagement, davantage centrés sur leur établissement scolaire. C’est le cas notamment d’enseignant·es qui sont déçu·es par leurs premières affectations et vont compenser par un engagement pédagogique plus fort, vis-à-vis de certains types d’élèves, de leurs collègues ou dans divers projets menés au sein de l’établissement. En développant progressivement un ancrage dans un établissement ou une région non choisis, elles et ils donnent malgré tout un sens à leur carrière. Une autre voie, plus individuelle, est prise par certains enseignant·es qui soit essayent de contourner les règles, y compris avec l’appui des hiérarchies institutionnelles pour aller plus rapidement vers le poste qu’elles et ils désirent, soit recherchent une mobilité verticale en préparant des concours pour devenir, par exemple, chef d’établissement.
La Vie des idées : Pourriez-vous développer les spécificités du modèle français en termes de gestion des carrières enseignantes ?
Xavier Dumay : Dans le projet TeachersCareers, nous avons dressé une typologie des régimes de régulation de la profession enseignante. Nous avons qualifié l’un d’entre eux de régime bureaucratique, et la France en est un exemple typique. Ce modèle s’appuie sur une logique bureaucratique qui structure l’accès à la profession et aux postes de travail, les carrières et plus largement la régulation du marché du travail. Les statuts professionnels sont protégés (souvent sous la forme d’un statut de fonctionnaire) et les enseignants profitent d’une relative stabilité d’emploi. Les carrières enseignantes sont structurées selon une logique horizontale basée principalement sur des critères d’ancienneté et offrent relativement peu de perspectives de mobilité verticale. Dans ce modèle, les enseignants jouissent cependant d’une certaine autonomie professionnelle attachée à leur expertise disciplinaire, encadrée par une reddition de comptes principalement hiérarchique et bureaucratique sous la forme en particulier d’évaluation des enseignants par des inspecteurs.
À partir de l’enquête TALIS, nous avons essayé de voir les liens entre ces types de régimes et la manière dont les enseignant·es, à titre individuel, se positionnent vis-à-vis de leur profession. Dans le modèle bureaucratique, nous avons constaté un contraste très net entre la manière dont les enseignant·es perçoivent leur profession et leur positionnement individuel vis-à-vis de cette dernière. Autrement dit, quand on interroge les enseignant·es français·es, mais aussi italien·nes, portugais·es et espagnol·es qui ressortissent aussi de ce modèle, on observe qu’elles et ils considèrent assez nettement que leur profession n’est pas valorisée par la société. Elles et ils considèrent également que la profession enseignante n’est pas associée aux prises de décisions qui la concernent et ne se montrent pas très satisfait·es de leurs conditions d’emploi ni de leurs conditions de travail de manière générale. En revanche, sur le plan personnel, elles et ils se disent plutôt satisfait·es de leur choix de métier, de leur environnement de travail et manifestent une intention marquée de rester dans le métier. Et effectivement, en France, les taux d’attrition professionnelle sont particulièrement faibles par rapport à d’autres systèmes nationaux.
Dans les pays d’Asie du Sud-Est qui sont souvent présentés comme des modèles à suivre en la matière, la Corée, le Japon, Singapour ou Shanghai, on va trouver la combinaison d’un modèle professionnel avec une sélection importante à l’entrée et des études longues pour devenir enseignant·e, des systèmes de formation continue très conséquents et des étapes de carrière dont le franchissement suppose d’attester d’un développement professionnel significatif. Ceux-ci présentent dans le même temps une forte dimension bureaucratique avec un fort encadrement des professeur·es par des règles et par les autorités publiques. Or dans l’enquête TALIS, on y trouve une situation exactement inverse à celle des pays bureaucratiques européens évoqués : les enseignant·es perçoivent clairement que les autorités publiques et la société dans son ensemble investissent dans le système éducatif et la profession enseignante, considèrent que la profession est valorisée socialement et se montrent satisfait·es de leurs conditions d’emploi. En revanche, elles et ils se disent insatisfait·es de leurs position et trajectoire personnelles comme de leur environnement de travail. Une explication, sur laquelle on travaille, pourrait être trouvée dans la très forte pression qui pèse sur les épaules de ces professionnel·les et la mobilité obligatoire permanente entre écoles afin de varier les publics et les curriculums imposée par ces dispositifs de formation professionnelle continue.
La Vie des idées : Pour revenir à la France, la régulation des carrières et le rapport des enseignant·es à celle-ci s’est-il modifié au cours de la période récente ?
