À propos de : I. Bruno et E. Didier, Benchmarking. L’État sous pression statistique ; I.e Bruno, E. Didier et J. Prévieux, dir., Statactivisme. Comment lutter avec des nombres, La Découverte
Deux ouvrages font ressortir l’importance de la quantification dans les technologies de pouvoir contemporaines et les formes de résistance à celle-ci. Pourtant, l’activisme en faveur d’un usage émancipateur et non asservissant des chiffres est-il une réalité ou un horizon souhaitable ?
Recensés : Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, Benchmarking. L’État sous pression statistique, Paris, La Découverte (label « Zones), 2013, 209 p., 18 € ; Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Prévieux, dir., Statactivisme. Comment lutter avec des nombres, Paris, La Découverte (label « Zones »), 2014, 208 p., 18 €.
L’utilisation de nombres pour définir les contours de l’action publique n’est pas chose nouvelle : l’étymologie même du mot « statistique » en est une illustration notoire [1]. De même, leur invocation dans le cadre de débats publics n’est pas chose récente, Theodore M. Porter fait ainsi remonter aux années 1830 « la déferlante de chiffres qui a englouti tant d’aspects de la vie sociale, gouvernementale et scientifique » (S, p. 249). Depuis maintenant plusieurs années, les travaux de sociologie de la quantification se sont multipliés pour étudier les principes et les effets de cette mise en nombres du monde social qui accompagne bien souvent sa mise en ordre. Parus à une année d’intervalle dans la même collection et initiés par les deux mêmes auteurs (I. Bruno et E. Didier) qui cosignent le premier et codirigent (avec J. Prévieux) le second, Benchmarking. L’État sous pression statistique (B) et Statactivisme. Comment lutter avec des nombres forment un diptyque (S) qui entend à la fois présenter une série d’études empiriques et fournir des outils à des mouvements militants [2], en les familiarisant avec certaines démarches de sciences sociales, en particulier celles initiées par A. Desrosières et L. Boltanski [3], qui tous deux contribuent au second des deux ouvrages.
La période récente a en effet ceci de particulier que la prolifération des chiffres s’y étend à l’ensemble du monde social : quantifiable et de manière toujours plus détaillée, chacun de ses pans peut désormais faire l’objet d’une évaluation par comparaison, jusqu’aux États qui « ne seraient plus au-dessus de la mêlée, protégés de la concurrence par leur incommensurabilité souveraine » (B, p. 10). L’exemple du benchmarking est remarquable qui voit, au terme d’une histoire plus heurtée que ce qu’en retient sa légende dorée, le dogme de la « qualité totale » se consolider au gré d’allers et retours entre le Japon et les États-Unis, se diffuser du secteur privé (et d’entreprises comme Xerox [4]), et se doter d’indicateurs quantitatifs, suivant la logique maintenant bien documentée de la nouvelle gestion publique (new public management), et à partir de laquelle les auteurs forgent le terme de « nouvelle quantification publique » (B, p. 28). La démarche de benchmarking correspond, dans un premier temps, à la description de tous les aspects de l’activité qu’il s’agit d’évaluer, ce qui conduit régulièrement à une « croissance inflationniste des indicateurs » (B, p. 139), trop nombreux pour constituer une mesure synthétique [5]. Une fois obtenue, cette dernière fonde des outils comme les classements ou les palmarès (des universités, des hôpitaux, etc.), lesquels sont particulièrement prisés dans la mesure où ils distribuent des éléments auparavant réputés incommensurables sur une même dimension, et instituent ipso facto une approche ordinale [6].
