Pourquoi suffit-il au gouvernement d’évoquer la mauvaise santé de l’économie française pour légitimer les appels à « faire des efforts » adressés aux travailleur-euses ? Pourquoi les économistes ont-iels le pouvoir de décrédibiliser une réforme politique par la simple affirmation que cette dernière serait nocive à l’économie française ? Comment se fait-il que malgré les multiples tentatives de faire repartir, re-dynamiser, relancer l’économie française, elle semble suivre sa propre trajectoire indépendante, imprévisible et souvent marquée de crises ? Ces questionnements sont au cœur de L’invention de l’économie française de Thomas Angeletti, qui revient sur l’émergence de cet objet au cours du XXe siècle.
Sa thèse principale est la suivante : en tant qu’entité collective clairement délimitée, l’économie française a été « inventée » lors de la seconde moitié du XXe, par le rassemblement de divers données, indicateurs et instruments permettant d’en rendre compte. L’auteur propose donc d’enquêter sur les processus qui donnent sa consistance à une telle entité, en argumentant qu’ils font de l’économie un objet biface : elle devient d’une part une catégorie d’action publique sur laquelle on agit, et elle se voit accorder d’autre part une autonomie, ses mouvements spontanés imposant alors à l’État d’agir d’une certaine manière. C’est notamment cette contradiction entre économie agie et agissante qu’Angeletti retrace dans l’ouvrage.
L’intérêt d’une telle enquête socio-historique est aussi politique : l’économie, naturalisée, exerce un pouvoir politique important qui, s’il est parfois critiqué, ne voit que très rarement son existence remise en cause. Revenir sur les instruments ayant permis cette naturalisation permet alors d’approfondir et d’étayer des critiques adressées à l’impératif de la croissance continuellement répété. Par ailleurs, l’économie étant devenue l’un des domaines d’intervention de l’État les plus importants (si ce n’est le principal), sa prise de consistance va de pair avec le développement de politiques économiques spécifiques qui la façonnent, et ce sont donc aussi leurs évolutions qu’il s’agit de saisir.
Rassembler les traces de l’économie française en construction
L’enquête s’ouvre sur l’entre-deux-guerres, au cours de laquelle les économistes tentent de démontrer l’existence de l’économie française. Durant cette période, diverses entreprises de quantification (des secteurs économiques, des « cycles des affaires », du revenu national, etc.) sont menées, dans un contexte d’instabilité des institutions qui en sont chargées. C’est à la sortie de la Seconde Guerre mondiale que la prise de consistance de l’économie française s’accélère. La mise en place dans les pays européens d’une comptabilité nationale, donnant lieu aux premières quantifications du produit intérieur brut (PIB), donne une structure à l’économie ainsi qu’une grandeur pour la mesurer. Elle est parfois d’abord désignée par les termes « revenu » ou « production nationale », et présente des caractéristiques mouvantes. Le chiffre du PIB, très vite largement diffusé et utilisé dans le débat public, établit pour l’auteur un « paradigme politique de la croissance ». Ainsi, dans un contexte de planification de l’économie, à travers la définition par un commissariat général dédié de « Plans » pluriannuels décrivant les objectifs économiques français et les mesures visant à les atteindre, la croissance devient un objectif politique à part entière.
Angeletti souligne le rôle majeur des économistes pendant cette période. Iels contribuent à effacer les connotations politiques des connaissances économiques, participent à poser les fondations de la macroéconomie (sous-discipline dédiée à l’étude de l’économie française) et informent les politiques de l’époque. Ce faisant, iels se désignent comme porte-parole de l’entité « économie française » en cours de fabrication.
Un modèle « physico-financier »
L’ouvrage se penche ensuite sur le modèle macroéconomique « FIFI » pour « physico-financier », construit et utilisé dans les années 1960 avec pour objectif la préparation du VIe Plan. L’auteur montre comment des choix techniques reflètent les conceptions du rôle politique et économique de la planification défendues par les modélisateurs. Certains exemples disent ainsi beaucoup de la version de l’économie capturée par FIFI : l’incorporation des hiérarchies sociales dans le modèle, via les catégories socio-professionnelles, est rapidement évacuée car considérée comme trop coûteuse à implémenter ; tandis que l’abandon d’une représentation des flux financiers est moins évident et ne se fait qu’après de nombreuses tentatives infructueuses. Il apparaît déjà à ce stade du livre, et c’est l’un des résultats importants de l’enquête, que les choix de mise en forme de l’économie conditionnent le type de politiques qui pourra être envisagé. Pour donner un autre exemple, le taux de chômage et le niveau des salaires sont décrits dans le modèle FIFI comme des résultats de la modélisation et non des variables qui pourraient être modifiées par des interventions étatiques : leur qualification en instrument d’action publique est alors écartée. Par des opérations de sélection et de quantification des phénomènes dignes d’être inclus dans le modèle, mais également à travers la modélisation de trajectoires économiques sous forme de variantes, le modèle détermine ainsi les leviers d’action de l’État qui sont, ou non, envisageables. La création du modèle FIFI achève également de donner aux économistes une place de taille dans la politique économique, et leur mission devient d’équiper et d’orienter les décisions politiques.