Xavier Dumay : On peut en effet observer un certain nombre de transformations. La première réside dans les difficultés croissantes de recrutement au concours. Celles-ci ne sont cependant pas les mêmes entre le premier et le second degré, ni entre les académies et les disciplines. Il faut donc éviter un discours catastrophiste qui en ferait un phénomène massif et général. Mais cette perte d’attractivité constitue malgré tout une tendance lourde, qui pose la question du statut d’emploi, car celui-ci suppose un certain degré d’attractivité : un marché professionnel fermé et contrôlé par l’État comme en France nécessite en effet pour fonctionner une attractivité forte à l’entrée.
Ensuite, le phénomène de dualisation du statut évoqué précédemment ne s’accompagne pas d’une ségrégation massive entre les enseignant·es contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, à savoir que les enseignant·es contractuel·les se concentreraient davantage dans les établissements défavorisés, dans l’enseignement professionnel et dans les académies peu attractives. On constate plutôt un phénomène de « démarginalisation », de banalisation des contractuel·les dans le système éducatif. Cela signifie qu’elles et ils se retrouvent dans tous les types d’établissements, tous les niveaux d’enseignement, presque toutes les disciplines, tout autant les disciplines générales que professionnelles. Je voudrais toutefois noter une exception importante, qui est celle de la présence accrue des enseignant·es contractuel·les dans les établissements du réseau d’éducation prioritaire. La dualisation rampante de la profession enseignante en France pose donc des enjeux à la fois en termes d’efficacité globale du système scolaire, au vu de la place croissante occupée par les enseignant·es contractuels dans l’ensemble du système scolaire, mais aussi des enjeux d’inégalités sociales d’éducation, étant donné leur ségrégation dans le segment spécifique des établissements du réseau d’éducation prioritaire.
Autre tendance importante à noter et qu’il faudra encore suivre : la pluralisation des rapports à la carrière. Autrement dit, le modèle de carrière à la française (carrière longue, linéaire, soumise aux contraintes institutionnelles telles que la mobilité géographique) ne va plus de soi. On peut ainsi poser l’hypothèse d’une désinstitutionalisation progressive. Le Grenelle de l’éducation qui a été amorcé à la rentrée 2020 et a largement porté sur la profession enseignante en témoigne également : le modèle de la carrière bureaucratique « indifférenciée » n’est plus une évidence partagée.
La Vie des idées : Pour finir, nous souhaiterions revenir sur l’enjeu de la gouvernance internationale des politiques enseignantes. Cela paraît surprenant que les organisations syndicales s’associent aux organisations internationales comme l’OCDE pour la régulation des carrières enseignantes : auriez-vous quelques éléments pour dissiper ce paradoxe ?
Xavier Dumay : Dans le projet TeachersCareers, nous avons mené des entretiens avec des responsables syndicaux au niveau mondial et surtout européen. Nous avons également été financés par la Direction générale de l’emploi et des affaires sociales de la Commission européenne pour mener une comparaison entre la Suède, la Pologne, la Belgique et l’Italie. Entre la fin des années 1990 et au début des années 2000, quand l’OCDE a commencé à s’intéresser à la profession d’enseignants, ce sont des politiques centrées sur l’accountability par l’État et la promotion du modèle du marché de l’éducation qui dominent : un modèle de gouvernance de la profession par des instances externes. Depuis 2011, Education international participe aux sommets mondiaux et je pense que l’on est en train d’assister à un changement de paradigme, avec des politiques mondiales qui se réorientent et adoptent une approche différente.
Un bilan a été dressé concernant les politiques de marché en éducation, montrant que leurs résultats ne sont pas satisfaisants en termes d’efficacité et d’inégalités. L’approche est ainsi devenue plus modeste en matière de politique d’éducation dans ces forums, plus sensible aux différences régionales, nationales, à la réception des politiques aussi. Cela implique dès lors d’avoir à bord la profession enseignante pour prendre des décisions qui apparaissent légitimes aux yeux du milieu professionnel et trouve un écho sur le terrain. Ainsi, je ne pense pas que l’on puisse affirmer que les enseignant·es seraient les dindons de la farce parce qu’ils participent à ce processus et viendraient ce faisant légitimer des décisions qui seraient prises hors du groupe professionnel. C’est plus complexe que cela : au niveau continental, les syndicats sont impliqués depuis une dizaine d’années dans le dialogue social européen de l’éducation. Dans un premier temps, il s’agissait pour ce dialogue sectoriel de trouver sa place dans l’architecture européenne. Que va-t-il se passer à l’avenir ? La dimension critique et conflictuelle du dialogue social pourrait ressortir davantage. Depuis peu, les prises de position du dialogue social sectoriel européen de l’éducation commencent à se distancier de certaines orientations majeures de la Commission européenne en matière de Teachers Policies, notamment sur la question de la pénurie. Il faut observer ce qui va se passer dans un futur proche, tout en gardant en tête que les différents pays de l’UE sont inégalement représentés dans ce processus.