Des chiffres d’un genre nouveau
Multipliés, ces chiffres qui traversent le monde social sont également « d’un nouveau genre », d’une « nouvelle espèce » et donnent naissance, finalement à de « nouvelles quantités » (B, p. 17). Cette originalité se niche en particulier dans deux traits. D’abord, ces techniques, dont le benchmarking est un exemple, mettent en œuvre une confusion entre les figures de l’évalué et de l’évaluateur, puisque les indicateurs sont renseignés par ceux-là même sur lesquels ils portent. Ensuite, parce qu’elles visent à une amélioration continue de la performance, elles donnent naissance à une « course sans ligne d’arrivée » (B, p. 72-88) et déclenchent des « cycles indéfinis d’évaluation comparative » (B, p. 13). L’association de ces deux propriétés fait du benchmarking un outil d’observation et de transformation du monde ; la description des pratiques actuelles menant à la prescription de nouvelles, réputées plus efficaces. Or, la quête d’une qualité totale ne saurait par définition connaître de terme : « le benchmarking instaure une réalité quantifiée mais, ce faisant, il ne la consacre pas, il la rend toujours décevante, toujours insatisfaisante, toujours perfectible. Ce procédé de dépréciation de la réalité par comparaison avec elle-même est essentiel pour exhorter les agents à le transformer. Telle est la force du benchmarking, qui fait sa très grande spécificité : il ne se contente pas de traduire la réalité en termes statistiques pour agir, il stimule cette action et la canalise vers un "meilleur" dont la définition est soustraite à l’autonomie des agents » (B, p. 27).
Laissée à la charge d’évalués/évaluateurs qui ne peuvent en fixer ni le but ni le terme, la quête sans fin d’une perfection quantitative a deux conséquences principales, toutes deux déjà documentées par les travaux portant sur le new public management [7]. Tout d’abord, la volonté de parvenir aux objectifs chiffrés qui leur sont imposés conduit les agents à la manipulation. L’exemple de la police, remarquable, est abordé dans l’un et l’autre des deux volumes, notamment sous la forme d’une amusante série de photogrammes tirée d’un film réalisé sous l’égide de l’association Pénombre (S, p. 105-111) moquant ce que l’on a coutume d’appeler une « politique du chiffre » qui mène les policiers à de véritables abus de pouvoir (B, p. 140-143). Ensuite, ce management par les chiffres, parce qu’il impose la participation à des cycles perpétuels d’évaluation conduisant à l’assignation d’objectifs toujours plus élevés, est au principe d’une pression psychologique accrue, effets qui sont généralement quant à eux gardés dans l’ombre — à l’instar de la souffrance au travail évoquée par Ivan du Roy (S, p. 169-182).
Mais le projet qui sous-tend les deux ouvrages ne consiste pas seulement à critiquer une domination néo-libérale s’appuyant sur des chiffres, mais aussi à brosser les contours des moyens d’y résister. Cette lutte ne prend pas la forme d’un appel aux vertus du « qualitatif », qui permettrait de décrire plus finement les phénomènes sociaux qu’une approche « quantitative » seulement soucieuse d’agrégats. Les auteurs n’invitent pas à renoncer aux bénéfices de la mise en nombres (résumées en quelques mots à la fin du chapitre signé par l’Asssociation Pénombre : « au fond, le nombre, c’est chouette » (S, p. 113). Cette position correspond aussi à la volonté stratégique, affirmée par les auteurs, de ne pas abandonner l’outil quantitatif à leurs adversaires : « Nous ne réagissons pas comme ceux qui rejettent [les statistiques] en bloc et crient "Non à la quantophrénie ! Non aux chiffres ! Oui aux qualités !" car, ce faisant, ils laissent le monopole de ces instruments aux puissants. Or il n’y a pas de raison pour que la quantification se trouve toujours du côté de l’État et du capital » (S, p. 7). L’ambition de « retourner » l’outil statistique de manière à en faire un instrument propice à l’émancipation sous-tend les deux ouvrages. Ainsi, le premier des deux volumes, Benchmarking, se clôt sur une exhortation, que certains lecteurs pourront trouver grandiloquente (« Œil pour œil, nombre pour nombre ! Statactivisme ! », B, p. 210), dont le mot d’ordre final donne son titre au second, au sein duquel figure par ailleurs la même invocation à une nouvelle loi du talion (S, chapitre de D. de Blic, p. 186). Le néologisme entend désigner la possibilité d’un « autre nombre » et se veut « appel à produire des objets quantifiés qui reconfigurent le plus possible dans un sens voulu et, on le souhaite, favorable au plus grand nombre » (S, p. 30). Il constitue en ce sens à la fois un « slogan » et un « concept descriptif » (S, p. 7).