L’impossible critique de l’économie ?
La suite de l’ouvrage met en lumière les critiques formulées par certain-es acteur-ices face à l’économie française telle qu’elle est capturée par le modèle FIFI, et s’intéresse à l’efficacité de ces critiques. Les syndicats, déjà opposés à l’usage des prévisions économiques, voient leur position fragilisée par les résultats du modèle qui invisibilisent des éléments politiques sur lesquels ils s’appuient d’habitude : les travailleur-euses et leurs mobilisations. Si la CGT tente de critiquer certaines des hypothèses du modèle, concernant l’impossibilité d’agir directement sur les salaires par exemple, en remettant en cause leur caractère d’évidence, elle ne dispose pas de dispositif technique aussi convaincant que celui des modélisateurs de FIFI. Impliqué-es dans un débat autour des variantes de modélisation, les acteur-ices politiques se voient donc obligé-es d’accepter, au moins en partie, la conception de l’économie avancée par le modèle, ou de quitter la table de discussion. En parallèle, dans les journaux, les modélisateurs de FIFI font face à une controverse : tandis qu’ils imaginaient FIFI en médiateur apolitique, ils se voient accusés de faire advenir une économie qui contraint trop l’espace des politiques économiques possibles, et qui ne convient pas au patronat qui exige de plus hauts taux de croissance. Ces débats finissent cependant par retomber. Le « refroidissement » du dispositif de mise en forme qu’est FIFI va de pair avec une dé-personnalisation du travail des responsables politiques et une augmentation du prix à payer pour rouvrir certains débats clos par le modèle : l’économie impose alors un peu plus sa nécessité.
L’ouvrage s’achève sur une analyse de la « crise de la prévision » des années 1970 et 1980, concomitante à une crise économique ainsi qu’à la multiplication des instances de prévision au sein et à l’extérieur de l’État (direction de la Prévision, OFCE, Banque de France, etc.). Une pluralité d’expertises économiques se substitue progressivement à la pluralité des groupes sociaux qui caractérisait les commissions au Plan. Ces évolutions provoquent un déplacement de ce qu’est l’économie française : les interventions de l’État sur cet objet sont de moins en moins envisagées, son échelle nationale est questionnée tandis son autonomie de mouvement est renforcée, contraignant toujours plus les décisions politiques. Angeletti considère alors que ce « retournement de l’économie » fait perdre aux économistes le pouvoir d’agir qu’iels avaient cherché à mettre en place.
Des entités socialement construites, mais solides : quels objectifs pour le constructivisme ?
L’ouvrage d’Angeletti, très riche et informé, fournit un cas d’étude parlant pour s’interroger sur les enjeux portés par le constructivisme et l’intérêt des démarches de dénaturalisation d’entités sociales. Ainsi, si les différents chapitres démontrent le caractère socialement construit de l’économie française, en exposant les dispositifs qui lui donnent forme, ce n’est pas dans l’objectif de nier sa consistance. Il ne suffit pas de montrer qu’une certaine entité ou structure collective (ici l’économie française, on peut également penser à la structure de genre, de classes sociales, mais aussi au capitalisme ou à l’État pour citer des exemples donnés par l’auteur) a une date de naissance et qu’elle doit son existence à des opérations précises (ici la comptabilité et la prévision notamment) pour la faire s’écrouler et lui ôter son pouvoir. Bien au contraire, de telles entités collectives sont agissantes parce qu’elles s’appuient sur des instruments à l’efficacité éprouvée : quels sont alors les objectifs d’une démarche de dénaturalisation ? Angeletti propose deux pistes critiques à suivre : s’approprier les catégories et instruments qui donnent sa force à une telle entité pour la changer, ou rendre visible, par des dispositifs de mise en forme alternatifs, ce qui en déborde, ce qu’elle a pu invisibiliser ou nier.
La démarche socio-historique entamée par Angeletti, à savoir décrire précisément les instruments qui donnent à l’économie française sa consistance et son pouvoir, est donc riche en perspectives politiques. Son ouvrage contribue à ancrer et équiper les critiques de l’économie française, qu’elles soient réformistes ou radicales. Il fournit également des prises pour poursuivre une caractérisation de cette entité collective, à partir des dispositifs qui lui donnent forme. Les leviers étatiques désignés par le modèle FIFI ne permettaient pas d’envisager l’action collective et ses effets sur l’économie : quelles sont plus généralement les orientations politiques portées par les instruments de quantification de l’économie et de son futur ? Plus largement, les inégalités sociales, de genre, de race, sont évacuées par les outils macroéconomiques : comment cela se traduit-il dans les caractéristiques et pouvoirs conférés à l’économie française ? Approfondir ces enjeux, que l’ouvrage d’Angeletti esquisse, permettra d’étayer les critiques adressées à la forme prise par l’économie française et son pouvoir politique.
Thomas Angeletti, L’invention de l’économie française, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2023, 258 p., 26 €.