Edward Baring, The Young Derrida and French Philosophy, 1945-1968, Cambridge : Cambridge University Press, 2011, 326 pp.
Il est frappant de constater à quel point les grands noms de la vie intellectuelle française de l’après-guerre ont souhaité se marginaliser. Que ce soit Raymond Aron, Michel Foucault ou Pierre Bourdieu, la plupart n’ont cessé de raconter à leurs interlocuteurs qu’ils étaient des « marginaux » par rapport à leurs domaines de recherches et que leurs idées allaient à contre-courant de l’orthodoxie du moment. Jacques Derrida tenait le même discours. Né en Algérie, d’origine juive, avec des tendances intellectuelles qui n’étaient pas celles de l’existentialisme sartrien, ni du marxisme althusserien, il était convaincu de sa singularité au sein de la philosophie française. La méthode qu’il a élaborée pendant sa longue carrière – la « déconstruction » – n’a fait que renforcer cette image : au lieu de s’attarder longuement sur le contexte historique, il encourage ses disciples à restituer les « traces » dissimulées dans chaque texte. Il marque ainsi une distance avec ses collègues en créant une nouvelle méthode philosophique, une démarche qui s’apparente à celle de Bourdieu dans La Noblesse d’État (1989), qui porte un regard critique sur les institutions et les idéologies de l’élite française.
Pourtant, ces intellectuels ont été des adeptes de cette élite ; historiquement ils n’ont rien de marginal. Ce sont même des purs produits de l’école républicaine. Ils ont lu les mêmes livres, préparé les mêmes concours et finissent tous par intégrer un seul établissement, l’École Normale Supérieure. De ce point de vue le parcours de Derrida a été des plus classiques : lycéen à Alger, il rêve de faire des études de philosophie à l’ENS comme la plupart de ses camarades. La seule différence est sa réussite au concours, alors que la grande majorité échoue. Par la suite, il ne quitte pas la voie royale du jeune philosophe : il passe l’agrégation, enseigne à la Sorbonne et finit par retourner à l’ENS en 1964 comme agrégé-répétiteur, chargé d’apprendre à des dizaines d’étudiants chaque année comment réussir un concours qu’il dit ne pas aimer. Derrida, comme tant d’autres, n’a pas pu s’échapper du système académique et intellectuel dans lequel il était si fortement ancré.
Cette tension entre une marginalisation auto-proclamée et une réalité très conformiste pose un problème particulier pour les historiens de la philosophie française. Dans le cas de Derrida, il serait facile de rejeter la posture de marginal comme absurde ; mais cette posture reste néanmoins fondamentale pour comprendre son œuvre. Même si Derrida faisait partie de la plus haute élite intellectuelle du pays, ses innovations radicales reposaient sur un sentiment de non-appartenance et d’altérité. C’est le grand succès d’Edward Baring dans ce livre d’avoir su navigué entre ces deux pôles contradictoires : il prend au sérieux la pensée de Derrida sans pour autant négliger le contexte très particulier dans lequel cette pensée a été déployée.
Derrida et la pensée chrétienne
L’approche de Baring est à la fois historique et biographique. Les premiers et derniers chapitres examinent le contexte historique de la philosophie française dans les années 1940, 1950 et 1960, tandis que le cœur du livre développe une analyse des textes de Derrida à travers cette même période. Dès le début, il s’attaque aux mythes qui entourent le fameux philosophe : selon Baring, le lien entre les racines algériennes de Derrida et sa philosophie sont faibles (p. 10). Ce n’est pas à cause de ses expériences de juif algérien « marginalisé » qu’il va créer par la suite une méthode philosophique aux marges des grandes tendances de l’époque. Au contraire, Baring soutient que le jeune Derrida voulait à tout prix s’intégrer dans la vie intellectuelle métropolitaine, et en particulier celle de Paris. Sa pensée doit être comprise avant tout par rapport aux « multiples pressions de la vie académique de la capitale » (p. 20).
Il convient donc de rentrer dans les grands débats philosophiques de la fin des années 1940 afin de comprendre comment ils ont pu influencer Derrida. Le plus important fut de loin la polémique autour de l’interprétation sartrienne de l’existentialisme. À travers une analyse judicieuse, Baring montre à quel point les réactions à la conférence de Sartre intitulé L’existentialisme est un humanisme (1945) dépendait d’une confrontation entre communistes et catholiques. Après la Libération, chaque groupe voulait s’approprier sa propre définition de l’« humanisme » et ainsi asseoir sa légitimité dans un contexte politique incertain. A l’époque Derrida n’était qu’un élève passionné de philosophie à Alger mais la polémique autour de l’existentialisme était présente dès ses premières dissertations ; suivant l’approche sartrienne, le jeune lycéen va voir en Heidegger et Husserl des humanistes existentialistes. Cependant, on voit déjà apparaître un deuxième élément de la pensée de Derrida qui restera présent à travers toute son œuvre de jeunesse : la philosophie chrétienne.
En insistant sur l’importance de la philosophie chrétienne, Baring modifie sensiblement notre vision de Derrida. On découvre un philosophe imprégné par les grands mouvements de la pensée chrétienne française de l’après-guerre. Déjà au lycée, Derrida cherchait à tempérer le « nihilisme » et « l’athéisme » de Sartre en faisant appel à un dieu transcendantal. Quand il arrive à l’ENS en 1952, il est plongé dans un milieu fortement politisé et il se voit obligé de dissimuler ses tendances chrétiennes mais des traces restent visibles dans ses écrits. Dans son mémoire de 1954, il intègre l’existentialisme de Kierkegaard et le « mysticisme » de son directeur de thèse Maurice Patronnier de Gandillac dans une analyse « transcendantale » du concept de « genèse » dans l’œuvre de Husserl. Plus tard, en 1962, il reprend des thématiques de la philosophie chrétienne dans son introduction L’Origine de la Géométrie de Husserl. Selon Baring, c’est dans ce texte peu connu que Derrida « compare l’indétermination de l’idée infini, comme pole idéal qui est transcendant à l’histoire, à Dieu » (p. 170). Le philosophe parvient ainsi à réconcilier Husserl et une interprétation chrétienne de Heidegger.