Dans cette perspective, l’un des propos centraux des deux ouvrages est de réaffirmer la nature politique des outils quantitatifs, pour les mettre au service des luttes émancipatrices. Pour reprendre le titre du texte d’A. Desrosières (S, p. 51-66), il s’agit de faire d’un « outil de pouvoir », un « outil de libération ». La réflexion sur les outils de quantification est donc tout autant politique que technique, dès lors qu’il s’agit par exemple de mettre en évidence les conventions sur lesquelles s’appuient les indicateurs numériques, comme dans le cas des indicateurs de richesse alternatifs au seul PIB ou de ceux qui entendent, à l’inverse, donner à voir la pauvreté (S, p. 199-211, p. 233-245). Rappeler la dimension politique de ces questions permet d’éviter que leurs aspects techniques deviennent un rideau de fumée occultant la mise en question des nombres produits. T. M. Porter propose, dans cette perspective, une théorie de « l’ennui » comme mise en scène usant d’éléments techniques pour détourner les regards potentiellement critiques : « Le caractère ennuyeux est le signe qu’il n’y a rien de controversé, pas de zone d’ombre, ou du moins que personne ne s’en rend compte. Les routines techniques font taire le dissensus. L’ennui, c’est ce que mettent en scène les services budgétaires, les corps des ingénieurs ou les grandes banques internationales. Et juste derrière la scène, on peut voir, si l’on regarde, les luttes intenses sur la meilleure façon de quantifier, des luttes qui sapent radicalement la crédulité à l’égard du théâtre de l’objectivité destiné au grand public » (S, p. 261-262).
Éléments pour une résistance à la domination par les chiffres
Les auteurs esquissent différentes pistes de résistance à la domination par les chiffres. Une première accompagne la poursuite des objectifs de quantification perçus comme des outils sans pertinence ou ne renvoyant à rien d’autre qu’eux-mêmes. L’exemple de la police, que ce soit en France ou aux États-Unis, en fournit des illustrations particulièrement éloquentes, et les deux ouvrages lui donnent la part belle (B, p. 122-156 ; chapitres d’Eli B. Silverman et de l’Association Pénombre dans S), à travers par exemple la description d’une comme celle de la « chanstique », définie comme une manière de « ruser avec les règles du report statistique » pour augmenter ou diminuer artificiellement les indicateurs d’activité policière : « l’activité statistique est alors conduite pour elle-même, indépendamment des missions policières et de leurs effets sur le réel. [...] Le soi-disant réalisme de la politique du chiffre refuse de voir qu’il est aussi, et de façon inconciliable, un constructivisme » (B, p. 145). On peut néanmoins s’étonner que les auteurs renvoient de telles pratiques à l’espèce exclusive de la résistance là où il serait possible d’y voir le triomphe d’outils de quantification derrière lesquels aurait définitivement disparu la réalité que ces mêmes outils sont censés décrire, ou en tout cas que les auteurs n’interrogent pas davantage ces formes paradoxales de résistance par le conformisme. La ruse peut également reposer sur la mise en évidence de l’absurdité de certaines formes de quantification, à l’instar du projet « Nombre de visiteurs » du collectif Superflex (S, p. 196-198), qui donne à voir aux visiteurs d’un musée la fréquentation d’une exposition — critère décisif pour l’attribution de financements publics.
Une seconde manière de lutter contre la domination par les chiffres consiste à leur opposer des quantifications alternatives. Celles-ci peuvent mettre en jeu, selon les cas, de nouvelles catégories, en suivant l’idée classique selon laquelle la lutte contre la domination suppose au préalable de la rendre visible. Si les moyens employés ne rompent pas alors avec les pratiques statistiques habituelles, ils s’appliquent désormais à de nouvelles catégories. Louis-Georges Tin (S, p. 155-166) rappelle ainsi que les « statistiques de la diversité » sont une arme ancienne des mouvements antiracistes, au moins en France depuis V. Schœlcher. La proposition de nouveaux indicateurs revient, quant à elle, à mettre en lumière ce qui, auparavant, restait dans l’ombre. Ainsi, tandis que le nombre des expulsions de sans-papiers est régulièrement mis en avant, D. de Blic (S, p. 184-195) suggère de les renvoyer à leur coût, sur lequel le ministère de l’Intérieur est longtemps demeuré plus bien discret — et que l’auteur évalue à 26.000 € en moyenne par individu expulsé. L’effet révélateur de tels chiffres explique la reprise d’une telle démarche par les pouvoirs publics. De même, Ivan du Roy (S, p. 169-182) suggère de quantifier les problèmes de souffrance au travail dans une optique d’objectivation préalable à la mise en place d’enquêtes qualitatives complétant la définition de ce phénomène social. Enfin, bien que critiqué, un outil comme le Baromètre des inégalités et de pauvreté (BIP 40) est envisagé par P. Concialdi (S, p. 199-211) comme ayant servi d’aiguillon pour l’INSEE au moment de publier un indicateur de qualité de l’emploi et, finalement, lors de la création, fin 2005, d’un groupe de travail consacré au « Niveau de vie et inégalités sociales » au sein du Conseil National de l’Information Statistique (CNIS).
Les deux ouvrages donnent donc à voir la lutte de deux types de chiffres, les uns reconduisant la domination, et les autres visant à l’émancipation. Ils proposent ipso facto une discussion des rapports de pouvoir qui se nouent autour des enjeux de quantification [8]. L’une des questions centrales est dès lors de savoir « qui a le pouvoir in fine de choisir ces indicateurs, d’en écarter certains, d’en retenir d’autres » (B, p. 21). La démarche même du statactivisme s’attaque à l’un des fondements de l’autorité des chiffres, en rappelant les nécessités d’une démarche constructiviste pour contrecarrer l’illusion de chiffres neutres ne faisant que refléter la réalité. Le pouvoir de certains chiffres se comprend donc par référence à la position de leurs promoteurs et détracteurs, de ceux qui en ont l’initiative et de ceux qui en sont l’objet, dans les rapports de force. Ainsi, les politiques de benchmarking, si elles se diffusent, ne se généralisent pas pour autant : le sommet des hiérarchies parvient à s’y soustraire à la manière, rappellent E. Didier et I. Bruno, dont le projet de notation des ministres du gouvernement de F. Fillon, lancé à la demande de l’Élysée en janvier 2008, a été rapidement mis sous le boisseau (B, p. 63-64).
En ce sens, l’opposition aux chiffres, et peut-être plus encore la proposition d’alternatives, sont adossés à la légitimité de ceux qui se lancent dans cette entreprise mais aussi, comme l’écrit A. Desrosières, « des institutions qui fournissent les données sur lesquelles s’appuie [l’argument statistique] » (S, p. 56). Outils de luttes, les chiffres ne se conçoivent pas indépendamment des groupes sociaux qui y recourent. Le rôle des ressources dont disposent les acteurs et, corollaire, leur inégale distribution dans l’espace social apparaît de manière éclatante dans les pérégrinations des indicateurs d’inégalités au sein de la statistique publique, dont B. Sujobert propose une relation (S, p. 213-231). L’un des éléments centraux du long processus se déroulant autour du CNIS tient à l’ambivalence des revendications de la CGT, adoptant à la fois le langage des statisticiens et celui des militants, et pouvant ainsi porter des revendications fortes reconnues comme crédibles par leurs interlocuteurs : « a priori, seul un syndicat national ayant une section dans l’organe central de la statistique publique pouvait tenir ensemble ces deux exigences » (S, p. 222).
Faire exister le statactivisme ?