Cette démarche était aussi bien politique que philosophique. Dans un milieu normalien puissamment marqué par le communisme, Derrida voulait faire le lien entre la philosophie chrétienne qu’il tenait à cœur et un philosophe (Husserl) auquel les communistes étaient très attachés. Son but était d’opérer une synthèse entre l’existentialisme et la phénoménologie – une synthèse rigoureusement scientifique à la manière communiste mais ouverte aux possibilités transcendantales de Dieu. Il n’était pas le seul à la recherche de cette synthèse magique : à travers l’Europe occidentale, des populations bouleversées par la catastrophe de la Seconde Guerre Mondiale cherchaient un juste milieu entre les deux grandes idéologies de l’après-guerre – la démocratie chrétienne et le communisme. [1] Par son interprétation historique du Derrida des années 1950 et 1960, Baring nous permet de resituer le jeune philosophe dans un contexte beaucoup plus vaste, même si ses écrits reste difficiles – voire quelquefois impossibles – à déchiffrer.
Au-delà du structuralisme ?
La seconde partie du livre poursuit la contextualisation de Derrida à travers les premières tentatives de définir le concept de « différance ». Là encore les institutions ont joué un rôle crucial : le retour de Derrida à l’ENS comme agrégé-répétiteur en 1964 le met en étroit contact avec l’avant-garde philosophique. Sa pensée sera profondément remaniée par son interaction avec la psychanalyse lacanienne, le marxisme althussérien et le structuralisme de Lévi-Strauss. Cette transformation finira par devenir une méthode à part – la déconstruction, souvent appelé « post-structuralisme ». Malheureusement, le livre de Baring ne va pas plus loin que les évènements de mai 1968 : le lecteur devra se contenter d’une analyse de la période allant de 1964 à 1968, durant laquelle Derrida pose les jalons de sa nouvelle méthode.
L’argument le plus novateur et convaincant des trois derniers chapitres est celui qui met en relation les exigences pédagogiques de Derrida et le développement de sa philosophie dans les années 1960. De nos jours il est courant de faire le lien entre l’insularité du monde philosophique français au XXe siècle et un système de concours (prépa, agrégation, etc.) qui favorise l’homogénéité. [2] Même si la grande majorité des philosophes normaliens dans les années 1960 ne pensent pas avoir été « formatés », il est évident qu’ils ont été entièrement assimilés dans de puissants réseaux intellectuels et idéologiques qui ont conduit souvent à la conformité. Dès lors, la difficulté pour l’historien est de montrer précisément les diverses façons dont un milieu intellectuel peut influencer la pensée philosophique.
Dans le cas de Derrida, c’est son nouveau poste de répétiteur qui a marqué sa philosophie. A partir de 1964, il était chargé de préparer des normaliens pour l’agrégation et il y a consacré la grande majorité de ses heures d’enseignement. Pendant ses cours, il devait faire rapidement comprendre à ses élèves qu’une analyse d’un texte philosophique reposait sur deux éléments inséparables : une présentation limpide et convaincante des arguments principaux et une interprétation originale. Cette stratégie pédagogique aura cependant des effets secondaires inattendus car elle influença non seulement les élèves, mais Derrida lui-même. Baring montre comment la nécessité de préparer des cours pour l’agrégation focalise son attention sur la lecture, le texte et la signification de l’écrit. Elle contribue alors directement à « façonner » (p. 256) sa nouvelle méthode : paradoxalement, la déconstruction, qui paraît si révolutionnaire, fût le fruit de longues heures passées dans des salles de cours. Cela ne veut pas dire que les débats intellectuels – notamment le conflit entre Derrida et les disciples d’Althusser que Baring décrit dans son dernier chapitre – n’ont aucune importance, simplement qu’une vision subtile de la philosophie derridienne repose sur de multiples contextes, y compris sur les institutions dans lesquelles elle a été élaborée.
Une telle contextualisation ne suffira sans doute pas pour convaincre les détracteurs de Derrida, pour qui le philosophe représente les pires dérapages de la pensée française d’après-guerre. De même pour les adeptes de la « French Theory » et du poststructuralisme, pour qui Derrida reste un philosophe hors du temps et intouchable. Il nous faut toutefois applaudir l’immense travail d’archives et d’analyse du jeune chercheur britannique qui a réussi à réconcilier histoire intellectuelle et histoire politique dans un ouvrage relativement bref et accessible. Baring montre clairement que les intellectuels d’après-guerre comme Derrida n’étaient ni des prophètes, ni des monstres ; ils étaient uniquement un groupe parmi d’autres dans un espace politique fluide. Leurs idées méritent donc d’être étudiées à côté d’autres phénomènes historiques. [3] On verrait alors que, malgré leur perspicacité et leur intelligence, la portée des intellectuels de cette période a toujours été plutôt modeste.
Pour citer cet article :
Emile Chabal, « Derrida : un intellectuel marginal ? »,
La Vie des idées
, 10 juillet 2013.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Derrida-un-intellectuel-marginal
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