La discussion des rapports de pouvoir rejoint assez naturellement l’un des objectifs de Statactivisme qui entend montrer que « critique universitaire, critique sociale et critique artistique peuvent converger » (S, p. 9). L’idée, également classique dans l’espace militant, d’une convergence des luttes soulève cependant quelques interrogations critiques, qui reviennent pour certaines à appliquer aux deux ouvrages leurs propres catégories d’entendement. Les deux textes prêtent une attention particulière à l’invention d’indicateurs ou d’objets alternatifs, qui « est déjà, et devrait être encore davantage, un terrain important de statactivisme » (S, p. 20). Au terme de la lecture de ces deux ouvrages, et plus particulièrement de Statactivisme, le lecteur peut toutefois se demander si l’une de ces catégories sociales qu’il s’agit d’inventer n’est pas, justement, celle de « statactivisme » ou, en d’autres termes, si l’un des enjeux de l’ouvrage n’est pas de proposer de regrouper sous une même appellation des pratiques éparses. Pour le dire dans des termes plus politiques : les luttes convergent-elles ou l’ouvrage se donne-t-il pour mission de créer les conditions de possibilité de leur convergence ? D’une manière parfois implicite, Statactivisme entend être un jalon dans la constitution progressive d’un mouvement militant « statactiviste » dont les premiers soubresauts remonteraient aux années 1960, à la fois sur le terrain scientifique dans la sillage de la sociologie de Pierre Bourdieu et dans le monde artistique à travers une œuvre artistique comme Visitor’s Profile de Hans Haacke (S, p. 67-72). Cette tentative invite à interroger la particularité du statactivisme, pratique finalement tout à fait commune dans un sens large, mais qui, définie de manière plus restrictive, est présentée comme particulièrement « adaptée au type de pouvoir exercé dans le cadre de la gouvernementalité néolibérale » (S, p. 8) sans que la distinction entre les deux acceptions soit élaborée plus avant, ce qui permettrait de marquer l’originalité d’une démarche qui, autrement, pourrait être réduite à une simple invention sémantique.
Plus généralement, la catégorie épistémique à laquelle appartient une notion comme celle de « statactivisme » demeure ambiguë : faut-il y voir une catégorie sociale ou une catégorie sociologique ? Néologisme, le terme ne s’en présente pas moins à la fois comme un concept descriptif et un mot d’ordre, une construction intellectuelle et un label que les acteurs eux-mêmes pourraient revendiquer. Les « milieux statactivistes » sont finalement à la fois un objet préexistant à la recherche, et que celle-ci a vocation à mettre au jour, et un horizon possible, que les auteurs appellent de leurs vœux. Ainsi, si le « statactivisme » est un « étendard » auquel ont vocation à se rallier ceux qui entendent mettre les statistiques au service de l’émancipation, son modus operandi est quant à lui arrêté : l’interrogation critique des statistiques supposant d’être à la fois « dedans » et « dehors », « les statactivistes ont tendance à travailler en couple ou à plusieurs, le cas typique étant un policier associé à une sociologue » (S, p. 19). La relative ambiguïté des ouvrages par rapport à un « statactivisme » qu’il s’agit aussi bien de décrire que de faire advenir fait écho au contraste entre les deux tentatives de regroupement social étudiées par C. Tasset, qui recouvre dans une certaine mesure la distinction classique entre groupe « en soi » et « pour soi » (S, p. 117-132) : l’ouvrage dans son ensemble paraît parfois alterner entre ces deux modalités de regroupement.
Si le statut du groupe des statactivistes apparaît parfois flou, c’est aussi le cas de l’adversaire contre lequel il se dresse. Si la cible revendiquée est une certaine utilisation des chiffres, caractéristique de la domination néo-libérale telle qu’elle s’exerce notamment sur les institutions publiques, c’est souvent le discours managérial qui est l’objet de la critique, y compris quand il ne s’adresse pas à des services publics ni même s’appuie sur des données quantifiées. C’est particulièrement net dans le cas du chapitre rédigé par M. Le Chevalier (S, p. 133-153) qui parodie le langage d’un cabinet de conseil sous la forme du rapport qu’il aurait adressé à un artiste désireux d’appliquer les méthodes managériales à sa carrière artistique. Si les méthodes du conseil et les certitudes des consultants sont moquées [9], et bien qu’il soit rapidement fait mention d’indicateurs chiffrés, il n’est guère certain que le texte vise autre chose que le discours managérial porté par les cabinets de conseil (en particulier, le modèle SWOT [10]), ni que les statistiques soient alors critiquées autrement que sous l’espèce de l’opposition entre « qualités » et « quantités ». Cette critique d’une quantification réductionniste, antinomique par nature d’une démarche artistique, qui irrigue aussi, de fait la démarche du collectif Superflex, se trouve dès lors en porte-à-faux par rapport au projet « statactiviste », dans la mesure où ce dernier refuse de se poser simplement en opposition à la « quantophrénie ».
Olivier Pilmis, « Des chiffres en lutte »,
La Vie des idées
, 7 septembre 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Des-chiffres-en-lutte
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[1] Cf. par exemple, Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France,1989-1992, Seuil, 2012, p. 24.
[2] Ce compte-rendu se concentre sur la dimension proprement sociologique des deux ouvrages.
[3] Nous ne traiterons pas ici de la contribution de L. Boltanski qui reprend dans une large mesure des réflexions déjà exposées dans son ouvrage De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, 2009.
[4] Mise en œuvre par les firmes, cette pratique est également théorisée dans des ouvrages écrits par certains de leurs cadres, comme Robert C. Camp (Benchmarking. The Search for Industry Best Practices that Lead to Superior Performance, 1989).
[5] Certaines institutions publiques font du constat de cette multiplication des indices un levier de critique de la démarche de benchmarking : les auteurs évoquent notamment, dans le cas de la police, le rapport de la Cour des Comptes du 30 juin 2011 (L’organisation et la gestion des forces de sécurité publique). Cette critique est résumée dans une proposition lapidaire et de bon sens : « quarante-huit indicateurs ne peuvent tous être raisonnablement prioritaires » (B, p. 139).
[6] Sur ce point, un lecteur familier de sociologie économique ne manquera de s’étonner de l’absence de toute référence aux travaux de Lucien Karpik sur l’économie de la qualité ou des singularités (cf. par exemple, L. Karpik, « L’économie de la qualité », Revue française de sociologie, vol. 30, n°2, p. 187-210, 1989) qui eux aussi, renvoient les dispositifs du type palmarès à la construction d’une commensurabilité afin de rendre possible la mise en regard d’objets a priori « incomparables ».
[7] Sur ce point, les auteurs s’appuient sur les travaux de N. Belorgey (L’hôpital sous pression. Enquête sur le « nouveau management public », La Découverte, 2010) et de F. Pierru (Hippocrate malade de ses réformes, Éditions du Croquant, 2007).
[8] C’est notamment cet enjeu qui fait regretter que certains travaux de sociologie de la quantification, qui mettent en leur cœur les enjeux de pouvoir, ne sont pas discutés, ni même évoqués, comme les recherches de M. Sauder et W. Espeland sur le fonctionnement « disciplinaire », au sens de Foucault, des dispositifs de quantification (M. Sauder et W. N. Espeland, « The Discipline of Rankings : Tight Coupling and Organizational Change », American Sociological Review, vol. 74, n°1, p. 63-82).
[9] Avec plus ou moins de bonheur, l’auteur se met en scène en train de se faire chapitrer pour son manque d’ambitions professionnelles (« Martin Le Chevallier nous a répondu avec une fausse modestie parfaitement stérile », S, p. 144) ou, au contraire, encourager lorsqu’il épouse la doxa managériale (« Cette prise de conscience eut un effet libérateur. Notre client se regardait enfin comme une entreprise, avec une mission et des objectifs, des partenaires et des concurrents, des écueils à éviter et des résultats à atteindre », S, p. 147), si bien que le récit se présente volontiers comme celui d’une conversion parodique.
[10] Le modèle SWOT décrit un modèle à quatre dimensions : Strengthes (S), Weaknesses (W), Opportunities (O) et Threats (T).